| Ou les mots cessent de faire la tête et revêtent un
  visage. |  | 
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| GUEULE DE MOTS 
 Cette rubrique reprend un second souffle en 2014
  pour laisser LIBRE PAROLE À UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler
  de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la
  poésie, de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner
  son avenir, nous parler de sa vie parallèle à l'écriture, ou tout
  simplement de gueuler en paroles... etc. Novembre-décembre 2022 Libre parole à Michel Herland : Le Déparleur  (extrait) Affiche
  de la représentation à Fort-de-France (Martinique). (*) | 
| « Tu sais quelquefois on se
  demande à quoi que ça sert, tout ça, tout ce mal qu’on se donne. Et les
  matins qui se répètent. Y a des jours où je voudrais être déjà dans le trou.
  D’ailleurs j’ai jamais été bien que dans des
  trous… » 9ème récit : Descente Je t’ai jamais causé de la Joëlle ? Ma môme de
  dans le temps, du temps de la dope. C’était pas ma
  Julie, mais on se plaisait, on s’était mis à la colle. Même que j’aurais pu
  avoir un gosse, moi aussi, des fois que ça aurait
  tourné autrement… Je savais pas ce qu’elle était
  devenue. Nous on se balade pas mal. Faut dire qu’on a que ça à faire, pas
  vrai. Cette fois là j’avais poussé jusqu’à Cannes, histoire de pas crever sans avoir vu la Croisette que le
  monde entier il nous envie. Les hôtels comme des gâteaux, les décapotables
  pleines de filles et de gars jeunes et beaux comme dans les magazines, une
  ville qui pue le fric, quoi ! Où ce que les gens comme nous sont pas
  bien considérés. Alors on s’arrange pour pas trop se faire remarquer. On
  passe juste, on reste pas. Donc je passais. Et en
  passant, voilà-t-il pas que je passe près de cette loque humaine affalée
  contre un palmier. Un tas de chiffons dégueulasses, la gueule noire de
  crasse, ravagée. Mec ou nana ? Ça se voyait pas.
  Des abîmés de la vie j’en ai rencontrés, mais des
  comme là… J’aurais pu passer mon chemin, je sais pas pourquoi, je me suis
  arrêté. Me voilà donc à examiner cette personne que je finis par reconnaître
  comme du sexe opposé. J’aurais pu m’en tenir là mais j’ai voulu approfondir.
  Faut croire que je me doutais de quelque chose. Je regardais les cheveux
  filasse, la trogne rougeâtre toute esquintée. Elle
  avait la bouche ouverte, les yeux fermés, pas facile de remettre quelqu’un
  dans ces conditions. Malgré tout, plus que je regardais et plus que ça me
  disait. Mais oui ! C’est ma môme de dans le temps, ma vénus de
  banlieue ! Dans quel état, putain ! Allez croire au Bon Dieu après
  ça !... C’était elle, ma Joëlle. Comment c’était-il possible ?
  Est-ce que j’allais lui causer ? Est-ce qu’on cause avec quelqu’un
  qu’est plus lui-même ? J’aurais pas dû... Je
  l’ai secouée, d’abord doucement, puis plus fort, puis plus fort. A fini par
  ouvrir à moitié un œil. « Bas les pattes, enfoiré, qu’elle m’a dit, y a rien à piquer ici-t ». « C’est moi, c’est
  moi, que je lui disais, tu me reconnais pas, ton
  homme de dans le temps, Roger ? Mais regarde-moi ! » C’était peine
  perdue. Elle était partie trop loin, dans l’enfer des poivrots et des camés. Elle savait rien que m’insulter. « Tire-toi,
  connard ! Tire-toi, connard ! », c’est tout ce qu’elle
  arrivait à dire. Alors je me suis tiré. 
