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Coup de cœur : Archives

(2010-2017)

Une escale à la rubrique "Coup de cœur"
découvrir un poème qui nous a particulièrement touché
par sa qualité, son originalité, sa valeur

(un tableau de Bruno Aimetti)

 

À Francopolis,
la rubrique de vos textes personnels est une de nos fiertés.
Elle héberge un ensemble de très beaux textes,
d'un niveau d'écriture souvent excellent,
toujours intéressant et en mouvement.

Nous redonnons vie ici à vos textes qui nous ont séduit
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.

***

Poème Coup de Cœur du Comité

Janvier-Février 2021

 

André Velter, choix Dominique Zinenberg

Marion Lubreac, choix Éliette Vialle

Maïté Villacampa, choix François Minod

Vinicius de Moraes, choix Mireille Diaz-Florian

Maria Mailat, choix Dana Shishmanian

Jade Vuaillat Laurent, choix Gertrude Millaire

Roger Gonnet, choix de Michel Ostertag

 

 

 

 

 

André Velter

choix Dominique Zinenberg

 

Sans retour

 

  « Que chacun reste chez soi : les Maoris au Groenland, les Basques en Éthiopie, les Peaux-Rouges en Nouvelle-Guinée, les Picards à Samos, les Esquimaux à Bratislava, les Papous en Wallonie, les Celtes en Sibérie, les Kalmouks en Provence… » Ce credo de Louis Scutenaire, qui nous a si souvent réjouis, voit sa tonique dérision entrer en résonance avec les plus aveugles frayeurs, les plus sinistres résurgences, les plus sanglants mots d’ordre.

  Le règne du Père Ubu s’est visiblement installé n’importe où, et pas seulement en Pologne. On a ressorti les vieux étendards, réchauffé à la fois les cendres des ancêtres et les haines fossiles. On n’entend qu’anathèmes ou menaces, vociférations de barbus, aboiements de miliciens. Les marchands empochent et se taisent. Les nantis soupirent et se terrent. Les États déroulent leurs barbelés. L’heure est à la résurrection des prés carrés patriotiques, à l’expertise ethnique, à l’embrigadement du ciel. On multiplie ce qui entrave. On exalte ce qui interdit. On sacralise ce qui rétrécit l’horizon et les rêves.

  Enrique Discépolo, le grand poète du tango argentin, l’avait d’emblée pressenti : « Le XX siècle est un dépôt d’ordures. » Ordures dans les têtes, les cœurs et en tout lieu. Ordures à visage humain, ordures actives ou passives, ordures à prix d’or qu’on baptise décharge nucléaire, marina, parc de loisirs ou cimetière d’avions. L’air sent le soufre. L’époque livrée aux normes de consommation suit la dérive programmée des consciences. Ne vivent plus guère que des âmes mortes. L’océan crache du mazout, des pesticides, des détonateurs.

  Nul n’échappe à cette misérable folie. Le spectacle anesthésie les refuges. Le désir est piégé, la révolte dérisoire, meurtrie. L’ombre de Zapata passe sur nous comme un superbe soleil qui sera piétiné.

  Le sillage où inscrire nos corps et nos voix se trouve singulièrement hors-jeu, au-delà de l’espoir et du désespoir, dans une zone mouvante qui n’accueille que des êtres de passage. Ceux-là ont tissé les racines et les branches, les fougères et les lianes. Ils ont métissé leurs cris, rythmé leurs visions, changé de langues, bu à des sources de rencontre. Ils ont bâti des toits et des tentes, mais aucune muraille, aucune fondation. Ils vont de départ en départ. Leurs cheveux les mènent sans retour. Ils ne veulent suivre que le plein été, la saison ardente.

                                                                              Extrait de Changer la poésie, 2000.

 

 

 

Marion Lubreac

choix Éliette Vialle

 

Son torse prend l'aspect d'un arbre calciné

ses doigts noueux s'effritent

son cœur 

s'est desséché

toute son âme geint

craque

se plaint

sans amour

sans désir...

 

Vois comme il s'est vidé 

au loin sur la grève !

Boyaux arrachés,

cheveux déparés 

peau squameuse, flasque, moribonde.

