Ce
livre ouvre un espace de communication entre deux voix, deux
poètes qui s’accordent sans se confondre, dans un riche et
harmonieux dialogue, rythmé par des poèmes, autour de la
poésie et de ses enjeux en ce monde – ou en d’autres… Que
dit-elle, si jamais elle dit quelque chose, ou sinon
qu’interroge-t-elle, que veut-elle, que peut-elle, où
mène-t-elle ? Et quelle est la vocation du
poète?
Le
premier échange que nous citons ci-dessous vise justement le
questionnement comme étant au cœur même de la
poésie :
Alain Duault :
- Que questionne la poésie ?
Monique W. Labidoire
- La
poésie questionne le langage et en premier lieu le poème,
car « faire le poème » c'est avancer dans la
matière et l'espace poétiques d'où le poète
fera surgir des mots dans une forme qui s'imposera à lui. La
poésie questionne le matériau du poème, questionne
le langage qui fera sens et conscience et rendra visibles les questions
essentielles de l'être. Le poème n'a de cesse d'interroger
le monde constitué et inconnu, d'interroger l'émotion, le
bien et le mal, la lumière et l'ombre, la clarté et
l'obscurité. La poésie interroge sa propre incertitude,
son inconnaissance et ne prétend pas obligatoirement à
une réponse : comme le dit mon cher Guillevic, « Essayer
/ D'être la question / Qui s'accepte indemne de réponse
» (in Paroi). Ainsi la poésie peut continuer à
vivre sa vie dans son questionnement endémique
A. D.
- Quelles sont donc pour toi ce que tu
nommes « les questions essentielles de l'être » ?
M. W. L.
- La
question de la vie, la question de la mort, la question de l'amour, la
question de l'univers, tout ce qui dépasse à un moment ou
à un autre notre compréhension rationnelle. La science
nous donne ses réponses et ses preuves que nous nous empressons
de reconnaître, cela nous aide à accepter notre existence.
Pourtant, il y a toujours cet intervalle d'inconnaissance qui
bouleverse notre être conscient. La poésie, en
déjouant les stratagèmes des certitudes, nous permet
peut-être d'accepter un autre champ. Pour les uns, le
sacré sans Dieu ; pour les autres, le sacré avec Dieu ;
pour d'autres encore, les bactéries et le long
développement de la nature, des animaux, de l'humanité
M. W. L.
-
Mais, selon toi, la poésie permet- elle de répondre
à ces questions essentielles ? Le poète est-il guetteur
et messager ?
A. D.
-
Guetteur d'ombre sans doute, le poète. Ou bien ce « guetteur
mélancolique » d'Apollinaire qui
« observe la nuit et la mort ». En fait, dans notre
monde chahuté, dont tous les messages sont brouillés par
le parasitage technologique, par les emballements médiatiques,
par le licenciement des valeurs qui nous tiennent debout, la
poésie ouvre des voies dans la jungle des mots - mais pour aller
où ?
C'est tout l'enjeu de l'écriture, ce moteur qui nous permet de
ne pas rester assis à la table de nos certitudes : car, comme tu
le dis, la poésie interroge sans cesse - l'amour, sa
fragilité, ses secrets qui en font la trame, le devenir, ce
futur qui déçoit toujours notre présent, les
énigmes du monde, les trahisons du temps, le mal et ses
déclinaisons, la langue qui fait mine d'être au service de
la pensée, la fable de la transparence, l'injustice des destins,
le miracle du vol d'un oiseau, la dissolution des couleurs dans la nuit
qui recouvre les yeux, le mystère de la mer quand on s'endort et
qu'elle veille...
