GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010

Eric Dubois - Hélène Soris - Laurence Bouvet

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend vie en 2010 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture. etc

Ce mois d'octobre 2010

  Libre parole à… PAUL BADIN

Dans la vie de tous les jours, la poésie prend de multiples visages, c’est bien normal, peut-on vivre uniquement de la poésie ? Evidemment non ! Avant d’être poète, on est ceci ou cela. Etre poète, n’est pas un métier. C’est une manière de penser, de vivre, de rêver, d’aimer.
Ce mois-ci, je vous présente Paul Badin. Pour ceux qui ne le connaîtraient pas, Paul Badin a été professeur de lettres, coordonnateur poésie-lecture-écriture à la Mission d’Action Culturelle du Rectorat de Nantes, président-fondateur du Chant des mots (saison poétique et littéraire d'Angers). Actuel directeur de publication de sa revue de poésie, N4728.
Le texte qui vous est donné de lire ici est important, il décrit en une longue introspection le rôle  que  le poète souhaite jouer dans la société et celui qu’il a parfois.
(Michel Ostertag)
 


Paul Badin : Habitus

D’un poète qu’il apprécie (André Chenet), Michel Ostertag écrit : "sa vie est son plus beau poème." (Revue Francopolis) Admirable assertion et combien redoutable ! Car, si être poète ce n’était pas être comme tout le monde, j’ferais pas poète, dit, fort justement, Daniel Biga ! (**)

Le poète est un être de chair comme tous les autres, pétri de désirs et de contradictions, de rêves et de limites, de regrets (refoulés ou non) et de désillusions, de joies et de réussites¹… Ainsi suis-je fait. Le tout pas trop accoutré, j’espère, d’un ego surdimensionné comme on en rencontre parfois chez les poètes : je puis bien le dire après en avoir accueilli plus d’une centaine aux lectures du Chant des Mots à Angers. Sans doute le besoin de se protéger mais aussi cette tendance, que nous cultivons tous plus ou moins, à se croire Voleur de feu, à tout le moins spécimen unique. Nombreux sommes-nous sans doute à faire ce que nous pouvons pour éviter ce comportement qui laisse trop de champ à la prétention et à la vanité mais on finit toujours par y céder un peu. L’époque et ce pays tellement individualistes favorisant une telle attitude.

Toute vie est un assemblage. Le poète que je suis est distinct du prof, du militant (pédagogique, syndical, associatif, politique), du lecteur, de l’électeur, du responsable de N4728, Revue de poésie. De même, le jeune et fringant Rimbaud Voyant n’est pas le marchand d’armes d’Abyssinie. Certes il reste libre de ses choix fondamentaux mais vendre des armes… Ceci dit, il faut bien que les peuples bafoués (encore plus s’ils sont démunis) défendent leur liberté. Qui peut savoir avec certitude quelles causes sont justes, lesquelles le sont moins ou pas du tout ? En tous cas, ces tribulations sont bien éloignées des Illuminations et du beau poème.


Rares sont ceux capables de faire de leur vie un beau poème, un chef d’œuvre… Bouddha…, Jésus… peut-être, sans doute même.


Le poète, le responsable de revue… que je suis pour certains, le prof, le militant… que j’ai été pour d’autres, a, bien sûr, à cœur d’éviter de trop grandes disparités entre les divers secteurs de sa vie. Chacun, dans la mesure de ses moyens, tend vers une plus grande convergence d’ensemble, osons le dire, vers l’unité de sa personne. Ainsi, au lycée comme à N4728, j’ai tenu et je tiens à favoriser l’esprit d’équipe : c’est ma modeste contribution à la démocratie dont je pense, malgré le mot un tantinet cynique de Churchill, qu’elle seule peut conduire l’humanité vers un peu plus de paix et de fraternité. D’où ces créations de groupes de paroles, d’ateliers d’écriture, de troupes de théâtre… au lycée (merci Freinet !), de vie associative dans le monde adulte, dont Les Dits de la poésie. Beaucoup d’autres font des choses comme cela, selon l’endroit, le secteur professionnel où la vie les a placés. Très bien. Ceci n’est ni poème, ni musique, ni tableau. C’est seulement ouverture, polyphonie par laquelle tentent de s’harmoniser nos diverses tranches de vie.

        
Qu’est-ce qui passe de cela dans la poésie ? J’ai bien connu René Char : il fut mon maître et ami, de 1978 à 1988². Il fit sans doute de sa vie un (beau) poème durant les deux années où il se retrouva chef d’un réseau de Résistance pour le sud-est de la France. Les admirables notes prises sur le vif du malheur et de la souffrance, du respect de l’autre et du don de soi aussi, ses magnifiques Feuillets d’Hypnos, en témoignent. C’était en des circonstances exceptionnelles. À circonstances exceptionnelles, destin et courage exceptionnels, chez certains êtres du moins qui sortent du lot et dont la vie, à une période donnée, se hausse à la hauteur vertigineuse du poème (je pense aussi à Jean Moulin, à tant d’autres…).  Mais pour le reste, toute admiration personnelle mise à part, René Char, que je considère comme un grand bonhomme, n’a pas toujours eu une vie aussi exceptionnelle que ça, qui mériterait qu’on la compare, tout uniment, à un poème. Mais n’est-ce pas exiger abusivement de celui qui écrivait : Être du bond. N’être pas du festin, son épilogue (Feuillets d’Hypnos).

