SALON DE
LECTURE - SEPTEMBRE 2016
CLAUDINE BERTRAND
OU LA COMBUSTION POÉTIQUE

(Paysage corse, juin 2016 (photo reproduite
du site de l’auteure)
La passion de l’écriture, ce libre parler qui est en
même temps expression et partage, cri coupant et vague apaisante,
vent d’orage et errance musicale, indignation et espoir… une
poésie qui consume l’être comme en proie à une
combustion intérieure, asséchante mais aussi porteuse
d’élan revivifiant comme une remontée à la source
: ainsi nous apparaît l’œuvre foisonnante de la poète
québécoise Claudine Bertrand, dont voici quelques
aperçus à la faveur des échanges
occasionnés par le marché de la poésie 2016 ; que
la poète soit assurée de ma reconnaissance pour la
confiance accordée. (Dana Shishmanian)
Pierres sauvages
Ce que pense le monde
la pierre le sait
mais se tait
La pierre n’est jamais la même
mais pour qui regarde de près
reconnaît que c’est la même
Ses formes se devinent mieux
quand nous l’approchons
sa texture nous apprend
un soupçon d’éternité
***
Plus de portes
ni de fenêtres
Je n’habite plus les demeures
qui me dépossèdent
Surprise
à lécher la pierre
pour étancher la soif
Derrière des barreaux
se touchent des lèvres
La pierre crève les yeux des miroirs
***
La pierre
respire
au moindre craquement
À ses spasmes
tu chausses des pensées libres
pour apercevoir les sommets
Elle se fend la tête
pour rompre la nuit
que nous écoutons
Lorsqu’elle se déhanche
notre rêve est en elle
(Extraits du recueil Pierres sauvages, L’Harmattan, 2005)
**
Au
large du Sénégal
«Écoute
le silence sous les colères flamboyantes de
l'orage.
La voix de l'Afrique
planant au-dessus de la rage des canons longs.
La voix de ton cœur,
de ton sang, écoute-la sous le délire de ta tête,
de tes cris.
Les
plus
beaux
épis, les corps les plus beaux élus patiemment parmi
mille peuples ?»
Léopold
Sédar Senghor
*
Forêt de
baobabs
Mémoire du temps
Le ciel légende son histoire
On revient dans nos pas
Larmes de Senghor
Ramènent à la source
La langue
Éloignés du large
On marche de nuit
Pieds nus
Sur la poussière des ancêtres
L’homme de l’île
Aux nombreux dédales
Enlace nos regards
Dissipant le lendemain
Encore trop loin
Bougie en main
Il interroge
La fuite des choses
Il retient sa dernière chance
En bribes de langage
Le corps insulaire
Parle une langueur
Dans les serments
Est-ce lui qui dicte
En travers de mes doigts
Ce qui s’écoule
Comme sable fin
Il donne vie à la blessure
La découpe dans la chair
Où le soleil a pénétré
L’homme nomade
Mue légende en réalité
Pour toute poésie
Froissement de peau
Il prend ses rêves
À bras le corps
Jonglant avec la lumière
De minuit
Jamais de sursis
Extraits
du recueil Au large du Sénégal,
Éditions Rougier, 2013
|
***
Fleurs
d’orage
Au poète disparu Roland Giguère
Jette par-dessus bord
langue d’abordage
textes périlleux
et œil de l’artiste
Des gestes s’enroulent
traces d’eau souterraine
où se profile la vie
en trames de sables
L’œuvre malmenée
étonnée par la tempête
sombre près de l’île
comme nacelle de fortune
(…)
Le sourcier cherche
cryptes dissimulées
et cités englouties
entre mer et mère
Tourner le cap
pièges de sable
ultime promenade
sur la grève
Ni jour ni crépuscule
ni soleil ni obscurité
et pour le plongeur
repêcher un noyé
Comme vague et houle
terre de prière
trouve refuge
en langue marine
De vertige en vertige
que du sable mouvant
dunes de trames
ton pas se travestit
En visionnaire
tu pulvérises rime
règles et tabous
la barque continue
Jamais rapatrier les os
ni la sépulture
du poète qui écrit
remontant le fleuve
Extraits du recueil Fleurs d’orage, Éditions Henry, 2015
****
Hélène l’insoumise ou cœur rebelle
(En hommage à Hélène Monette,
poète québécoise, décédée en
juin 2015)
Feuilles entrelacées
ton visage Hélène
forme une arcade
mêlé au feuillage.
Les oiseaux volent si bas
dans une langue rauque et sauvage.
Ils ont jeté l’éternité
dans le ravin
Tu as la bouche brûlante
la trace encore si vivante
en attente du poème.
N’est-ce pas toi
qui écris
décousu, l’avenir
fil gris de malheur
qu’advienne le plat récit
La couleur rouge
de ton âme
dans le jardin.
