Ou les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage.

 

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Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...

Cette rubrique reprend un second souffle en 2014 pour laisser LIBRE PAROLE À UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie, de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle à l'écriture, ou tout simplement de gueuler en paroles... etc.

Novembre-décembre 2022

 

 

Libre parole à

Dana Shishmanian :

« ce carnet que je me dois de remplir telle une vie avant la mort… »

 

Entretien réalisé par Dominique Zinenberg  

(autour du recueil Le sens magnétique, L’Harmattan, 2022)

 

 

Dominique Zinenberg : Merci Dana pour cet entretien qui va nous permettre de présenter Le sens magnétique et faire le point sur tes travaux, ton esthétique, ta démarche poétique.

Qu’est-ce que le « sens magnétique » ? Ressens-tu ce titre comme polysémique ?

Dana Shishmanian : Ce syntagme repose en effet, avant tout, sur le double sens du « sens »… Pris comme titre, il évoque aussi le Sens plastique de Malcolm de Chazal, où le mot vise plutôt le n-ième sens, celui de l’artiste, qui met en œuvre la totalité des sens, étant lui-même, tout entier, un sensorium divinatoire… L’évocation de l’aimant ajoute à cette polysémie de base l’idée d’une finalité indéfectible, donnée par avance : celle que représente la cible, pour la flèche. Plusieurs poèmes (Licorne, p. 10, La grande évasion, p. 13, Obsession, p. 54, Sagittaire, p. 65, La beauté ne sauvera pas le monde, p. 89, Pour garder le cap, p. 91, In ora mortis, p. 93) misent sur cette représentation archétypale où l’archer n’est qu’une incarnation, hic et nunc, de l’attraction magnétique de la flèche par sa cible. Cela fait partie intimement de ma « mythologie personnelle »… Ce n’est donc pas pensé, mais ressenti, c’est une vision génuine. Qui s’oppose d’une certaine manière au « Sens animal » (p. 77) et se nourrit, d’une autre manière, de la « Conscience d’arbre » (p. 76).

 

D. Z. : Les confinements récents t’ont, si j’en crois la quatrième de couverture, replongée dans l’écoute musicale. À travers le recueil, le lecteur comprend qu’il s’agit de musique classique. Bien des compositeurs et des interprètes sont nommés. Ces poèmes sont-ils une façon de leur rendre hommage ?

D.S. : Oui, si l’on veut, on peut lire ainsi quelques-uns… Mais ils sont plutôt issus d’un vécu dedans la musique que d’un hommage à la musique. Cette manière de plongée remonte à mon enfance et n’a fait que se développer avec l’âge, au fur et à mesure des découvertes et des reprises – en traversant plusieurs fois, dans tous les sens, toutes les époques et tous les genres musicaux.

 

D. Z. : Parmi les compositeurs nommés dans le recueil, auquel reviens-tu toujours ?

D.S. : Peut-être que mon « étoile polaire » est Anton Bruckner, dont me lient (je l’ai découvert avec surprise) quelques coïncidences trop personnelles (voir Te Deum, p. 55…).

 

Écouter : Te Deum d’Anton Bruckner (1849), dirigé par Sergiu Celibidache

(avec l’orchestre philarmonique de Munich, dans les années 80).

 

D. Z. : Pratiques-tu un instrument ? Ou n’es-tu que mélomane ?

D.S. : J’ai pratiqué le violon longtemps pendant mon enfance et ma jeunesse… sans réussite, juste pour assouvir une passion. Il m’est resté la sensibilité extrême au son de cet instrument qui pleure et chante tel un ange déchu sur terre… (en témoigne la dédicace de mon recueil : « À un violoniste inconnu jamais retrouvé depuis un festival Enescu à Bucarest au début des années 60, où il a usé ses cordes en jouant la Symphonie espagnole de Lalo – et en éveillant en moi pour toujours l’âme de la musique. »)

 

D. Z. : Je suis frappée par ton érudition musicale et parfois je me dis : à quel lecteur t’adresses-tu ? Pourquoi ce choix technique époustouflant ? Faut-il faire partie d’une élite pour te lire ?

