GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010

Eric Dubois - Hélène Soris - Laurence Bouvet

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend vie en 2010 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture. etc

Ce mois...  décembre 2014

  Libre parole sur...  la poésie entre Monique W. Labidoire et Alain Duault 

          Alain Duault - Monique W. Labidoire,
("Dans le jardin obscur". Libre conversation sur la poésie, Le Passeur Éditeur1, octobre 2014 )   


Ce livre ouvre un espace de communication entre deux voix, deux poètes qui s’accordent sans se confondre, dans un riche et harmonieux dialogue, rythmé par des poèmes, autour de la poésie et de ses enjeux en ce monde – ou en d’autres… Que dit-elle, si jamais elle dit quelque chose, ou sinon qu’interroge-t-elle, que veut-elle, que peut-elle, où mène-t-elle ?  Et quelle est la vocation du poète? 

Le premier échange que nous citons ci-dessous vise justement le questionnement comme étant au cœur même de la poésie :


Alain Duault :
- Que questionne la poésie ?

Monique W. Labidoire
- La poésie questionne le langage et en premier lieu le poème, car « faire le poème » c'est avancer dans la matière et l'espace poétiques d'où le poète fera surgir des mots dans une forme qui s'imposera à lui. La poésie questionne le matériau du poème, questionne le langage qui fera sens et conscience et rendra visibles les questions essentielles de l'être. Le poème n'a de cesse d'interroger le monde constitué et inconnu, d'interroger l'émotion, le bien et le mal, la lumière et l'ombre, la clarté et l'obscurité. La poésie interroge sa propre incertitude, son inconnaissance et ne prétend pas obligatoirement à une réponse : comme le dit mon cher Guillevic, « Essayer / D'être la question / Qui s'accepte indemne de réponse » (in Paroi). Ainsi la poésie peut continuer à vivre sa vie dans son questionnement endémique

A. D.
- Quelles sont donc pour toi ce que tu nommes « les questions essentielles de l'être » ?


M. W. L.
- La question de la vie, la question de la mort, la question de l'amour, la question de l'univers, tout ce qui dépasse à un moment ou à un autre notre compréhension rationnelle. La science nous donne ses réponses et ses preuves que nous nous empressons de reconnaître, cela nous aide à accepter notre existence. Pourtant, il y a toujours cet intervalle d'inconnaissance qui bouleverse notre être conscient. La poésie, en déjouant les stratagèmes des certitudes, nous permet peut-être d'accepter un autre champ. Pour les uns, le sacré sans Dieu ; pour les autres, le sacré avec Dieu ; pour d'autres encore, les bactéries et le long développement de la nature, des animaux, de l'humanité

M. W. L.
- Mais, selon toi, la poésie permet- elle de répondre à ces questions essentielles ? Le poète est-il guetteur et messager ?

A. D.
- Guetteur d'ombre sans doute, le poète. Ou bien ce « guetteur mélancolique » d'Apollinaire qui
« observe la nuit et la mort ». En fait, dans notre monde chahuté, dont tous les messages sont brouillés par le parasitage technologique, par les emballements médiatiques, par le licenciement des valeurs qui nous tiennent debout, la poésie ouvre des voies dans la jungle des mots - mais pour aller où ?

C'est tout l'enjeu de l'écriture, ce moteur qui nous permet de ne pas rester assis à la table de nos certitudes : car, comme tu le dis, la poésie interroge sans cesse - l'amour, sa fragilité, ses secrets qui en font la trame, le devenir, ce futur qui déçoit toujours notre présent, les énigmes du monde, les trahisons du temps, le mal et ses déclinaisons, la langue qui fait mine d'être au service de la pensée, la fable de la transparence, l'injustice des destins, le miracle du vol d'un oiseau, la dissolution des couleurs dans la nuit qui recouvre les yeux, le mystère de la mer quand on s'endort et qu'elle veille...

