Le Salon de lecture

Des textes des membres de l'équipe ou invités
surgis aux hasard de nos rencontres


Angèle Paoli - Damien Gabriels - Emmanuel Rastouil... et plus

ACCUEIL  -  SALON DE LECTURE  -  FRANCO-SEMAILLES  -  CRÉAPHONIE

APHORISMES & BILLETS HUMOUR - CONTES & CHANSONS  -  LANGUE EN WEB  -  UNE VIE, UN POÈTE

LECTURES CHRONIQUES  -  VUES DE FRANCOPHONIE  -  GUEULE DE MOTS  & LES PIEDS DE MOTS

SUIVRE UN AUTEUR - PUBLICATIONS SPÉCIALES  -  LIENS &TROUVAILLES  - ANNONCES

LISTES DES AUTEURS PUBLIÉS & COMMENTAIRES  -  LES FRANCOPOLISTESPOÈMES DU FORUM


SALON DE LECTURE - MAI 2015

MIREILLE DIAZ - FLORIAN

Prologue au salon de lecture

Entrer dans le salon de lecture me fait prendre conscience que j’ai, avec bonheur, traversé plusieurs vies. Mais ce qui les relie entre elles reste fondamentalement, la littérature. La lecture à la lampe électrique sous les couvertures, lors de mon enfance corrézienne, pour suivre les aventures des héros d’Alexandre Dumas, l’exploration critique du patrimoine littéraire à l’université, mon travail d’enseignante, où j’initiais mes élèves à «entrer en littérature», tout cela engage des pans de ma vie.

Actuellement, au sein de l’association que j’ai fondée : Le Lire et Le Dire, j’ai plaisir à faire entendre lors de lectures publiques, des extraits d’auteurs contemporains et j’anime l’atelier d’écriture La Mezzanine.

Entrer dans le salon de lecture, se présente aussi comme une incitation à parler davantage de « mon travail en écriture. » Mes premiers souvenirs remontent aux rédactions scolaires, qui me permettaient d’explorer le plaisir et les contraintes de l’écriture. Plaisir et contraintes. J’ai eu à certains moments l’impression de peiner à défier les limites de temps, de disponibilité et la plus terrible, celle du doute.

Mais j’ai toujours répondu fermement : non, à la question: puis-je vivre sans écrire? La parution de la biographie de Catherine Pozzi* a constitué un moment déterminant. Le lecteur anonyme, enfin, découvrait ce que j’écrivais et je contribuais à faire connaître une femme remarquable.

A ce jour, la Revue Brèves a retenu pour son prochain numéro une de mes nouvelles de Vieilles Folles, Vieilles Sages, et mon recueil de poésie Carnet de l’Obscur, illustré des encres de Gilbert Conan, devrait sortir prochainement. Un beau projet de livre d’artiste Rives dont j’ai écrit les nouvelles, mobilise mon énergie. Patiemment, je calligraphie chaque texte pour les neuf exemplaires uniques aux éditions Le Bretteur.

Entrer dans le salon de lecture consiste enfin à apporter des textes dans mes bagages, pour donner un aperçu de mon travail. J’ai choisi une nouvelle « l’Attente » qui fait partie du recueil en cours d’écriture Hors-Cadre, deux textes du recueil Croquis et deux de Petits textes pour de grandes rencontres. Ce choix illustre mon goût pour le texte court, les mises en récit de scènes vues et une certaine façon d’entrer dans les chambres d’écrivain et les tableaux de peinture.

A bon lecteur, salut.
Mireille Diaz-Florian


***


Son livre en vitrine d'une librairie parisienne
Catherine Pozzi,
La Vocation à la nuit. Préface de Claire Paulhan.
« Le cercle des poètes disparus ». Editions Aden



Quelques Textes présentés par François Minod.

  Croquis  (Miroirs - Jours de Grève)
Petits textes pour de grandes rencontres

-(Céleste dans la chambre - Chagall) -
Hors-Cadre  (L’Attente)


*
- Croquis
Miroirs

J’ai vu cela dans ce jardin. Je l’ai vu deux fois. D’y penser me traverse encore d’indicible douleur. J’y pense justement parce que le mur est celui d’un jardin dont j’aime l’ordonnancement. Il s’accorde à mon rythme de déambulation. C’est le jardin des Doms en Avignon. J’aime à y accéder par les escaliers latéraux qui démarrent au pied des rochers, dans les ruelles derrière le Palais de Papes. Je descends ensuite selon la saison, vers le fleuve si c’est l’été pour prendre le petit bateau qui me fera traverser le Rhône jusqu’à l’île de la Barthelasse. Je rejoindrai l’esplanade du Palais, si c’est l’automne.

Est-ce parce que cette marche constitue un moment particulier d’avant l’écriture ou d’entracte à l’écriture, que j’ai reçu cette scène avec une intensité si forte?

La première fois que j’en ai été témoin, Avignon s’apaisait dans la touffeur d’un dimanche où le soleil dès le matin chauffait le ciel à blanc. J’allais vers la terrasse, ouverte sur le Ventoux. Sur le mur qui la longe, deux jeunes gens se tenaient debout, le regard fixé sur un point de la ligne des toits. Puis ils se mirent à pousser de longs cris et à gesticuler dans cette direction. Leur voix portait loin dans le matin. On aurait pu les entendre jusqu’au rempart, semblait-il, comme les échanges de bergers dans les montagnes. La ville somnolait dans sa torpeur dominicale. Je poursuivis ma promenade.