D.S. : Je ne sais pas s’il faut le comprendre ainsi… Je maintiens que la poésie, d’où qu’elle tire son inspiration et alors même qu’elle évoquerait des notions ad-hoc, liées à un domaine de connaissance précis – que ce soit la musique, la physique, la philosophie, la géométrie (il y a un peu de tout cela dans mon recueil) – est à lire pour elle-même et ne s’adresse pas plus à des spécialistes desdits domaines qu’à des lecteurs lambda… Au fond, je ne véhicule que des notions de culture générale. Et pour quelques-unes un peu moins connues (amrita, gandharva, samsara, la coïncidence centre/circonférence…) mon éditrice – la poétesse Nicole Barrière, directrice de la collection Accent tonique de L’Harmattan – m’a amenée à introduire des notes en bas de page… et je lui suis très reconnaissante. En tout cas, il s’agit plutôt de manipuler ces « connaissances » dans un registre ludique, en usant de procédés typiquement poétiques (ex. : « Des buissons de Debussy s’éparpillent dans l’air… », p. 95, ou : « et tant pis pour l’allegro finale – / le dormeur ne se réveillera pas / avant les trompettes de l’Avent », p. 73, ou « le trou noir / se retourne telle une chaussette », p. 80).

 

D. Z. : Dans le même sens peut-être ton art de l’implicite. Il implique du savoir musical, mythique, mystique. Qu’en penses-tu ?

D.S. : Si une impression d’implicite se dégage, c’est justement que le « savoir » se fond dans le « sentir »… du moins, c’est mon ressenti de… « lecteur implicite » ! Un exemple fort à propos : Savoir – sentir (p. 61), où se développe une sorte d’exploration synesthésique et cognitive de l’être caché que nous découvre la poésie :

ton regard pénètre dans les arrières du son –

là il y a un toucher

mais rien n’est –

un sang s’écoule d’une blessure invisible

 

D. Z. : Il y a quelque chose d’intense dans chacun de tes poèmes. D’où te vient ce besoin d’intensité, voire de saturation ?

D.S. : Là je ne sais répondre ! Peut-être d’une sorte d’hypersensibilité qui m’a fait depuis toujours ressentir tout de très près, d’en-deçà même de la perception, jusqu’à l’inversion, voire l’abolition, de la relation sujet/objet… Cela crée une compacité de ce qu’on ressent comme être ou comme expression de l’être. Mais aussi, au-delà de cette « saturation », une zone de vide compensateur.

 

D. Z. : Le charnel côtoie le spirituel ; le soi et le cosmos se rejoignent ; la mort est obsédante mais la vie politique s’immisce aussi dans tes textes : comment concilies-tu toutes ces forces ?

D.S. : Cela découle un peu, je crois, de la réponse précédente… ce qui prouve que tes questions suivent, de manière spontanée, une logique naturelle ! Je n’ai jamais pu rester sur la rive… j’ai toujours été poussée, par la force d’une sorte d’empathie irrépressible envers les victimes de ce monde, à me jeter dans la vague. Et avec l’âge, j’ai acquis non l’ataraxie, mais le discernement entre mensonge et vérité, manipulation et conscience éveillée. Oui, il y a du politique dans mes écrits… pas celui qui se pratique sur les plateaux télé ou dans le discours des acolytes du pouvoir, tous bords confondus. Nous vivons en pleine utopie négative orwellienne, se couvrir les yeux et adopter, avec l’élan des grandes causes, les slogans de la propagande des uns ou des autres, est une erreur fatale, aux conséquences peut-être irréversibles pour l’humanité toute entière.

 

D. Z. : Qu’est-ce qu’un poème pour toi par rapport à une prose ? Si je te pose la question c’est parce qu’il me semble que tu revendiquerais aisément le « prosaïque » dans le poème ? Est-ce que je me trompe ?

D.S. : Non, tu ne te trompes pas du tout ! En effet, j’ai revendiqué (à cette rubrique même, sous le titre La poésie narrative) « que la poésie raconte, et que si elle ne raconte pas, elle ne présente aucun intérêt »… Dans le sens où l’intérêt n’est pas dans le « quoi » mais dans le fait même de « porter son "histoire" en haleine, même pas le temps de l’exposer… juste le geste de t’agripper par le col pour te faire comprendre que quelque chose d’extraordinaire est survenu… »  C’est une joie et un plaisir pour moi de rappeler ici qu’en l’occurrence, dans cet article de novembre 2015, je faisais référence, parmi trois autres poétesses publiées aux éditions du Cygne, à ton recueil, Fissures d’été (2014). En appréciant que : « Le poète qui t’interpelle ainsi, c’est comme le messager de Marathon : il arrive haletant et crève sous tes yeux, n’a presque pas le temps de te parler, il en esquisse juste le geste, balbutie quelque chose à peine intelligible, et pourtant il t’a tout raconté…» J’avoue toujours que si un texte ne me fait pas cette impression, je ne le ressens pas comme authentiquement poétique ; il peut parler de tous les beaux sujets de la Poésie à la majuscule, cela ne me dit rien du tout, ce n’est pour moi que tout au plus de l’artisanat décoratif.