        
Et moi, qu’aurais-je fait en pareille circonstance ? Je m’interdis de répondre à une telle question, bien assis que je suis, sur ma chaise, dans ce calme que, justement, je leur dois. Ma vie n’est pas un poème et je ne suis pas trop porteur (heureusement !) des gênes qui me ferait me prendre pour un petit dieu ou m’ériger en statue. Peut-être qu’à de bien rares et courts instants, je fus proche de l’excellence du poème. J’en doute. De toutes façons qu’ils restent privés, que ma main droite ignore ce que donne ma main gauche, l’une et l’autre n’auraient que trop tendance à se pavaner comme c’est trop souvent le cas aujourd’hui sur les écrans de télévision et autres médias et pour de bien piètres prestations.


J’ai écrit trois bonnes douzaines de livres de poésie (la première moitié à compte d’auteur, une seconde à compte d’éditeur), soit plus de mille pages de poèmes. J’y ai mis ce que j’ai cru être mon meilleur, ça c’est sûr. Mais j’ai peu de lecteurs. Peut-être parce que j’ai plus de mal à mettre en avant mon propre travail que celui des autres. Plus sûrement parce qu’il n’en mérite guère plus, parce que d’autres poètes ont écrit ce qui me travaille avant moi et/ou mieux que moi. Ce qui ne m’interdit nullement de continuer à écrire, bien sûr. Ce qui ne m’empêche pas, non plus, d’avoir reçu un beau florilège de réactions que je relis parfois, tout étonné de pareils encouragements à poursuivre. À poursuivre, plutôt qu’à me mirer. Un homme ça s’empêche, fait admirablement dire Albert Camus à son père (qu’il n’a pas connu) dans Le Premier homme. Mais il est bien difficile de se maintenir toute une vie à ce niveau d’exigence éthique, à cette haute altitude du poème.

        
Bon, il m’est arrivé une fois cette chose (comme a bien d’autres, sans doute) qui justifie ces dizaines de milliers de  vers, cette centaine de milliers de mots, pourtant plus inutiles qu’utiles vu ces grands nombres car je cherche moi aussi le poème unique qui contiendrait tous les autres. Une amie avait offert l’un de mes livres autoédités (Le Secret de l’étoile, 1986) à l’un de ses proches à un moment où celui-ci vivait un événement particulièrement douloureux. Il m’écrivit un petit mot – que je garde précieusement – pour me remercier, ajoutant que la lecture du livre l’avait détourné du suicide… La vie est notre bien le plus précieux. Elle n’a pas de prix. Heureux soient tous ces vers inutiles (et pour beaucoup d’entre eux, sans doute, de peu de poids) : ils ont sauvé une vie et ça, ça participe du chef-d’œuvre, je crois. Le plus drôle (enfin, « drôle », si l’on veut) c’est que je n’y suis finalement pas pour grand chose. Certes, j’ai écrit ce que j’avais à écrire. Mais sans penser faire œuvre salvatrice… C’est le hasard (et La Nécessité, aurait aussitôt ajouté Jacques Monod) qui a mis mon livre dans les mains de cette personne au moment précis où elle en avait besoin. Enfin, je nous souhaite à tous, poètes, peintres, musiciens, etc. ce poids de reconnaissance : on est un peu moins fantasque après, un peu plus « grave » au sens où la gravité fait plus directement prendre conscience du sens de l’existence.

        
Sans doute notre attitude face à la vie passe dans nos poèmes. Passe, sans pour autant leur donner toujours l’envol des plus grands textes. L’art d’écrire ne serait rien sans le long et patient artisanat (des mots, pour le poète) qui le sous-tend, comme le rappelait récemment Jacques Roubaud, agacé de voir qu’on applique aujourd’hui le mot poésie à tout et n’importe quoi en oubliant qu’il s’agit, d’abord et avant tout, d’un travail sur les mots. Artisanat lui-même lié au(x) talent(s) avec le(s)quel(s) il nous est donné de pouvoir l’exercer.

        
Parler davantage de moi, mon enfance, mes voyages, mes choix, mes refus, mes rencontres, mes combats… Rajouter du Je… Je crois réellement que le plus fécond, ces graines dont on ne sait jamais vraiment – et c’est mieux ainsi – lesquelles lèvent, où, quand et chez qui, je l’ai semé dans l’espace de la classe, longuement trié aussi pour l’offrir dans mes livres.