L’air est timide
et frémissant
trois petites gouttes
avant le déluge.
Ce qu’il y a de précieux
… ma douleur, ma déesse
elle a toute ma foi
je lui dois tout
Le poème est aboli
entre deux questions
entre deux guerres.
Et le crayon de la satire
est pulvérisé
par une kalachnikov.
La rumeur du monde
disparate
se rapproche par ressouvenances
confrontée aux lointains
« Antigone est la sœur
cachée du poète »
(Hubert Haddad)
Elle dit
ce que les autres
ne veulent pas entendre
je suis banale…
une cinglée d’artiste
qui ment
de plus en plus mal
Il y a ceux
qui ferment l’œil
ceux qui achètent un Éden
pas cher
ceux qui meurent l’été
à peine entamé…
Un vent chargé
de voix muettes
traverse la terreur intellectuelle
vivre seul et être au plus seul en soi
Des os
des débris
des morts
et le murmure des ombres.
La vie s’en est allée
brutalement
frôlant l’étoile
la plus triste.
Les poussières nucléaires
ont irradié
la tendresse sous la peau
La lune rousse
plongée dans le mystère
est soumise à une enquête.
L’apocalypse pousse son cri
Il t’arrive de penser
que cela tient de la folie.
Il t’arrive de bafouiller
de mettre un mot
pour un autre
mon corps pour pays
plein de frontières
Résister
c’est écrire.
S’éveiller
parfois
sur un cauchemar.
Écrire
c’est s’insurger
contre
toute forme d’oppression.
C’est…refaire le monde
se donner rendez-vous
dans la rue
tenir tête à l’aberration en chantant
©Claudine Bertrand, inédit
(P.S. : Tous les extraits en italique sont de Hélène
Monette
tirés de Plaisirs et paysages kitsch, Boréal,
Montréal.)
* * *

Claudine Bertrand lors de la remise du prix
Alexandre Ribot, au Marché de la poésie, Place
Saint Sulpice à Paris, juin 2016. Première
Québécoise à recevoir ce prix.
(photo reproduite à
partir du site de l’auteure)
CLAUDINE BERTRAND
Lauréate du Prix Femme de mérite 1997 et
médaillée d’or du Rayonnement culturel, Claudine
Bertrand est l’auteure d’une vingtaine d’ouvrages
poétiques
et de livres d’artiste au Québec et à l’étranger:
Une main contre le délire (finaliste en
1996 au Grand Prix du Festival international de la poésie),
L’amoureuse intérieure (Prix de
poésie 1998 de la Société des écrivains
canadiens),
Le corps en tête (prix Tristan Tzara 2001),
L’énigme du futur (Prix
Saint-Denys-Garneau en 2002),
Passion Afrique (grand prix du Salon
international des poètes francophones au Bénin, 2010),
Rouge assoiffée, volume anthologique
(1983-2010),
Fleurs d’orage (prix International Alexandre Ribot 2016,
décerné au Marché de la poésie à
Paris)...
Fondatrice de
la revue Arcade, elle la dirige de 1981 à 2004. Elle
crée le Prix de la relève Arcade (1991). En 1996, la
Ville de Montréal souligne la contribution de la revue à
l’occasion de son 15e anniversaire en lui décernant le titre de
finaliste au Grand Prix du Conseil des Arts de la Communauté
urbaine de Montréal.
Elle fonde, à la suite en 2006, la revue en ligne Mouvances.ca
et collabore également à plusieurs revues
littéraires au Québec et à l’étranger. Elle
a dirigé des anthologies (Instants de vertige – 45
poètes Québec-France et Grandes voix francophones en
2012, Éloge et défense de la langue française),
des collectifs (Le Québec des poètes et La France des
poètes).
Elle
est chroniqueuse de poésie à CISM, la radio de
l'Université de Montréal, et anime une émission
à la radio de RVM depuis 2006.
Elle participe à de nombreux colloques et donne des ateliers
d'écriture de femmes.
En 1985, elle a co-animé la première " Nuit au
féminin à l'Université du Québec à
Montréal " et, depuis 2010, des Soirées de
lectures de poésie. Elle fait partie du Conseil
d’administration du PEN québécois.
Ambassadrice
de la poésie québécoise, elle offre à
l’étranger de nombreuses lectures, des conférences et des
ateliers de poésie, et participe à des festivals
internationaux de poésie. Elle a notamment été
correspondante à Paris pour le 1er Congrès des
poètes du monde. Elle crée en 1999 la collection
internationale de poésie :
- «Vis-à-vis », aux Éditions Trait
d’Union.
- En 2010, au Bénin, un prix de poésie pour la
relève est baptisé «Claudine Bertrand ».
Son
Site: Claudine Bertrand
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Salon de
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Claudine Bertrand
recherche Dana Shishmanian
septembre 2016
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