L'essence de la poésie est d'interroger ce qui va de soi, de remonter chaque fois en selle quand la vie nous jette à terre, de reprendre le chemin pour donner un sens à ce qui n'a pas de sens, d'aimer l'obscurité car elle apprend à écarquiller les yeux de la conscience. L'essentiel est de continuer à ne pas se taire au milieu des massacres. Bien sûr, ce ne sont pas des « réponses », au sens scientifique, que donne la poésie : elle est dans le souffle qui passe et ne se pose pas - mais elle est pour cela essentielle puisqu'elle échappe à la quantification, aux mille et une parures de la raison pour demeurer à côté, ou en dessous ou au- dessus, n'importe où sauf là où on l'attend, imprévisible. Jamais elle n'amasse des noisettes : elle est au contraire ce casse-noisettes de nos certitudes et de nos évidences, elle ne croit pas que le mot framboise soit nécessairement l'évocation d'un fruit, elle peut l’entendre comme un frémissement d'oiseau, une manière d'arrondir les lèvres pour boire un vin capiteux, le crissement d'un doigt sur la soie, l'écho d'un château en bord de Loire ou de marins en mer agitée, elle peut le voir comme un bout de sein saisi délicatement entre les doigts... (pp. 20-23).


Cet espace d’échange entre les deux poètes – qui « depuis des années, ont entamé un dialogue continu, construit au fil de conversations impromptues, de connivences et de lectures croisées » – devient aussi le nôtre, car il s’ouvre en nous, comme notre propre espace de réflexion. Non seulement sur la poésie, mais sur les éternelles questions du sens de la vie, du pouvoir et aussi, du devoir de conscience face au mal, face à l'action personnelle possible, et enfin, de la place de la beauté en ce monde. Ce monde peut-il être sauvé par la beauté, comme le suggérait Dostoïevski et le mérite-t-il ? Des questions qui « peuvent nourrir la pensée et les lectures de ceux qui se préoccupent de poésie. Un dialogue ouvert, comme pour continuer la conversation avec d'autres lecteurs... »
Ainsi se pose-t-elle avec une criante actualité la question d’un possible antagonisme entre poésie et monde contemporain :


Monique W. Labidoire
(…) - Pour revenir à la question de l’instant, de sa densité, il me semble que, dans notre monde de vitesse qui ne nous laisse pas vraiment ce temps de mesure dont nous avons besoin (et pas seulement en poésie), on peut s’interroger – et je t’interroge sur un antagonisme entre poésie et société contemporaine.


A. D.
– Je ne crois pas du tout – d’autant que, de Cendrars à Cummings par exemple, la poésie a souvent intégré la vitesse à son propos. Surtout je crois que, de tout temps, la poésie a eu affaire à « sa » société, celle de son temps, celle qu’elle réfléchit, celle qu’elle traverse, habite, hante, retourne, creuse avec les rythmes qui sont ceux du moment où elle surgit, une manière de battement. En fait, je ne crois pas que la poésie ait besoin de tranquillité : Pessoa, en faufilant ses inquiétudes dans ce livre qu'il n'a pas écrit et qu'il a pourtant écrit, Le Livre de l’intranquillité, recueil posthume de plus de cinq cents fragments, notes, réflexions, bouts de poèmes, montre que la vie n'a en soi pas de sens et que c'est l'art qui lui donne son sens. C'est bien une démarche poétique, c'est bien un enjeu poétique, dans sa confrontation à la ville, au temps, aux frêles accidents qui émaillent notre vie, à l'errance, aux questions simples ou complexes : la poésie n'est que cela, ce creusement obstiné des murs qui nous entourent pour tenter de savoir ce qui se cache derrière, ou dedans. C'est-à-dire que la poésie n'a pas à esquiver les rythmes affolés de notre vie contemporaine : cet « instant dans sa densité » que tu évoques justement, il doit être cherché aussi sur les parois de cette vie sociale insensée que nous menons. Peut-être même l'écart entre ce monde déboussolé et le lent dépeçage du temps que l'écriture met en œuvre crée-t-il les conditions indispensables à la déflagration immobile que porte tout poème.

Songe aux poèmes écrits par Desnos en camp de concentration : pour lui alors, la mesure du temps était plus que fragile ; le temps pouvait à tout moment s'arrêter - et pourtant il parvient, dans cette « société » folle, ô combien, à écrire quelques poèmes lumineux, subtils, comme suspendus à cet ailleurs qu'invente constamment la poésie en s'arc-boutant au réel. » (pp. 31-33)

Ce qui ramène forcément la discussion sur le terrain des rapports entre la poésie et les atrocités de ce monde : la poésie peut-elle, doit-elle se pencher sur ces abîmes de noirceur – au risque de s’y perdre ? Et sinon, a-t-elle quelque ressort pour s’envoler vers l’espérance, vers la lumière, en dépit et contre tout ?
 