 

Les pierres lui creusent un linceul sacrifié

Une croix sanglante a pris racine 

en son sternum

 

gloire

à celui qui

après avoir craché

sur l'ange blanc

s'est senti mortifère

et a vomi remords

regrets 

repentirs

le dos noir d’ecchymoses

plantées

comme des éclats de verre affûtés...

 

(Vois comme plus rien ne subsiste

de toute cette plénitude

qui enchantait sa vie.)

 

Regarde !

 

Lève les yeux

Respire doucement son chagrin,

yeux clos

nuque raide

contre la terre...

Sa solitude est vaste et brumeuse, 

N’est-ce pas ? 

comme un ciel d'ardoise

menaçant de s'écrouler. 

 

Son angoisse occupe les gorges

les goitres

les becs sourds des pélicans 

un peu trop bavards

et qui se gaussent

et qui ricanent

sans rien comprendre

des contre-vérités. 

 

Déploie ton corps de supplicié 

dont l'échine dorsale a retrouvé sa superbe

Dans l'envol artistique et rassoyant de l'ange

Ouvre ces bras rouges de tous les sangs des saccages

Lève-toi

marche

combat l'immonde, le contre-sacre des gouffres affolés de ne jamais pouvoir se réfugier dans un semblant de paix

 

Fais appel à la mer 

dont les peaux mortes et épaissies du deuil de ses enfants

s'abandonnent 

en d’écœurantes flaques

aux chevilles des rochers assombris

 

Que son âme s'abreuve

aspire

les éclats des météorites froides et blêmes 

pour que brillent ses yeux morts. 

 

Qu'ils scintillent

d'incendie et d'amour

qu'il vive

à fleur de tartre

frisonne sous les mugissements macabres des vents;

  

qu'en cette âme meurtrie

trépasse

la détresse

de ne pouvoir aimer

 

©Marion Lubreac

10 janvier 2021

 

 

 

 

Maïté Villacampa

choix François Minod

C'est court un clic !

ça claque au vent
ça t'emmène quelque part
ça dépose au passage un bouquet
de marguerites sur une terre froide.

Pour l'éviter
on fait le gros dos sous la lune
et les paupières lourdes du ciel.

On se vautre dans des états d'urgence
on a la mémoire qui s'emballe.

Les souvenirs qu'on croit poursuivre
ont bel et bien plongé
dans l'estomac des cachalots.

Ce qu'on voit
on a du mal
à le croire.
La mer est saturée
de souvenirs noyés
plus que de corps.

C'est un bleu sale.

Le long des côtes dansent des fantômes.
En relâchant
des anges pris dans les filets de la nuit
les pêcheurs croient libérer des poissons.

Mais ce ne sont
que des histoires personnelles
et la pêche est miraculeuse!

 

 

En bas la houle frappe la digue

mais la digue ne se fend pas.
C'est une course sauvage obscène
une volonté brute entre le roc et l'eau
qui se plaît à ouvrir sur faille.

                       

                        Là-haut paissent les yaks.
                        Un jeune enfant les garde.
                        Il voit le ciel
                        il voit les montagnes
                        ni le ciel n'est au-dessus

                        ni les montagnes loin là-bas.


 

                       Ses refuges sont au-dedans.


La houle rebat la digue.
Fougueuse folie
de ce bélier liquide
contre sa proie.

        

                       Là-haut
                       le ciel se courbe vers l'enfant.
                       Les étoiles se rapprochent pour
                       cette nuit
                       toutes les voir ruisseler de lumière.

       

Ce qui cogne et se brise
      écume.
Ce qui redouble le silence
      neige.

Et si la houle d'un coup
foudroie
se fend la digue.


                        Et si Garuda saisit l'enfant
                        la lune les suivra.
                        Enfant
                        qu'en est-il de la mort ?
                        Elle écoute


                        Enfant

                        qu'en est-il du souffle ?


PLUS RIEN N'EST SÉPARÉ.

 

 

 

Extrait de Le levain de l'inachevé,

éditions unicité, 2020



 

 

Vinicius de Moraes

choix Mireille Diaz-Florian

 

Lettre de l’absent

 

Mes amis si pendant ma retraite vous voyez par

      hasard passer mon aimée

Demandez le silence total. Puis

Montrez l’infini. Elle doit aller

Comme une somnambule, enveloppée d’une aura

De tristesse, car ses yeux

Ne verront que mon absence. Elle doit

Être aveugle à tout ce qui n’est pas mon amour (cet indicible

Amour qui vit enfermé en moi comme dans une prison

Rêvant à suivre sa trace).