Les cris se prolongeaient. Je comprenais progressivement les mêmes paroles répétées:

- Mahmoud, c’est nous, montre-toi, bouge ta main. Mahmoud, réveille-toi, c’est nous.

Je les regardais agiter les bras. Lorsque je passai à leur hauteur, je distinguai un cri de réponse. Ils se retournèrent vers moi:

- c’est notre copain. Il est en prison, voyez là-bas...
- pourquoi, il est en prison?
- pour meurtre... non , je rigole, pour des conneries, rien du tout . Il va y rester tout l’été. Nous, on vient le dimanche, on l’appelle. Il met une glace à la fenêtre. Il peut nous voir. On parle.

Je ne crois pas avoir dit quelque chose. J’ai pensé que le moment était bien choisi pour faire signe, au sens strict du terme. L’air était transparent. Aucun vent ne détournait le son de la voix.

Mahmoud les regarde dans le miroir. Il s’est rasé le premier dans la minuscule cellule. Les deux autres dorment encore. Ils ont le sommeil agité. Ils se roulent en boule comme des enfants. Mahmoud est heureux. Il agite la main. Puis il colle son visage entre deux barreaux pour lancer sa voix.

Ce fut ensuite le temps d’automne. Le mistral a décapé le ciel jusqu’au bleu dur. De la terrasse, on aperçoit le fleuve sous une brume dorée. Le jardin est très animé. Des enfants se laissent glisser dans la pente sur leur trottinette. Les touristes déambulent par groupes.

Sur le mur, il y a debout, un groupe de jeunes filles. Elles sont habillées de noir, avec leurs jambes fines gainées de collants orange, en l’honneur d’Haloween. Elles portent des chaussures à la semelle très épaisse qui les grandissent.

Elles ont chacune un tout petit sac à main. Elles aussi crient:
- Farid, montre-toi, c’est nous, c’est moi Karima; je suis là. Je suis avec Fadila, et il y aussi ta soeur. Sors ta main...

L’une d’elle doit avoir environ treize ans. Elle se dresse sur la pointe des pieds et bouge les bras. Les deux plus grandes sont reliées par le fil d’un walkman. Elles bougent sur le rythme de la musique. Farid a installé la petite glace. Ses deux compagnons de cellule l’ont aidé à monter jusqu’à la fenêtre, grâce à une installation précaire. Farid n’est pas très grand.

- tu les vois?
- oui
- Hé, vas-y, dis quelque chose...

Farid agite simplement la main. Sur le miroir, l’image se brouille. Il ne peut pas crier.
Sur le mur, les jeunes filles s’impatientent, commentent le silence. Leurs voix fusent à nouveau, claires. Les promeneurs ne semblent pas surpris. Quelques-uns s’approchent du mur et regardent dans la direction de la prison.

Entre les barreaux d’une fenêtre, on voit une main s’agiter puis, un court instant, l’éclat de la lumière que réverbère la glace.

**
Jour de grève

C’est un jour de grève, comme toutes les fois où c’est un jour de grève à Paris. Le flot des voitures enserre la ville dans un étau bourdonnant et sur les trottoirs, les gens marchent vite, en évitant d’un mouvement souple, les vélos, les patineurs et ceux qui parfois ont cette hargne épuisée du marcheur, ce jour-là.

Jour de grève à Paris, comme une fête. La lumière du matin vitrifie la Seine et de quelque côté que l’on regarde, l’or et la nacre bleutée glacent les vitres des immeubles. Sur le pont de Bercy, le vent pique. Une femme africaine me croise. Elle a sa marche déhanchée et ce port de tête qui lui donne grâce et douceur. Elle pourrait aller chercher de l’eau. Elle est calme. Elle arrive pour balayer des bureaux. Ce matin, la grève lui a donné comme un cadeau, le rythme scandé de la marche où les pieds portent juste. Elle me sourit. Elle m’a vu ralentir sur le pont. Elle tourne la tête, semble marquer un arrêt.

Notre Dame navigue dans une légère brume et des péniches disparaissent dans l’échancrure du pont d’Ivry. L’eau se referme dans leur sillage, on pourrait dire, en silence, car c’est cela le passage du pont de Bercy, ce matin, précisément d’un jour de grève, cela qui s’arrête, frémit, regarde et croise les regards des marcheurs que tant de beauté soudainement unit, étreint.

Je pourrais m’arrêter au milieu du pont pour ce doux vertige, toujours à franchir la Seine, ainsi dès le premier regard sur ma ville mentale. La grève redonne à Paris cette ivresse déambulatoire.Sur le trottoir, des ouvriers répandent un goudron fumant. Les gestes sont d’une fascinante exactitude. J’aimerais photographier ces gestes-là dans leur fermeté, offrir à ces hommes, ce matin, l’image de leur travail méticuleux. Ils se sont arrêtés pour regarder les femmes. Elles ont cette façon si particulière d’avancer qui leur donne à eux la saveur du désir et ce droit de regard. Beaucoup de femmes passent les jours de grève. Un vélo me double, cahote, puis m’évite. Un enfant rit. Son père accentue le mouvement. Ils rient tous les deux, complices du temps de grève.

