Ou les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage.

 

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Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...

Cette rubrique reprend un second souffle en 2014 pour laisser LIBRE PAROLE À UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie, de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle à l'écriture, ou tout simplement de gueuler en paroles... etc.

 

Printemps 2024

 

 

Libre parole à

Guenane Cade :

 

La poésie est-elle dangereuse ?...

Pouvoir et Violence.

 

(*) 

 

 

« La parole libre – une force qu’il faut interner … »

Quand, lisant, vous voyez éclater un cocon de mensonges, effroi et soulagement peuvent surgir ensemble. Ara fait crépiter la vérité sur une mise à mort trop longtemps occultée, la mort de Mihai Eminescu, poète et journaliste roumain – dont j’ignorais tout – assassiné à petit feu, discrètement, en toute illégalité, par le Pouvoir.

Ara déploie un souffle que je ne lui connaissais pas, loin de l’abîme énigmatique, surréel, étourdissant de Mi-graines (1). En de longues phrases nettes et rythmées, il étaye son accusation, débusque les témoignages. Il dénonce la volonté d’élimination, comme si cette volonté n’avait d’égale que la rage d’un témoignage sur les preuves empilées. L’art d’agiter le souffle du lecteur, de tarauder le regard qui aimerait parfois ne pas y croire. Lire, vouloir et ne pas vouloir savoir comment il est possible d’habiller la lucidité d’un poète en maladie dangereuse, de la piéger, la rayer. En toute perfidie, le Pouvoir peut aller jusqu’au bout de l’horreur. Pour un royaume qui cherche à se conforter, martyriser n’est rien.

La parole libre est une force qu’il faut interner et le poète devient un aliéné mental.

Mihai Eminescu,1850-1889. Contexte historique charpenté, décortiqué et tous les totalitarismes sont contenus dans huit syllabes, il n’y a pas de pouvoir bon. Affirmation claire de l’historien-philosophe-essayiste roumain Ioan Petru Culianu (1950-1991) assassiné à Chicago d’une balle mandatée par la Securitate.

Pouvoir et Violence, union indéfectible que toute plume pourrait fragiliser. J’ai connu sous le Capricorne la même horrible minutie des dictateurs. Les noms des milliers de disparus scintillent sur la Croix du Sud. En ce XXIe siècle se multiplient sous toutes les latitudes des psychopathes prenant le Pouvoir ou y aspirant. Comment vont-ils s’y prendre pour supprimer toutes les plumes libres ? Comment, sur l’océan, essayer de lire l’horizon sans entendre pleurer les goélands ?  Goéland vient du breton gouelañ qui veut dire pleurer. Il n’existe pas de pouvoir bon. Il n’existe pas de poète conformiste. Affirmer parfois réconforte.

***

« Nous aimerions ignorer la jubilation des monstres… »

Poursuivre dans les crimes de la discrétion. Le titre, L’albatros tué, me secoue.

Le jour où en Terre de Feu j’ai vu voler les albatros, en moi j’ai enfoui à jamais le poème de Baudelaire. L’oiseau du vent fascine. L’un d’eux m’avait offert un ballet d’acrobaties, des révérences de star avant de s’élever comme un bel ange. Au-delà du bout du monde, je les ai souvent rencontrés et je me sens toujours appartenir à la famille de ceux qui ont vu voler l’albatros.

Secousse électrique, ce titre, L’albatros tué, fait regimber l’albatros baudelairien avili, ridiculisé par les marins cruels, le génie solitaire maltraité. (2)

Un jeune poète turbulent en état d’ébriété veut attraper au vol le tram n° 13, le premier tramway de nuit à Bucarest. Il ne peut que le rater et s’abîmer entre deux rames. Fait divers sans mystère, le reste n’est que fable et témoigner sur ce qui fut en réalité serait se condamner. Il survivra douze jours paralysé, se confiera en sourdine mais qui oserait discuter un scénario officiel convaincant ? Quelques décennies plus tard, la vérité apparaîtra. 

Nicolae Labiş, 1935-1956, tragédie de la fulgurance, assassinat d’un très jeune poète rétif au dogme communiste. Il avait senti, trop tard, le vent mauvais qui annonçait sa mort au soleil rouge du couchant. Son dernier poème, dicté à un ami, L’oiseau au bec de rubis, le rubis de l’étoile rouge du Parti. Oui, plus abjecte que la Raison d’État, existe la Vanité d’État. Merci, Ara, d’analyser avec clarté la mort d’un jeune poète victime des bottes de plomb et des gants de fer. Merci d’en parler avec le talent d’un Homme, d’un poète qui sait dans son sang, sous sa peau.

Ara et le temps nous le disent, la vanité de la terreur totalitaire engendre sa propre perte. Ara, l’exil a sauvé l’humain en vous, et vous écrivez pour redonner des ailes à l’Humain.

Dans la répression inhumaine, toutes les fourberies des dictatures se valent, je le sais pour les avoir approchées. Nous aimerions ignorer la jubilation des monstres. La poésie est-elle dangereuse parce qu’elle sonde l’humain, le monde, et les poètes – parce qu’ils savent user de tous leurs sens ?

Pen pour Plume, pour l’Albatros, OSONS !

 

 

© Guenane Cade

 

(1)  Pour une lecture de ce recueil voir sur Babelio (https://www.babelio.com/livres/Shishmanian-Mi-graines/1430435). 

(2)  Se référer aussi au poème de Labiş lui-même, L’albatros occis (voir commentaire et traduction dans Francopolis, novembre-décembre 2023 : http://www.francopolis.net/Vie-Poete/N.Labis-D.Shishmanian-NovDec2023.html).

 

 

(*)

 

Ce texte fait référence à deux articles d’Ara Alexandre Shishmanian parus dans La lettre du Pen Club Français, n° 38 (novembre 2023), qu’on peut lire en ligne : https://www.penclub.fr/wp-content/uploads/2023/11/LETTRE-38-novembre-2023.pdf.

 

 

Guenane Cade

Francopolis Printemps 2024

Recherche : Dana Shishmanian

 

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Créé le 1 mars 2002