Si c’est l’après-midi, achetez puis effeuillez des roses

Sur son mélancolique passage, et si vous pouvez.

Entonnez le cantus primus. Que le trafic cesse

       complètement

Que les klaxons se taisent pour que l’on entende longtemps

Le bruit de ses pas. Ah, mes amis

Joignez vos mains en prière et demandez, à n’importe

       quel être à n’importe quelle divinité

Le bien-être de ma grande aimée.

Pendant ma retraite, car sa vie

Est ma vie, et ma mort est sa mort. Si c’est possible

Lâchez des colombes blanches en quantité suffisante

       pour que se fasse autour d’elle

L’ombre douce qui lui plaît. S’il y a tout près

Une Hi-Fi mettez le Nocturne en si bémol de Chopin, et

       si par hasard

Elle se met à pleurer, oh, recueillez ses larmes dans

       de petits flacons d’opaline

Pour m’être envoyés régulièrement par la valise

        diplomatique.

Mes amis, mes frères, (et tous

Ceux qui aiment ma poésie)

Si par hasard vous voyez passer mon aimée

Récitez mes vers. Elle sera sur un nuage

Entourée d’une aura de tristesse

Le cœur transpercé de lumière. Elle est celle

Que je ne croyais plus possible, née

De mon désespoir de ne pas la rencontrer. Elle est celle

Pour qui marchent mes jambes et pour qui mes bras

         ont été faits

Elle est celle que j’aime dans mon temps

Et que j’aimerai dans mon éternité - l’aimée

Une et inévitable. Pour cela

Procédez avec discrétion mais avec efficience : qu’elle

Ne sente pas son chemin, et que celui-ci de plus

Offre la plus grande sécurité. Il serait sans doute plus sûr

Qu’elle ne déambule pas du tout, de façon

À éviter les périls inhérents aux lois de la gravité

Et du mouvement des corps, et principalement ceux dus

À la faillibilité des réflexes humains. Oui, ce serait

     extrêmement préférable

Qu’elle se maintienne recluse dans un rez-de

   -chaussée et intramuros

Dans une ambiance bleue de paix et de musique. Oh

     qu’elle évite

Surtout de conduire la nuit et d’être sujette aux imprévus

De la folie des temps. Qu’elle se protège mon aimée,

Contre les maux terribles de cette absence

Par la musique et l’Equanil. Qu’elle pense, maintenant

      et toujours

À moi qui loin d’elle vagabonde

Par les jardins nocturnes de la passion

Et de la mélancolie. Qu’elle se défende, mon amie

Contre tout ce qui marche, vole, court et nage ; et

      qu’elle se souvienne

Que nous devons nous rencontrer, et pour cela

Il faut que nous soyons intègres, et il arrive

Que les périls soient tous grands, et l’amour tout à

      coup, de si grand

Est devenu tout fragile, extrême, extrêmement fragile.

 

Recette de femme. Cinq élégies et autres poèmes

Éditions Chandeigne, 2012

 

 

Vinicius de Moraes est un poète brésilien (1913/1980). Il est l’auteur d’une œuvre prolixe en poèmes et chansons. Son comparse Antonio Carlos Jobim l’appelait « o poetinha » Les Élégies dont est extrait ce texte ont été publiées en 1943. Il a étudié la littérature anglaise à Oxford. Il a été critique de cinéma dans de nombreuses revues. En 1946, il devient diplomate occupe un poste de vice-consul du Brésil à Los Angeles. Ses fonctions le mènent ensuite à l’Unesco à Paris, puis à Rome. Il s’installe ensuite à Montevideo jusqu’à ce que le gouvernement militaire se sépare de « ce fonctionnaire indiscipliné ». Il sera réhabilité par le président Lula en 2010.  Il fut l’ami de Louis Amstrong, de Pablo Neruda et Orson Welles. Il est l’auteur de « Orfeu da Canceiçao », libre adaptation de la tragédie grecque Orphée que Marcel Camus adaptera au cinéma. Avec Antonio Carlos Jobim et Joao Gilerto, il est un des pères fondateurs de la bossa nova. Son disque culte Vinicius de Moraes en la Fusa en fit une star planétaire.