Ce sera plus tard dans la journée. Le pont reçoit du couchant une lumière mordorée. Les marcheurs ont ralenti le pas. Des sirènes de police retentissent. Dans les cars, les CRS sont bardés de plexiglas. Sur la place d’Italie, les voitures vertes des services de nettoiement commencent à tourner. Des hommes vêtus de combinaisons, avancent en rangs serrés sur les trottoirs. Ils portent en bandoulières des appareils à soufflerie qui projettent vers les bennes, dans un même envol, les feuilles larges des catalpas, les boîtes de coca , les cartons de Mac Donald. Des lances à eau les relaient, poussent les piétons dans l’encoignure des immeubles. Ils forment une arrière – garde terrifiante en queue de manifestation. On peut avoir peur que les manifestants se retournent alors pour défier ces monstres encarapaçonnés de vert, qui avancent, implacables dans la lumière des gyrophares.

J’entre dans la mairie. Une mariée est debout dans le hall. Sous la voilette, le maquillage est outré, le regard inquiet. Des amis l’entourent, ou la famille. Le marié doit être prisonnier des embouteillages.

C’est un jour de grève avec manifestation. Je crois qu’elle pourrait partir alors, interrompre cette attente, elle pourrait courir, à cause de cela peut-être, dans l’avenue des Gobelins. Les feuilles d’or et les canettes rouges de coca-cola seraient un vrai décor de fête. On la verrait courir. Les fleurs de son bouquet seraient elles aussi aspirées, dévorées par les bennes haletantes, dans ce grand service de nettoiement des manifestations.

Elle aurait rejoint les manifestants, ainsi, tout de blanc vêtue. Ils chantent. Sa voilette s’est un peu redressée. Dans ses mains, elle a gardé le ruban de satin. Les étudiants agitent des banderoles, lâchent des fumigènes. Certains crient “vive la mariée !”, “avec nous la mariée ! » Le marié peut bien la croiser dans la voiture qu’il a fait briller, la veille, Porte de Vitry, en parlant en connaisseur, des enjoliveurs en promotion à Carrefour. Elle avance avec les étudiants. Son corps bouge au rythme des percussions.

Dans le hall de la mairie, le brouhaha s’est amplifié. Une vieille dame s’avance vers le grand escalier. Elle ne franchit pas la limite que matérialise la moquette bleue, mais s’arrête, interdite. Elle tient dans ses mains tremblantes un document. Son regard exprime une surprenante détresse.
`
Un grand gaillard s’approche alors. Il sort du service social, la mine avinée, la démarche chancelante. Il s’est placé devant elle. Il lui prend le document des mains, avec des gestes d’une grande douceur. Il semble qu’il déchiffre avec peine. La vieille femme sourit. On ne voit pas exactement qui va renseigner l’autre. Mais cela n’a plus d’importance.

Ce qui compte à cet instant, ce sont ces deux silhouettes proches l’une de l’autre. Lui a un corps maladroit, elle se tient très droite. Il hésite. Elle le regarde patiente, rassurée. Puis il fait un geste vague qu’elle interprète avec un regard dubitatif. Il sourit à son tour. Il l’accompagne jusqu’à l’ascenseur, en prenant soin d’adapter sa marche aux tout petits pas de la vieille dame, qui serre contre elle le document. Elle incline gracieusement la tête. Lui, courbe tout le haut du corps. Ils disparaissent au détour d’un couloir.

Dehors la ville s’ébroue dans l’ombre à venir.

Demain sera encore un jour de grève.

Petits textes pour de grandes rencontres

***


- Petits textes pour de grandes rencontres

***
Céleste dans la chambre

"Puisque vous avez la bonté de trouver dans mes livres quelque chose d'un peu riche, dîtes-vous
que cela est dû très précisément à cette surnourriture que je leur réinfuse en vivant, ce qui
matériellement se traduit par ces ajoutages"

Marcel Proust. Lettre à Gaston Gallimard

Relire page à page, chaque été, La Recherche, me conduit à la chambre d'écriture où Marcel Proust ne "travaille qu'à cela".

C'est un matin d'aube grise sur Paris. Céleste a refermé la porte doucement en jetant un ultime coup d'oeil dans la chambre. Au pied du lit, des feuillets sont tombés à côté des porte-plumes. Elle les ramassera plus tard. Toute la nuit, elle a été présente à ses côtés. Elle maintient allumée, la bougie qui lui sert pour les fumigations. Elle lui a fait beaucoup de tilleul. Il a travaillé avec intensité.

Il dort. Lorsqu'il s'éveillera au milieu de l'après-midi, Céleste sera déjà debout. Des amis ont sonné. Non, il ne reçoit personne. Oui, peut-être ce soir. En effet il dîne parfois au Ritz. Oui, il travaille. Elle tient prête l'essence de café. Même s'il a des difficultés à chasser les effets du véronal, il est toujours impatient de se remettre au travail. Il aura peut-être quelque courrier à faire porter. Céleste ne comprend pas où il puise cette énergie.

Elle trouve à peine la force de sourire en se rappelant le bon moment de gaîté de la veille. Elle lui a dit qu'il avait l'air d'un oiseau, avec ses cheveux noirs tout dressés comme des plumes. Il a ri. Elle avance à pas feutrés dans le couloir. Elle perçoit très éloignés, les bruits de la rue. J'écoute le léger craquement du lit lorsqu'elle s'allonge enfin pour quelques heures de repos.