M. W. L.
- Oui, et je ne peux laisser passer cette idée-là dans notre échange car c'est le nœud le plus cisaillant de ma poésie. Les poèmes de « Mémoire de la barbarie » qui pénètrent la chair même de mon écriture ont combattu sans cesse l'idée d'écrire le poème dans la beauté de son langage en regard à la hideur et l'intolérable de la situation. La question était toujours : est-il acceptable de se servir de la beauté du langage pour évoquer l'horreur des camps ou bien ne faut-il concevoir cette écriture que par les mots de sens et de forme adéquats, autant qu'un mot puisse être laid - mais cela est une autre histoire ? Les mots du poème ne viennent pas de la raison mais du sensible plus que du sens, tout au moins dans l'instant de l'écriture et en ce qui me concerne. J'ai donc suivi l'appel des mots. Et puis, si selon Adorno on ne doit plus écrire de poèmes après les camps, il m'a semblé au contraire que, avec Paul Celan et Primo Levi, avec Jorge Semprun et Robert Desnos qui ont vécu l’impensable mais réelle expérience des camps, l’écriture, la poésie et la vie étaient indissociables de l'espérance, donc d'une certaine beauté. Après avoir été sur les lieux du camp d'extermination d'Auschwitz, y avoir lu à haute voix quelques-uns de mes poèmes et surtout Les Charniers de Guillevic, j'ai pourtant ressenti l'inexprimable enfin exprimé. Avec le recul, le poème a été possible pour nous qui n'avons pas vécu physiquement la persécution. Nous avons pu exposer nos sentiments et notre propre ressenti grâce aux mots, au poème, mais j'imagine mal que des êtres humains, dans cette situation donnée, aient eu la force de croire, d'espérer du ciel et des mots, de Tailleurs que tu suggères et qu'ils puissent continuer à vivre le poème. Néanmoins, l'horrible réalité n'a pas triomphé. Et pour quelques-uns de ces poètes et penseurs, que j'admire pour cela, le rêve et l'espérance, la foi en quelque sorte dans le poème et, avec lui, la beauté du poème ont persisté. D'où les poèmes d'ombre et de lumière de Desnos. » (pp. 33-34)
On perçoit presque physiquement la tension de ce dialogue qui se dirige inévitablement vers  un questionnement crucial, celui de la vocation de la poésie – et du beau – face au mal. Les références à l’histoire récente étant, bien sûr, évidentes.


Alain Duault
- Que peut la poésie contre le mal ?

Monique W. Labidoire
- J'aimerais bien avoir une réponse et gagner le gros lot ! La poésie peut dénoncer et énoncer, je le dis souvent en accord avec mon ami Jean-Paul Giraux. Si elle pouvait contrer le mal, il faudrait qu'elle soit comme une « médecine préventive », ou comme un vaccin qui inoculerait le mal afin qu'il ne se propage pas. Elle reste le témoin d'une situation donnée, elle interroge, donne à voir dans la liberté de chacun. Peut-elle plus que tout autre mode d'expression ? Peut-elle lutter, avec ses mots et sa beauté justement, contre ce que nous, notre société, définissons comme le mal ? Cette question amène d'autres questions auxquelles il est difficile de répondre. Si l'on en juge par l'état de la poésie dans nos sociétés, en France, elle est si peu présente qu'elle ne peut être agissante. La question que nous devrions peut-être nous poser c'est : En tant que poètes, donc grâce à ce que nous écrivons, comment pouvons-nous agir contre le mal ? Mais c'est au citoyen-poète que nous nous adresserions et pas à la poésie comme « remède » à tous les maux. Dans l'instant de ma réflexion, je ne peux que répondre : « Je ne sais pas. » (pp. 98-99)

Et alors même que l’honnêteté oblige à cette réponse d’une grande humilité, les poètes savent, eux, que le poème transcende le mal. Et cela reste un mystère de la régénération de l’âme humaine…