 

D. Z. : Tes poèmes sont souvent narratifs et ne manquent pas d’imagination. La vue n’est-elle pas un autre sens magnétique possible qui donne accès de façon concrète au monde sensible mais abstrait de la musique ?

D.S. : Oui, certainement… comme en anticipant ta remarque, j’ai cité plus haut le vers : « ton regard pénètre dans les arrières du son ». Et puis il y a le toucher, et l’ouïe par-dessus tous…

 

D. Z. : Tes mots sont énergiques, puissants, violents parfois. D’où te vient cette rage et ce dynamisme ?

D.S. : Les mots, en poésie, sont matières, visuelles, sonores, sensibles… portées et emportées par… le sens magnétique ! Rugosité, douceur, violence se côtoient sans s’exclure.

 

D. Z. : Et un tout autre pan se fait jour aussi par le prisme de la musique ou de la nature. C’est la douceur : les figures de l’ange (pp. 12, 13, 35), celles de la beauté (p. 67), du minéral (p. 79-80), du végétal (p. 76, 81). La douceur t’aide-t-elle plus que la violence ? N’est-ce qu’une pause avant d’autres combats ? Comment la situes-tu dans ton œuvre ?

D.S. : La douceur est celle des anges sacrifiés… elle m’évoque des oiseaux décapités… des âmes écrasées… La violence, elle, fait, hélas, naître et exister notre monde, jusqu’à le faire aussi périr un jour (v. Lux æterna, p. 82). Toute la musique, plus que n’importe quel autre art inventé par les humains, fait ressentir ce combat incessant qui se joue par-devant le néant comme en-deçà d’un rideau (v. La troisième voix, p. 45). Et alors la poésie elle-même, c’est comme écrire sa vie, avec un enjeu ultime, de chaque instant.

 

Écouter : Le 2ème mouvement – Andante espressivo

du concerto n° 2 en do majeur pour violon (op. 58, 1858) de Camille Saint-Saëns

(avec Ulf Hoelscher et New Philharmonia Orchestra de Newton - Massachussetts, dirigé par Pierre Dervaux, 1993)

 

Écouter : Le 2ème mouvement - Andantino quasi allegretto

du concerto n° 3 en si mineur pour violon (op. 61, 1880) de Camille Saint-Saëns

(avec Ruggiero Ricci et l’orchestre Lamoureux, 1956)

 

D. Z. : Quels sont les maux du monde qui te font le plus peur ? Cherches-tu déjà par le biais d’autres écrits à les pointer du doigt et à les dénoncer ?

D.S. : J’aimerais nommer ici un compositeur que je n’ai jamais cité dans ce recueil, Chostakovitch. Le poème Syncopes (pp. 51-53) évoque ses symphonies grinçantes, où le rythme saccadé de marche triomphale, soi-disant pour célébrer la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie, est en fait sarcastique et évoque le bruit terrifiant des bottes du pouvoir, de quelque bord qu’elles marchent, un bruit ricanant qui résonne encore et toujours sur le monde, prêt à étendre son emprise, à la faveur d’une inconsciente escalade guerrière (je fais référence à ma préface à une anthologie d’articles d’Ara Alexandre Shishmanian et de moi-même, Totalitarisme et littérature - I, qui s’étend sur plus de 40 ans, publiée sur notre site).

 

Écouter : Le 3ème mouvement – Allegro

de la Symphonie n° 9 en si bémol majeur de Chostakovitch (op. 70, 1945)

(avec l’Orchestre Philarmonique de Londres, dirigé par Bernard Haitink, 1981)

 

D. Z. : Chère Dana, ce moment avec toi m’a semblé particulièrement fructueux car non seulement il permet de mieux te connaître mais surtout de mieux saisir ce qui est au cœur de ton projet littéraire à savoir t’accomplir en tant que poète mais surtout en tant qu’humaniste tournée vers l’autre et toujours en alerte par rapport aux grands et dangereux enjeux du monde. Je te remercie mille fois pour cet entretien et aussi pour le plaisir que tu nous fais en nous offrant quelques-uns de tes morceaux de musique préférés.

D. S. En effet, c’est par questionnement qu’on communique au mieux ! Merci à toi pour avoir ainsi perpétué une belle tradition de cette rubrique, que tu as toi-même honorée en répondant aux questions de notre ami François Minod… et en interrogeant à ton tour Denis Emorine (j’invite nos lecteurs à explorer l’historique de Gueule de mots !…).

 

 

Dana Shishmanian

Francopolis – Novembre-décembre 2022

Entretien réalisé par Dominique Zinenberg

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Créé le 1 mars 2002