Dans ce silence, je peux arrêter ma lecture. Les chambres écrites de Combray, de Balbec, de Doncières glissent dans un instant de kaléidoscope. Le Narrateur y place derrière les tentures ou les reflets, ses terreurs, ses attentes, l'ombre d'Albertine, le désir absolu et refusé de la photo d'Oriane de Germantes. Dehors la mer se replie dans un chuchotement recommencé et sur la digue au matin, les robes claires des jeunes filles tracent pour le peintre l'axe de la lumière. La phrase avance de sa belle amplitude jusqu'à la source. Le travail a été lent, épuisant.

Dans la chambre, les cahiers s'entassent. Les éditeurs essaient d'imaginer la coupe, là où justement l'oeuvre ne peut être que cet écoulement maîtrisé du texte pour façonner le temps comme un espace en boucle. A ce prix seulement, nous pouvons apercevoir Saint-Loup à n'importe quel moment avec sa jeunesse emportée, sa façon bien à lui de balancer son monocle, et oublier ainsi l'implacable avancée de la désillusion et de la mort. La phrase s'élabore andante. La sonate de Vinteuil ou la diction parfaite de La Berma seront audibles à la virgule près, même si les jacasseries mondaines étouffent les questions plus essentielles. Dans le ciel de Paris traversé d'obus ou de zeppelins, on pourrait tout aussi bien apercevoir "quelque archange de Mantegna sonnant dans un
buccin."

Il s'est levé maintenant. Céleste sera entrée. Elle le regarde avec une infinie tendresse à cet instant qu'elle ne partage avec personne. Il ébauche un sourire un peu triste. Sous les yeux, les cernes se sont agrandis. Ses doigts tâtonnent pour boutonner la chemise. La main de l'écrivain, elle, reste sûre. Les cahiers révèlent la fermeté des biffures. La marge accueille "les ajoutages" qui exaspèrent l'éditeur.

Céleste sait qu'il vit de cela, davantage que de toute nourriture. S'il est trop fatigué, elle écrit sous sa dictée. A aucun moment, en entrant à son service, elle n'a pu imaginer la rareté de ces moments-là. Elle ne saurait dire d'ailleurs ce qu'elle ressent à écouter ces mots, ces phrases dont elle ne perçoit pas toujours ce qui les relie entre elles. En revanche, elle devine dans l'essoufflement de la voix, la nécessité d'écrire.

Il s'arrête souvent, demande qu'on relise. Il peut alors rester dans une apparente léthargie, le regard fixé sur un détail de la tapisserie. Céleste n'ose pas bouger. Elle a appris à différencier les temps de repos, de ces silences, où elle sait qu'il travaille. Les fantômes de Saint-Loup, de Gilberte, de Swann, d'Albertine sont maintenant distanciés. Reste l'implacable exigence de l'écriture pour leur donner, quel que soit le lieu où le lecteur les apercevra, cette certitude d'exister, là au centre de la page et dans les marges aussi, où il faut tenter absolument d'introduire une précision, un dialogue qui, à lui seul, pourrait peut-être tisser plus finement encore la trame des vies toujours imaginées.

Céleste s'étonne parfois tant la correction lui semble disproportionnée avec l'effort qu'il doit fournir pour se redresser et les quelques lignes tracées sur le cahier. Elle proteste rarement, sinon dans ces moments où il s'abandonne, comme un enfant dans l'attente d'un tilleul ou d'un porte-plume. Elle tapote les coussins, elle marmonne contre ce livre qui le tue, contre les amis de Monsieur, qui ce matin encore sont venus aux nouvelles, contre ce temps gris où sûrement il prendrait froid s'il tentait quelque extravagante sortie.

Il l'écoute. Comme elle, il sait qu'il ne quittera pas cette chambre aujourd'hui. Il ferme les yeux. Il est à Combray. Le tilleul calme la toux. Beaucoup de pages sont écrites et publiées. Est-il possible qu'au moment même où il peut s'approprier, intacts, les bruits du Grand Hôtel, la lumière de l'atelier d'Elstir, les odeurs lourdes du salon d'Odette, un lecteur anonyme en perçoive l'exactitude ? Il veut le croire.

Céleste n'a encore jamais lu un livre en entier. Pourtant elle s'assoit chaque nuit près de la table. Elle veille, patiente, attentive à la gestation des mots comme au souffle de l'écrivain. Parfois elle revoit dans le silence à peine troublé par le grattement de la plume, les images que lui accorde sa propre mémoire. Elle est loin alors de cette chambre confinée. Dehors la nuit bute sur les granits glacés. Elle est assise avec sa mère le plus près possible du foyer. Elle écoute les rares paroles échangées. Maintenant qu'elle est loin, elle se remémore mieux les voix, le bruit des animaux dans les étables, le passage du vent sur le plateau.

Je la regarde. Elle a fermé les yeux et ses mains sont posées à plat sur ses genoux. Elle a l'humilité d'un modèle de Cézanne. L'écrivain s'est interrompu. Il observe Céleste. Il pense qu'elle est l'ultime prisonnière de la chambre où les textes envahissent peu à peu la table, le lit, le dessus de la cheminée. Il ne la dérangera pas, pas tout de suite. Il suit sa rêverie. Un rai de lumière traverse maintenant l'espace de la chambre. Céleste a sursauté. Elle se sera endormie? Monsieur veut-il encore un peu de tilleul? Non. L'écrivain a repris son travail. Céleste se lève. Aucun de ses gestes ne peut le déranger.