   Et
  c’est après que j’ai eu envie de te dire ceci : La fureur est tombée sur la ville
  écarlate La fièvre se recuit dans des bouges
  saumâtres Un gamin négligent asperge le trottoir Exhibant sans pudeur un sexe minuscule  Des hommes apeurés reluquent les
  mamelles  Des filles blondes aux longues jambes
  nues Les mendiants se disputent quelques
  reliefs pourris Des voleurs farouches jouent leur butin
  aux dés Dans les palais les ministres corrompus
  comptent leur or Un roi sans joie besogne la chambrière
  de la reine Un cul de jatte hagard est posé contre
  un mur Les aveugles en passant le piquent de
  leur canne Des bourgeoises esseulées pleurent les
  jours d’antan Les maris repus de trop de chère
  bedonnent au fumoir De jeunes loups naïfs aiguisent leurs
  couteaux Sans savoir qu’ils seront les premiers
  transpercés Les tendres demoiselles découvrent
  l’art du stupre Elles veulent les mâles mûrs affamés et
  brutaux Pour cultiver l’obscène entre gens de
  bon goût Ailleurs dans les fabriques un vain
  peuple s’agite Gens de peu pauvres et puants Qui triment pour le pain le vin et le
  taudis Où s’entasse une marmaille infâme Tristes odeurs de bouffe de merde et de
  pisse Avec des cris parfois ou des
  vagissements Une vieille à l’article gémit sur son
  grabat Peut-être qu’elle entend les râles du
  coït Elle qui aimait tant jadis foutre avec
  fougue  En bas dans la rue deux ivrognes
  s’embrassent Ils mélangent leurs langues sans s’embarrasser
   Des relents du pinard  La piquette des dieux Le nectar des vieux cons Partout dans la ville la vermine
  grouille On est tous frères en Jésus-Christ, pas
  vrai ? Sauf que
  Lui a laissé sa vie dans un film gore Alors que nous mourrons dans un chenil
  crasseux Parce que nous sommes bien des chiens,
  n’est-ce pas darling ? © Michel Herland | 
| (*) Michel Herland e(s)t Le Déparleur : sur la scène du théâtre Aimé Césaire, à
  Fort-de-France (5 mars 2022) Représenté d’abord à la Martinique, ce monologue théâtral en 10
  « récits » a été joué par son auteur au Théâtre de l’Observance dans le cadre du dernier festival
  d’Avignon du 19 au 30 juillet 2022. Un « one man’s show » qui
  présente une peinture au vitriol de notre société par la bouche d’un clochard
  anarchiste, dans une langue unique, avec des moments d’intense émotion, des
  envolées dans la tendresse. L’amour, l’amitié, la famille, la religion,
  l’alcool, la drogue, la démocratie, la révolution, l’hôpital, etc., autant
  d’occasions de « déparler ». Du théâtre politique qui ne mâche pas
  ses mots. Dire le monde tel qu’il est dans une langue barbare comme la
  violence qui nous entoure, et poétique comme la beauté d’un instant, d’une
  imaginaire caresse. Et avec le stoïcisme qui convient à celui qui se regarde
  (dé)parler, jusqu’à ce que l’émotion l’emporte, que tout se débonde.  Une chanson
  enregistrée ouvre la pièce. Les tableaux sont séparés par un interlude
  musical de 20 secondes. Un poème en voix off est inséré dans le spectacle. Mise en scène : Michel
  Dural (Compagnie Les Buv'Art) ; Interprète : Michel Herland ; Chant, guitare : Olivier Houplain ; Voix off : Paul Chéneau ; Arrangement musical : José Plantin (d’après la présentation).Pour avoir une idée plus complète et
  approfondie de cette œuvre singulière, nous recommandons à nos lecteurs la
  chronique de Janine Bailly dans Mondes francophones (07/02/2019) : “Le Déparleur”
  de Michel Herland ou comment dire le tragique au quotidien. Nous en extrayons deux passages
  significatifs : « Il
  vient en silence s’allonger, ou mieux dit se recroqueviller sur un banc de
  bois brut, dos au public, et le spectacle commence. Par un chant enregistré,
  qui parle de nantis et de pauvres, de riches et de démunis, un peu à la
  façon, dans l’air et les paroles, de ce qui fut Le Chant des Canuts.
  Au refrain qui clamait "C’est nous les Canuts, nous sommes tout
  nus", fait écho le "C’est nous les clochards, c’est
  vous les jobards". (…)  Le déparleur a naufragé sa vie, et pourtant il résiste, son
  bateau échoué sur ce bout de trottoir, entre papiers éparpillés au sol, qu’on
  imagine souillés et gras, ou encore pages de journal froissées après lecture,
  puisqu’aussi bien au cours de son “soliloque” il en utilisera, et nous dira
  qu’après des “Flaubert et des Baudelaire”, elles sont devenues aujourd’hui sa
  seule pitance littéraire. Il résiste, et se souvient. Et continuera à
  dérouler le fil, qu’importe, prétend-il, si nul ne s’arrête, si nul ne lui
  répond, si tous passent leur chemin. Ainsi que l’a formulé Édouard Glissant,
  "le déparleur ne s’attend pas à ce que les
  autres l’écoutent : il parle à la volée. Si on réagit c’est tant mieux, sinon
  ça lui est égal". Alors il parle, le Déparleur,
  pour exorciser, pour être encore et encore, jusqu’au bout de ses jours. Il
  “déparle”, comme le fou, comme l’ivrogne, comme le clochard, marginalisés et
  qui par la parole nient l’inhumanité à laquelle la société prétendrait les
  réduire. » Michel
  Herland e(s)t Le Déparleur : sur la scène du
  Théâtre de l’Observance, à Avignon (juillet 2022)   ***  Michel Herland est professeur
  des universités. En dehors de ses ouvrages et articles professionnels en
  sciences économiques, il est l’auteur d’un essai, Lettres sur la justice
  sociale à un ami de l’humanité (2006), de deux romans, L’Esclave
  (2014) et La Mutine (2018), de deux recueils de poésies, Haïkus-Martinique
  (2018) et Tropiques suivi de Miserere (2020, édition bilingue
  français-roumain), de nouvelles, du monologue Le Déparleur,
  qu’il interprète lui-même au théâtre, et de nombreuses publications en
  revues. (d’après Recours au poème).
   Présence de sa plume acide et
  inspirée, à Francopolis, à cette même rubrique : mars-avril 2021, et
  mars-avril 2022. | 
| Michel
  Herland  Francopolis
  – Novembre-décembre 2022 Recherche Dana Shishmanian | 
Créé le 1 mars 2002