L'essence de la poésie est d'interroger ce qui va de soi, de
remonter chaque fois en selle quand la vie nous jette à terre,
de reprendre le chemin pour donner un sens à ce qui n'a pas de
sens, d'aimer l'obscurité car elle apprend à
écarquiller les yeux de la conscience. L'essentiel est de
continuer à ne pas se taire au milieu des massacres. Bien
sûr, ce ne sont pas des « réponses », au sens
scientifique, que donne la poésie : elle est dans le souffle qui
passe et ne se pose pas - mais elle est pour cela essentielle
puisqu'elle échappe à la quantification, aux mille et une
parures de la raison pour demeurer à côté, ou en
dessous ou au- dessus, n'importe où sauf là où on
l'attend, imprévisible. Jamais elle n'amasse des noisettes :
elle est au contraire ce casse-noisettes de nos certitudes et de nos
évidences, elle ne croit pas que le mot framboise soit
nécessairement l'évocation d'un fruit, elle peut
l’entendre comme un frémissement d'oiseau, une manière
d'arrondir les lèvres pour boire un vin capiteux, le crissement
d'un doigt sur la soie, l'écho d'un château en bord de
Loire ou de marins en mer agitée, elle peut le voir comme un
bout de sein saisi délicatement entre les doigts... (pp. 20-23).
Cet espace d’échange entre les
deux poètes – qui « depuis des années, ont
entamé un dialogue continu, construit au fil de conversations
impromptues, de connivences et de lectures croisées » –
devient aussi le nôtre, car il s’ouvre en nous, comme notre
propre espace de réflexion. Non seulement sur la poésie,
mais sur les éternelles questions du sens de la vie, du pouvoir
et aussi, du devoir de conscience face au mal, face à l'action
personnelle possible, et enfin, de la place de la beauté en ce
monde. Ce monde peut-il être sauvé par la beauté,
comme le suggérait Dostoïevski et le mérite-t-il ?
Des questions qui « peuvent nourrir la pensée et les
lectures de ceux qui se préoccupent de poésie. Un
dialogue ouvert, comme pour continuer la conversation avec d'autres
lecteurs... »
Ainsi se pose-t-elle avec une criante actualité la question d’un
possible antagonisme entre poésie et monde contemporain :
Monique W.
Labidoire
(…)
- Pour revenir à la question de l’instant, de sa
densité, il me semble que, dans notre monde de vitesse qui ne
nous laisse pas
vraiment ce temps de mesure dont nous avons besoin (et pas seulement en
poésie), on peut s’interroger – et je t’interroge sur un
antagonisme entre
poésie et société contemporaine.
A. D.
– Je ne crois pas du
tout – d’autant que, de Cendrars à Cummings par exemple, la
poésie a souvent intégré la vitesse à son
propos. Surtout je crois que, de tout temps, la poésie a eu
affaire à « sa » société, celle de son
temps, celle qu’elle réfléchit, celle qu’elle traverse,
habite, hante, retourne, creuse avec les rythmes qui sont ceux du
moment où elle surgit, une manière de battement. En fait,
je ne crois pas que la poésie ait besoin de tranquillité
: Pessoa, en faufilant ses inquiétudes dans ce livre qu'il n'a
pas écrit et qu'il a pourtant écrit, Le Livre de
l’intranquillité, recueil posthume de plus de cinq cents
fragments, notes, réflexions, bouts de poèmes, montre que
la vie n'a en soi pas de sens et que c'est l'art qui lui donne son
sens. C'est bien une démarche poétique, c'est bien un
enjeu poétique, dans sa confrontation à la ville, au
temps, aux frêles accidents qui émaillent notre vie,
à l'errance, aux questions simples ou complexes : la
poésie n'est que cela, ce creusement obstiné des murs qui
nous entourent pour tenter de savoir ce qui se cache derrière,
ou dedans. C'est-à-dire que la poésie n'a pas à
esquiver les rythmes affolés de notre vie contemporaine : cet
« instant dans sa densité » que tu évoques
justement, il doit être cherché aussi sur les parois de
cette vie sociale insensée que nous menons. Peut-être
même l'écart entre ce monde déboussolé et le
lent dépeçage du temps que l'écriture met en œuvre
crée-t-il les conditions indispensables à la
déflagration immobile que porte tout poème.
Songe aux poèmes écrits par Desnos en camp de
concentration : pour lui alors, la mesure du temps était plus
que fragile ; le temps pouvait à tout moment s'arrêter -
et pourtant il parvient, dans cette « société
» folle, ô combien, à écrire quelques
poèmes lumineux, subtils, comme suspendus à cet ailleurs
qu'invente constamment la poésie en s'arc-boutant au
réel. » (pp. 31-33)
Ce qui ramène forcément la discussion sur le terrain des
rapports entre la poésie et les atrocités de ce monde :
la poésie peut-elle, doit-elle se pencher sur ces abîmes
de noirceur – au risque de s’y perdre ? Et sinon, a-t-elle quelque
ressort pour s’envoler vers l’espérance, vers la lumière,
en dépit et contre tout ?