Il écoute ses pas, glisser dans le couloir.

****

Chagall

Le musée d’Art Moderne est ce lieu de vitres et d’espaces blancs où j’ai aimé déambuler les dimanches solitaires de ma vie d’étudiante.Vu de l’esplanade du Trocadéro, Paris s’inscrit dans un cadre surprenant avec une perspective soudainement élargie où le ciel s’étire, privé de l’ordinaire géométrie urbaine.

Ce jour-là, le métro aérien s’est arrêté sur le pont au-dessus de la Seine. Un groupe de supporters d’un club de football toulousain vociférait et trépignait. Les wagons tremblaient, les passagers aussi, suspendus que nous étions entre le ciel et l’eau. Je crois bien y avoir vu le meilleur des augures à cette rencontre avec Chagall, maître absolu du vol humain au-dessus des villes, des synagogues et des rues bourbeuses du shtetl.

La période exposée est celle qui précède le départ de Russie, celle où le poète bouclé qui dort dans les dilutions somptueuses des couleurs de Chagall, correspond à ce beau jeune homme au regard clair sur les photographies de l’album familial. Celle des fiancées lumineuses indéfiniment enlacées, en contraste avec les maisons du village, entrouvertes sur l’accouchement des femmes joyeusement célébré par des hommes justement enivrés. Avec des matrones aux mains puissantes qui chassent les poules et les chèvres sur le seuil et s’emparent de l’enfant hébété de tant de vitalité du monde, de tant de frénésie collective, de tant d’étoiles dans le ciel outremer où somnole une vache aux yeux mélancoliques.

L’enfant s’endormira comme le poète, de tant de beauté vitale, appétissante et sordide, de tant de douceur humaine au coeur du shtetl trépidant, où s’écrasent les lignes de la perspective pour donner au regard l’omniprésence du peintre démiurge. Toits au bord du vide, silhouettes esquissées et bancales, palissades branlantes sur fonds de ciels extravagants, corps envolés dans la transparence des rouges, tendresse lyrique des gestes et des regards cernés d’un trait plus insistant, gigantesques fiancées à dormir sous leurs jupes, à mieux rêver leurs corps démesurés, tavernes empuanties avec des rires et les flatulences devinées, fenêtres entrebâillées, battantes comme un rire en écho dans toutes les pulsations du monde.

Ou comme des larmes aussi.


* * * * *
- Hors Cadre



L’attente

Grete
L’hiver s’accrochait aux berges du canal. La glace salie enserrait les piles des ponts. La ville restait figée dans le silence de l’aube. Grete s’était approchée de la fenêtre. Elle se tenait là, dissimulée dans les plis des lourdes tentures. Elle attendrait la montée de la lumière. Cet instant de solitude se faisait de plus en plus rare depuis que la naissance de l’enfant approchait. Elle était toute la journée sommée d’accomplir parfaitement les tâches que son entourage estimait conformes à son nouveau rôle. Grete n’était plus aussi sûre de répondre avec la douceur dont on la gratifiait depuis son entrée dans la nouvelle maison. Les domestiques ne cessaient de la solliciter, pour au final faire ce que bon leur semblait. Sa belle-mère avait depuis plusieurs semaines pris possession des lieux.

Elle sentit soudain le froid la saisir tout entière. L’enfant avait bougé. Mais elle ne savait rien de lui. Elle nourrissait en elle l’impatience. Ce n’était pas celle qui devait la conduire à découvrir le visage de l’enfant. C’était ce désir chaque jour plus fort de partir retrouver la maison de l’enfance, la sienne.

Ce serait le même matin glacé par les derniers assauts de l’hiver. Elle attendrait dans le lit tiède, que sa soeur se réveille. Elles descendraient l’escalier de la courette qui donnait directement sur le canal. Marike serait déjà en train de s’affairer pour ranimer les feux. Elles savaient qu’elle protègerait leur fuite comme leur retour. Les patins seraient vite enfilés. Le temps était compté. Main dans la main, elles filaient sur la glace. Le crissement des lames accompagnait le bruit du vent. Elles se grisaient de cet élan. Tout le corps devenait une voile tendue sur l’horizon dilué de gris. Le mouvement rythmé calmait peu à peu le souffle et les battements du coeur.

Grete écoutait la vie battre dans sa poitrine. Rien ni personne ne pouvait faire obstacle à cet envol. Sa soeur bientôt lui signifierait par une pression plus forte de la main, qu’il était temps de rentrer. Elles ralentiraient avant d’apercevoir la coiffe blanche de Marike. Elle guettait leur arrivée sur le seuil de la cuisine. La lumière déjà changeait la couleur de la glace. Grete regardait sa soeur pour tenter de lire sur son visage rougi par le froid, la même angoisse qui l’assaillait, elle, en revenant vers la maison. Elle y retrouvait juste l’éclat du regard qu’elle aurait aimé croiser à cet instant.