Nul doute qu’il manque à ce coup de cœur le texte dans sa langue et sa musique originelles.

      

 

 

Maria Mailat

choix Dana Shishmanian

 

Et si un jour

 

Et si un jour

au réveil

les mots sages des autres

ne seront plus que poussière dans ma bouche

brûlante de soif ?

Plus un mot autour de toi, serré

bercé dans la camisole d’une langue coulante

au fond de la Seine jusqu’à la rivière secrète

des carpes divines d’eau douce

mangées au sabbat avec nos frères ?

La langue-lierre sous la peau du nourrisson,

nouée dans la glycine d’avant-hier,

m’appelle par mon prénom caché,

dent de lait, tu sais, si

un jour au réveil,

plus un seul mot affecté

aux origines profanes,

pétrifié sous les ongles des morts,

plus un mot qui lave les yeux de la mère

et le mensonge de l’amant, alors,

je bredouillerai pour toi

le poème appris par cœur

dans l’enfance.

 

©Maria Mailat, Utelle en hiver, 17 déc. 2020

(extrait de FB)

 

Ange de Sienne (photo de Maria Mailat, 2018)

 

Sans ma mère

 

Ce soir, son corps maigre d’enfant, 

ses cheveux bouclés, blancs, 

ses petites pieds et mains translucides

creusent leur gouffre dans la terre.

 

Il y a une indescriptible perfection 

dans ce lent-violent devenir poussière :

mon visage ne brillera plus dans ses yeux,

sa tête deviendra crâne. 

 

Et c’est la première fois que je pleure 

une morte arrachée à mon cœur  

sans pouvoir en parler à ma mère, 

sans partager avec elle 

un si profond chagrin.

 

©Maria Mailat

 

Photos communiquées par l’auteure

Maria Mailat, poète et écrivaine, critique de théâtre et d'art, sociologue et anthropologue, a été accueillie dans notre rubrique « D’une langue à l’autre » de septembre 2017 avec un groupage de textes de la poète hongroise Agota Kristof en sa traduction.

Faire connaissance avec son œuvre sur le site de Fayard, sur Babelio, sur son blog ; commander certains de ces livres ici ; lire des poèmes d’elle dans Paysages écrits de décembre 2015 ou sur le site Terre des femmes, et des poèmes  d’Attila Zsolt Papp en sa traduction dans Recours au poème.

 

 

 

Jade Vuaillat Laurent

choix Gertrude Millaire

 

Au pied du buis, l'assise.

 

Au temps qui n'a de tant

- Ourlé d'ombre et de fleurs oubliées -

Que celui de nos âges,

Attend l'assise à cueillir rêves

Tourments

Mélodieusement

À l'opus d'un passage

Pour un autre univers

Où je poserai nue

Offrande au soleil

Où nous vieillirons ensemble

Cérusées de lumière

Un peu bancales

Un peu grisées

Forgées de moults souvenirs

A moins qu'un autre hiver

Ne vienne me rhabiller

De mortes feuilles

Et fleurs plus fanées que ne suis ?

 

Jade Vuaillat Laurent est artiste peintre et poète. Admirer ses œuvres sur son site : les textes ; les peintures numériques.

 

 

 

Roger Gonnet

choix Michel Ostertag

 

Immensité du blanc, bel espace à parcourir, lieu de convergence et de dispersion, nous sommes éblouis. Entre réel et imaginaire, on louvoie sur la ligne de partage… le temps qui prend les couleurs de la mémoire, met la neige dans nos têtes de verre.

La croyance naît d’une parole qui rassure ; on se soumet à la révélation qui nous fait perdre pied.

 

Extrait de La semaison des signes (cahiers Froissart, s.d.)

 

Roger Gonnet (&941-2020) était écrivain et médecin. Voir la liste de ses principaux recueils sur le site des éditeurs singuliers et sur Recours au poème.

 

 

 


Coup de cœur

André Velter, choix Dominique Zinenberg

Marion Lubreac, choix Éliette Vialle

Maïté Villacampa, choix François Minod

Vinicius de Moraes, choix Mireille Diaz-Florian

Maria Mailat, choix Dana Shishmanian

Jade Vuaillat Laurent, choix Gertrude Millaire

Roger Gonnet, choix de Michel Ostertag

 

 

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