 


**Daniel Biga est un poète français né le 23 mars 1940 à Nice. Il est également artiste peintre. Il vit actuellement (2007) à Nantes où il a enseigné à l’École régionale supérieure des Beaux-Arts de 1988 à 2005. Il a été président de la maison de la poésie de Nantes.
¹C’est pour cela que j’aime bien Montaigne. Il ne se prend que pour ce qu’il est, essaie de mieux déchiffrer sa propre complexité, semblable sur bien des points à celle de ses contemporains. À la fois lecteur, écrivain, philosophe, maire de Bordeaux (qu’il abandonne toutefois lorsque la peste s’abat sur la ville, comme quoi nul n’est parfait) et conciliateur de poids entre catholiques et protestants…

²Cf. mes rencontres avec le poète – où d’ailleurs je lui laisse entièrement la parole : Fragments des Busclats (éd. Poiêtês, Luxembourg, 2008).

 

Paul Badin : bio-bibliographie

L'auteur : né en 1943 en Anjou où il réside. Ex-professeur de lettres, coordonnateur poésie-lecture-écriture à la Mission d’Action Culturelle du Rectorat de Nantes, président-fondateur du Chant des mots (saison poétique et littéraire d'Angers). Actuel directeur de publication de sa revue de poésie, N4728. Le poète : 1970, découverte - capitale - de la poésie de René CHAR. Premiers poèmes et rencontres aux Busclats (L'Isle sur la Sorgue) jusqu'en 1988…

Chez les éditeurs :

-Les plis du temps, éd. Caractères, 1995, 164 p, 12 €
-Clair de Chine, éd. Soc et foc, 1996, trad., calligraphie, peinture : Yan Wenli et Cheng Jing Ping, 112 p, 15 € (épuisé)
-Krama, éd. Pays d'herbes, 1996, consacré au Cambodge, 1 bois gravé couleurs : Liselotte Voellmy, 40 p, 9 €
-Pureaux, éd. Cahiers bleus / Librairie bleue, 4° de couverture : Andrée Chedid, 1998, 92 p, 12 €
-Ricercar, éd. L'Amourier, 2000, 1° (dessin) et 4° (texte) de couverture : Daniel Biga, 132 p, 19 €
-La Loire en barque ce matin, éd. José Saudubois, 2002, 10 photographies noir et blanc : José Saudubois, 32 p, 14,50 €
-Loire, éd. Tarabuste, 2005, peinture de couverture : Martin Miguel, 92 p, 12 €
-Rives Sud, éd. Le chat qui tousse, 2006, gravure noir et blanc : Gérard Houver, 28 p, 5 €
-Chantier mobile/Bewegliche Baustelle, Verlag Im Wald, 2006, trad. Rüdiger Fischer, gravures nb : G. Houver, 72 p, 10 €
-Jardin secret, L’Aile éditions, 2007, 30 gravures couleurs et noir et blanc : Gérard Houver, 80 p, 25 €
-Fragments des Busclats (Rencontres avec René Char), Poiêtês, préface : René Welter, 2008, 94 p, 17 €
-Gouttes d’Afrique, Encres vives, coll. Lieu, 2008, 16 p, 6,10 €
-Petites impressions de Galice, Encres vives, coll. Lieu, 2008, 16 p, 6,10 €
-Pins dévers, éd. Encres vives, coll. Lieu, 2 gravures : Gérard Houver, 2009, 16 p, 6,10 €
-La montée au coteau, 2009, éd. Encres vives, coll. Lieu, gravure : Marie Alloy, 12 p, 6,10 €
-Sur les routes du Rajasthan, éd. Encres vives, coll. Lieu, 2009, 16 p, 6,10 €
-Aspects riants, éd. de L’Atlantique, juillet 2009, encre : Silvaine Arabo, 102 p, 19 €
-L’Angle et le Zénith, éd. Encres vives, coll. Lieu, 2009, photos : A. et H. Meffre, 16 p, 6,10 €
-Khaos Visions, à paraître fin 2010, Henry/Écrits du Nord.

- L’auteur est traduit en allemand et en chinois

En revues :
Arpa, Basilic (l’Amourier), Bulletin du Cabal (Le Bon Albert), Cahiers de Poésie-Rencontres, Capital (Le) des mots*, Carnet des Lierles, Contre-allées, Décharge, Envol, Europe, Francopolis*, Littérales, Noniouze, N4728, Planète (La) des signes*, Poezibao*, Préau des collines (Le), Printemps de Durcet (Cotcodi), Rimbaud Revue, Saisons (les) du poème, Saltimbanques, Toile (La) de l’un*, Traces, Traction-Brabant, Trémalo, Triages (Tarabuste), Verso. Divers poèmes en anthologies.

(* revues en ligne)

 




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