La ville bruissait. On s’affairait dans la cour. Elle vit partir Jan. Elle ne s’étonnait plus de son absence à ses côtés. Un baiser accordé distraitement scellait désormais leur rapport quotidien. Elle était réputée alanguie, fragilisée par son état. Les affaires exigeaient la présence dans les entrepôts de la Compagnie. Il reviendrait pour le dîner qui se déroulerait selon un rituel immuable. La mère et le fils parleraient de leurs projets. La naissance de l’héritier supposait désormais de développer l’activité. On se tournait vers elle avec un regard complice pour évoquer la venue de l’enfant, les festivités à prévoir, les invités à sélectionner. Elle sourirait. Jan montrerait ensuite les nouveaux échantillons de soieries. Elle soulignerait son plaisir en caressant le tissu puis se retirerait discrètement.

Il lui était impossible depuis son mariage de sortir seule. Elle attendait avec impatience la lettre qui annoncerait la venue de Marike. Elle avait arraché l’accord de Jan pour qu’elle puisse venir avant l’accouchement. Sa belle-mère s’y était opposée, soucieuse de marquer la distance entre la famille du pasteur et la demeure d’une lignée de marchands, honorée dans la ville depuis des générations. Grete avait attendu la venue de Jan. Elle avait su saisir sa main et supplier. Il avait acquiescé, surpris par l’insistance de sa demande. La nouvelle avait fait grand bruit dès le lendemain auprès des domestiques. La mère de Jan avait montré sa désapprobation mais calmé fermement les protestations. Marike dormirait auprès de sa maîtresse. Aucune soupente ne lui serait attribuée. Elle repartirait rapidement, une fois Grete rétablie.

Grete avait soutenu fermement le regard de sa belle-mère qui n’avait cessé de la fixer durant le repas. N’avait-elle pas, dès l’enfance et quel qu’en fût le prix, osé défier celle qui avait remplacé sa mère ? Elle et sa soeur, étaient devenues expertes en effronterie, chaque fois violemment réprimée. Seul l’accord tacite de leur père avait été douloureux. Elle pourrait désormais opposer à la colère, le poids glacé de son regard.

Mais pour affronter l’enfant à venir, elle avait besoin de Marike. Elle saurait calmer la sourde inquiétude qui croissait avec la proximité de la naissance. Pouvait-elle ignorer ce qui avait précédé la mort de sa mère ? Reléguée à la cuisine, elle avait écouté, terrifiée, le martèlement des pas et le claquement des portes à l’étage. Elle avait vu les linges ensanglantés que l’on essorait dans les cuves. Les pleurs du bébé avaient relayé les cris de souffrance. Puis la maison s’était soudain emplie d’un grand silence. Personne n’avait fait attention à elle. Marike l’avait découverte endormie dans le cellier. Elle l’avait gardée toute la nuit auprès d’elle, roulée au creux de son ventre. Les jours qui avaient suivi, elle avait guetté près de la chambre, le va et vient des femmes du village venues se relayer pour les prières. Le matin de l’enterrement, un vent doux apportait des odeurs de genêts. L’eau du canal reflétait le bleu délavé du ciel. Elle s’était réfugiée à l’arrière du cortège et n’avait pas lâché la main de Marike.

L’enfant allait naître au printemps. On devinait sous la glace la poussée de l’eau. Les pluies devenaient plus douces. Là-bas, la lande deviendrait boueuse juste avant l’éclosion solaire des
genêts.

Jan
Dans la cour, les chiens avaient bondi. Jan s’était contenté de sourire. Il se sentait heureux sans trop en connaître la raison. Le cocher avait eu l’air surpris de ne pas essuyer sa colère pour ne pas avoir tenu les chiens à distance. Jan passerait d’abord dans les locaux de la Compagnie. Une livraison d’Amsterdam était annoncée. Il se rendrait ensuite à l’auberge. Peut-être était-ce simplement ce rendez-vous qui augurait d’un jour heureux. Il éprouvait surtout un soulagement à quitter la maison familiale. Sa mère y régnait en maîtresse des lieux et sa femme s’isolait dans sa chambre.

Il avait tardé à se marier. Le choix de sa mère devait être le bon puisqu’il s’agissait avant tout d’assurer une descendance. Mais il devait avouer que Grete se montrait déconcertante. Il avait dès l’abord été dépité par la lourdeur de ses traits, sa maladresse. Puis il avait aimé le regard clair qu’elle avait posé sur lui. Il l’avait abordée avec douceur. Il l’avait senti se lover contre lui comme un animal effrayé. Elle lui avait souri au lendemain de la noce. Ce sourire devait sceller une entente. Mais l’approche de l’accouchement avait accru les tensions. Il n’aimait pas la façon dont Grete alternait des attitudes contradictoires. Elle pouvait s’abstraire de la conversation, comme soudainement s’y introduire d’une voix douce que démentait un regard implacable. Sa mère y voyait naturellement quelque malignité qu’il convenait d’exorciser.

Il n’avait qu’une envie, celle de quitter la maison. La promesse qu’il avait faite d’accueillir sa nourrice le rassurait. Il pourrait à tout moment abandonner ce monde de femmes dont il savait se méfier. De son père, il avait appris le toucher sensuel des soieries, la rigueur des négociations. Mais il avait surtout observé la manière subtile dont il menait sa vie, à l’écart de la grande demeure dont l’austérité lui pesait. Très tôt Jan avait partagé ses plaisirs libertins que certains n’avaient pas manqué de critiquer. Il restait décidé à ne rien sacrifier de cette liberté, fût-ce au prix de quelques regards désapprobateurs. Avoir épousé une fille de pasteur, enceinte dans les délais convenables, lui valait désormais la considération indispensable à tout notable.