M.
W. L.
-
Oui, et je ne peux laisser passer cette idée-là dans
notre échange car c'est le nœud le plus cisaillant de ma
poésie. Les poèmes de « Mémoire de la
barbarie » qui pénètrent la chair même de
mon écriture ont combattu sans cesse l'idée
d'écrire le poème dans la beauté de son langage en
regard à la hideur et l'intolérable de la situation. La
question était toujours : est-il acceptable de se servir de la
beauté du langage pour évoquer l'horreur des camps ou
bien ne faut-il concevoir cette écriture que par les mots de
sens et de forme adéquats, autant qu'un mot puisse être
laid - mais cela est une autre histoire ? Les mots du poème ne
viennent pas de la raison mais du sensible plus que du sens, tout au
moins dans l'instant de l'écriture et en ce qui me concerne.
J'ai donc suivi l'appel des mots. Et puis, si selon Adorno on ne doit
plus écrire de poèmes après les camps, il m'a
semblé au contraire que, avec Paul Celan et Primo Levi, avec
Jorge Semprun et Robert Desnos qui ont vécu l’impensable mais
réelle expérience des camps, l’écriture, la
poésie et la vie étaient indissociables de
l'espérance, donc d'une certaine beauté. Après
avoir été sur les lieux du camp d'extermination
d'Auschwitz, y avoir lu à haute voix quelques-uns de mes
poèmes et surtout Les Charniers de Guillevic, j'ai pourtant
ressenti l'inexprimable enfin exprimé. Avec le recul, le
poème a été possible pour nous qui n'avons pas
vécu physiquement la persécution. Nous avons pu exposer
nos sentiments et notre propre ressenti grâce aux mots, au
poème, mais j'imagine mal que des êtres humains, dans
cette situation donnée, aient eu la force de croire,
d'espérer du ciel et des mots, de Tailleurs que tu
suggères et qu'ils puissent continuer à vivre le
poème. Néanmoins, l'horrible réalité n'a
pas triomphé. Et pour quelques-uns de ces poètes et
penseurs, que j'admire pour cela, le rêve et l'espérance,
la foi en quelque sorte dans le poème et, avec lui, la
beauté du poème ont persisté. D'où les
poèmes d'ombre et de lumière de Desnos. » (pp.
33-34)
On perçoit presque physiquement la tension de ce dialogue qui se
dirige inévitablement vers un questionnement crucial,
celui de la vocation de la poésie – et du beau – face au mal.
Les références à l’histoire récente
étant, bien sûr, évidentes.
Alain Duault
- Que peut la poésie contre le mal
?
Monique W. Labidoire
-
J'aimerais bien avoir une réponse et gagner le gros lot ! La
poésie peut dénoncer et énoncer, je le dis souvent
en accord avec mon ami Jean-Paul Giraux. Si elle pouvait contrer le
mal, il faudrait qu'elle soit comme une « médecine
préventive », ou comme un vaccin qui inoculerait le mal
afin qu'il ne se propage pas. Elle reste le témoin d'une
situation donnée, elle interroge, donne à voir dans la
liberté de chacun. Peut-elle plus que tout autre mode
d'expression ? Peut-elle lutter, avec ses mots et sa beauté
justement, contre ce que nous, notre société,
définissons comme le mal ? Cette question amène d'autres
questions auxquelles il est difficile de répondre. Si l'on en
juge par l'état de la poésie dans nos
sociétés, en France, elle est si peu présente
qu'elle ne peut être agissante. La question que nous devrions
peut-être nous poser c'est : En tant que poètes, donc
grâce à ce que nous écrivons, comment pouvons-nous
agir contre le mal ? Mais c'est au citoyen-poète que nous nous
adresserions et pas à la poésie comme «
remède » à tous les maux. Dans l'instant de ma
réflexion, je ne peux que répondre : « Je ne sais
pas. » (pp. 98-99)
Et alors même que
l’honnêteté oblige à cette réponse d’une
grande humilité, les poètes savent, eux, que le
poème transcende le mal. Et cela reste un mystère de la
régénération de l’âme humaine…