Monique W. Labidoire
– J'ai été particulièrement frappée par la suite de tes poèmes « de la guerre » (in Une hache pour la mer gelée), de la beauté du texte malgré l'horreur du thème développé. Est-ce que, selon toi, tout peut être beauté ? « Le mal » transposé en œuvre d'art

Alain Duault
- Cette série de neuf poèmes « sur » la guerre, ou « dans » la guerre, autour de cette figure récurrente de l'humanité, a été en effet une volonté délibérée de se jeter dans ces chemins labourés par la peur et la mort avec simplement la dérisoire arme des mots, mais avec aussi l'espoir de donner à entendre une forme poétique qui répondrait (au sens des répons médiévaux, c'est-à-dire entrerait en résonance) à cette forme traditionnelle (dans le domaine musical) du requiem. (…)

C'est pourquoi la beauté, expression de notre blessure originaire en même temps que volonté de répondre au vide du monde, peut bien sûr puiser dans le chaudron du négatif, du « mal ». La puissance du mal, cette volonté implacable de regarder la mort et le soleil en face a, de tout temps, été un des ressorts de l'art, de la poésie, de la musique - qu'on songe aux Danses macabres... Pourtant, sa force de fracture - quand elle dilacère le tissu harmonique et mélodique à l'intérieur du Sacre du printemps, le rythme primitif forçant l'obsession ; quand elle met en scène l'horrible sacrifice d'un petit chat tremblant dans Le marin rejeté par la mer de Mishima, la violence de ce massacre, le dépeçage et l'éviscération ensuite ; quand elle ouvre, avec Baudelaire, les vertiges fascinants et cruels d'Une charogne (« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, / D'où sortaient de noirs bataillons / De larves, qui coulaient comme un épais liquide / Le long de ces vivants haillons ») ; quand elle invite au spectacle de cadavres à travers telle « installation » ou exposition morbide et mortifère - s'apparente-t-elle toujours à cette volonté identificatrice qui donne du sens ? Peut-il y avoir une beauté de la laideur ? Évidemment oui - mais la beauté ne peut avoir partie liée avec le négatif, avec la mort, que dans l'approfondissement de cette blessure qui inscrit l'émoi intérieur, cette aventure de chacun pour soi, avec ce regard sur le monde qui participe de son sens à trouver. Dans le théâtre du monde, la beauté tient tous les rôles, emprunte tous les masques, joue de tous les registres : l'essentiel (qui donne son poids et son inscription dans le temps à l'œuvre) est qu'elle donne du sens, qu'elle permette de comprendre comment se tenir debout dans la tempête fauve où l'on apprend le pire pour vivre avec. La forme, le langage, la pensée, tout ment, tout interroge : la beauté demeure ce souci qui répond au trou obscur du monde d'où nous pouvons renaître. » (p. 102 ; pp. 108-109)
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Ce livre de dialogues se lit comme un roman, tant la quête est intense.
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Alain Duault est spécialiste de la musique à la télévision et à la radio [France 3 et Radio classique), dans la presse, au cinéma, sur Internet, à travers des livres. Il est aussi un poète reconnu, qui a obtenu plusieurs prix dont le Grand Prix de poésie de l'Académie française et le prix Mallarmé.
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Monique W. Labidoire, née de parents hongrois, a vu sa vie de jeune poète bouleversée par sa rencontre avec Guillevic, qui la considérait comme sa fille adoptive. Infatigablement attachée à la diffusion de la poésie, elle anime plusieurs associations, forums et revues. Elle a publié une vingtaine de recueils ainsi que plusieurs essais critiques.

Présence à Francopolis
- Gueule de mots - Libre parole à Monique W. Labidoire - janvier 2014
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Vie-Poète : Charles Dobzynski - novembre 2014


        * Voir la Présentation du livre : Dans le jardin obscur.
        Libre conversation sur la poésie, Le Passeur Éditeur, octobre 2014
        dans la Rubrique Lecture Chronique de ce mois de décembre 2014

*1. Dans le jardin obscur. Libre conversation sur la poésie, Le Passeur Éditeur, octobre 2014
   Dana Shishmanian     
pour Gueule de mots décembre 2014

 

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