La matinée s’était achevée sur des transactions satisfaisantes. Il avait renvoyé sa voiture et marchait d’un bon pas vers l’auberge. La glace commençait à se fissurer sur les canaux. Il pensa que l’enfant naîtrait avec le dégel. C’était de bon augure. Dans la salle que traversait à peine un rayon de lumière, il aperçut Johannes attablé avec un groupe de marchands de la guilde. Certains lui étaient connus. Il se mit à l’écart. Quelque vente de tableau était en train de se conclure. Il attendrait.

Johannes
Il s’était assis très tôt dans l’atelier. Il attendait la venue du jour pour imaginer le glissement progressif de la lumière sur le modèle. Il avait besoin de temps pour décider de l’espace à délimiter. Le silence s’accordait à cette attente. L’image de Grete lui était encore insaisissable. La commande de Jan le laissait perplexe. Il souhaitait un portrait de sa femme enceinte. Il ne semblait pas qu’il l’eût consultée à ce sujet. Il avait émis quelques conseils qui pouvaient ressembler à des ordres. Les temps de pose devraient être limités. La naissance approchait. Les éléments de décor seraient en rapport avec la demeure familiale, les délais de réalisation nécessairement courts. Johannes avait acquiescé. Il savait d’expérience que le tableau à venir échappait au commanditaire. Il écoutait les demandes de sa clientèle, mais le véritable travail consistait à pressentir dès la première touche, ce qui se jouait dans l’instant.

Il revoyait sa première rencontre avec Grete au moment du mariage. Sa silhouette un peu lourde contrastait avec des gestes gracieux. Il se rappelait le bleu de ses yeux, sa voix légèrement rauque. Il l’avait observée un court instant, lors de la réception. Elle se tenait à l’écart, près d’une fenêtre. Jan s’était approchée. Lorsqu’elle s’était retournée, il avait saisi la dureté de son regard et la rondeur des courbes du visage. Il pouvait s’appuyer sur ce que révélait ce mouvement fugitif. Il fallait l’apprivoiser. Grete devait venir seule dans l’atelier. Toute présence deviendrait un obstacle.

Il se leva. Il savait que l’organisation de l’espace autour du modèle serait déterminante. Il aurait à rassurer Grete. Malgré les conseils de Jan, il la voyait rester debout. Il commença à disposer de hautes chaises tapissées de velours bleu près du bureau. Il laissa au mur la carte de géographie. Jan apprécierait ce détail. La Compagnie entrerait ainsi dans l’atelier avec ses navires chargés d’épices et de soie. Grete alourdie du poids de l’enfant s’ouvrirait au monde. Dans l’axe de la fenêtre, elle pourrait, en restant de profil, accueillir la lumière filtrée. Il restait à lui donner à tenir un objet qui, sans nécessairement illustrer une situation, l’aiderait à accepter son regard et ses rares paroles durant la pose. Ils entreraient ensemble dans l’univers de ce tableau.

Le son des cloches annonça le jour qui tardait à venir. Il était seul pour préparer les couleurs dans le fond de l’atelier. Il devait également accueillir Jan et Grete avec un habit digne de leur condition. Un miroir capta soudain un éclat de lumière. Il resta un long moment à regarder l’or du reflet.

Marike
Les gelées avaient redoublé les derniers jours. Le givre opacifiait toutes les vitres. Sur les chemins de digue, les sabots des hommes et des bêtes sonnaient fort. Marike connaissait les derniers assauts de l’hiver. Parfois un vent glacé devenait paradoxalement annonciateur du printemps. La grande maison restait plongée dans le silence de la nuit. Assise auprès du feu, elle essayait d’imaginer son prochain départ à la ville.

Lorsque le pasteur avait lu la lettre de Grete, elle avait fermé les yeux pour tenter de percevoir le son de sa voix. Elle avait en elle toutes les vibrations assourdies de leurs instants partagés. Le pasteur avait rompu d’une voix sèche, le silence qu’il prenait pour un refus de répondre. Marike avait bredouillé quelques excuses. Puis elle avait fixé cet homme dont la colère nourrissait des sermons enflammés, à défaut de s’opposer à la puissance de sa femme. Il avait baissé le ton, conseillé, rassuré. Elle irait à la ville. Elle se tiendrait auprès de Grete pour l’aider. N’était-ce pas son rôle, depuis le jour où elle était arrivée dans cette maison ? Qui d’autre pouvait, dans ce lieu, évoquer la douceur craintive de l’enfant puis la force muette de la jeune fille? Qui l’avait protégé d’elle-même, lorsque qu’elle s’enfermait dans l’ombre et le silence ?

Elle avait assisté à la première rencontre avec Jan. Son statut d’ancienne lui octroyait de nouvelles responsabilités. Les consignes de la maîtresse étaient claires. Aucun détail ne devait être négligé qui pût entraver le mariage. Elle avait observé Grete le matin, avant l’arrivée du fiancé. Elle se tenait dans le grand salon, près d’une fenêtre. Elle avait sursauté en entendant le bruit des roues dans la cour. Marike était venue vers elle, avait frôlé sa main avant de se retirer. Grete lui avait souri, mais son regard trahissait la peur. Depuis le mariage, elle ignorait tout de sa nouvelle vie. Elle avait appris de sa soeur, venue quelques jours avec ses enfants, qu’elle devait accoucher au printemps. Elle aurait aimé lui parler, alors.