Monique W. Labidoire
–
J'ai été particulièrement frappée par la
suite de tes poèmes « de la guerre » (in Une
hache pour la mer gelée), de la beauté du texte
malgré l'horreur du thème développé. Est-ce
que, selon toi, tout peut être beauté ? « Le mal
» transposé en œuvre d'art
Alain Duault
-
Cette série de neuf poèmes « sur » la guerre,
ou « dans » la guerre, autour de cette figure
récurrente de l'humanité, a été en effet
une volonté délibérée de se jeter dans ces
chemins labourés par la peur et la mort avec simplement la
dérisoire arme des mots, mais avec aussi l'espoir de donner
à entendre une forme poétique qui répondrait (au
sens des répons médiévaux, c'est-à-dire
entrerait en résonance) à cette forme traditionnelle
(dans le domaine musical) du requiem. (…)
C'est pourquoi la beauté, expression de notre blessure
originaire en même temps que volonté de répondre au
vide du monde, peut bien sûr puiser dans le chaudron du
négatif, du « mal ». La puissance du mal, cette
volonté implacable de regarder la mort et le soleil en face a,
de tout temps, été un des ressorts de l'art, de la
poésie, de la musique - qu'on songe aux Danses macabres...
Pourtant, sa force de fracture - quand elle dilacère le tissu
harmonique et mélodique à l'intérieur du Sacre du
printemps, le rythme primitif forçant l'obsession ; quand elle
met en scène l'horrible sacrifice d'un petit chat tremblant dans
Le marin rejeté par la mer de Mishima, la violence de ce
massacre, le dépeçage et l'éviscération
ensuite ; quand elle ouvre, avec Baudelaire, les vertiges fascinants et
cruels d'Une charogne (« Les mouches bourdonnaient sur ce ventre
putride, / D'où sortaient de noirs bataillons / De larves, qui
coulaient comme un épais liquide / Le long de ces vivants
haillons ») ; quand elle invite au spectacle de cadavres à
travers telle « installation » ou exposition morbide et
mortifère - s'apparente-t-elle toujours à cette
volonté identificatrice qui donne du sens ? Peut-il y avoir une
beauté de la laideur ? Évidemment oui - mais la
beauté ne peut avoir partie liée avec le négatif,
avec la mort, que dans l'approfondissement de cette blessure qui
inscrit l'émoi intérieur, cette aventure de chacun pour
soi, avec ce regard sur le monde qui participe de son sens à
trouver. Dans le théâtre du monde, la beauté tient
tous les rôles, emprunte tous les masques, joue de tous les
registres : l'essentiel (qui donne son poids et son inscription dans le
temps à l'œuvre) est qu'elle donne du sens, qu'elle permette de
comprendre comment se tenir debout dans la tempête fauve
où l'on apprend le pire pour vivre avec. La forme, le langage,
la pensée, tout ment, tout interroge : la beauté demeure
ce souci qui répond au trou obscur du monde d'où nous
pouvons renaître. » (p. 102 ; pp. 108-109)
--
Ce livre de dialogues se lit comme un
roman, tant la quête est intense.
*
Alain
Duault est spécialiste de la musique à la
télévision et à la radio [France 3 et Radio
classique), dans la presse, au cinéma, sur Internet, à
travers des livres. Il est aussi un poète reconnu, qui a obtenu
plusieurs prix dont le Grand Prix de poésie de l'Académie
française et le prix Mallarmé.
*
Monique
W. Labidoire, née de parents hongrois, a vu sa vie de jeune
poète bouleversée par sa rencontre avec Guillevic, qui la
considérait comme sa fille adoptive. Infatigablement
attachée à la diffusion de la poésie, elle anime
plusieurs associations, forums et revues. Elle a publié une
vingtaine de recueils ainsi que plusieurs essais critiques.
Présence
à Francopolis
- Gueule de mots - Libre parole à
Monique W. Labidoire - janvier 2014
- Vie-Poète
: Charles Dobzynski - novembre 2014
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