Elle saurait s’approcher d’elle. Elle la retrouverait dans l’encoignure d’une fenêtre. Elle se tournerait vers elle. Elle prendrait ses mains dans les siennes. Marike lui offrirait, préservée, la douceur intacte de l’enfance. Elle aurait juste à la regarder pour apercevoir le glacis des canaux, dans la lumière de l’aube. L’enfant naîtrait après le long hiver, dans le scintillement des eaux sur la lande.

Erna
Un brouillard dense enserrait la maison. Les cris des enfants qui jouaient au rez-de-chaussée semblaient absorbés comme les contours de la ville. Erna venait de cacheter la longue lettre adressée à sa soeur. Elle s’était approchée de la fenêtre avec la certitude qu’au même moment à Delft, Grete se trouvait à cet endroit. Elle savait pour s’y protéger elle-même, l’attraction de ce lieu. Il convenait de se tenir à une certaine distance pour ne pas risquer d’être aperçue. Elle aimait ouvrir à deux battants la fenêtre de son cabinet. Elle humait l’air humide qui montait du canal. Les jours de soleil, elle se tenait quelques instants dans le rai de lumière opalescente qui traversait les carreaux. Elle fermait les yeux. Elle se glissait auprès de sa soeur, dont elle devinait qu’à cet instant, l’attente de l’enfant la plongeait dans une inquiétude tenace.

Elle même, à chaque grossesse, avait ressenti une anxiété qu’aucune parole ne pouvait apaiser. Si elle n’avait jamais connu sa mère, elle avait su très tôt que la naissance frôlait immanquablement la mort. Grete s’était montrée à son égard, gardienne farouche de sa vie, protectrice indomptable dans le combat qui les faisait s’affronter en silence, à l’autorité de la belle-mère. A y réfléchir maintenant, Erna voyait chez cette femme qu’elles avaient haïe, davantage d’impuissance que de pouvoir. Comment aurait-elle pu approcher les deux petites filles soudées dans le pacte que Grete avait maintenu jusqu’à son mariage.

Erna se souvenait encore du jour de son propre mariage. Grete s’était éclipsée après la cérémonie que leur père avait célébrée au temple. Elle n’avait pas assisté au dîner. Elle avait également décliné l’invitation pour les réceptions qui se dérouleraient les jours suivants, en ville, dans la grande demeure de son mari. En quittant la maison du pasteur, Erna l’avait aperçue qui marchait rapidement en direction du canal. Au moment de s’engager sur la grande route, elle l’avait vue, postée au carrefour. Ses cheveux s’étaient dénoués dans sa course. Grete lui avait souri. Puis son image s’était brouillée dans les larmes.

Lorsqu’elle était revenue, trop rarement, rendre visite à leur père, Grete affichait un air enjoué que démentait le son de sa voix. La présence des enfants n’avait jamais changé la dureté de son regard. Mais, à peine se retrouvaient-elles de rares instants seules, à s’éloigner sur la lande, que le chant de l’enfance tissait entre elle une infinie tendresse.

Grete
Grete pénétrait dans l’atelier avec une crainte mêlée de curiosité. Jan lui avait présenté Johannes lors de leur mariage. Elle ne l’avait pas revu depuis cette date. Elle savait toutefois les liens d’amitié qui l’unissaient à son mari. Elle avait d’abord marqué une certaine réticence, avant d’accepter de poser pour le peintre. Les intentions de Jan lui paraissaient obscures. Encore aujourd’hui, elle hésitait. Peut-être avait-elle cédé par simple goût de contrevenir à la bienséance, dont sa belle-mère n’avait pas manqué de rappeler les règles. N’était-ce pas avant tout, s’octroyer le droit de quitter une maison où elle se sentait parfois recluse.

Elle était arrivée essoufflée au sommet de l’escalier. Elle n’avait pas attendu Jan qui donnait les instructions au cocher. Elle avait frappé discrètement. Johannes ne parut pas étonné de la voir arriver seule. Elle affronta son regard. Lorsque Jan entra de son allure décidée, elle s’était approchée de la fenêtre. Elle semblait indifférente à la conversation des deux hommes. Ils décideraient pour elle le nombre de séances, la date de livraison du tableau. Elle percevait sur elle, les regards du peintre sans en ressentir aucune gêne. La lumière, les odeurs, les craquements du plancher sous les pas lui paraissaient familiers. Elle viendrait volontiers dans ce lieu. L’enfant avait tressailli. Elle partageait soudain avec lui cet instant où elle se sentait unifiée. Elle souriait en s’approchant de Jan assis dans le fond de l’atelier.

Johannes avait placé sur un chevalet un tableau achevé. Jan s’était lancé dans un commentaire passionné. Elle le découvrait soudain différent, presque juvénile. Johannes l’écoutait sans intervenir. D’un geste, il manifestait son approbation, sa surprise parfois. Il se tenait debout, en retrait, les yeux fixés sur son tableau. Grete se laissait pénétrer de l’atmosphère de l’atelier. Elle entra dans le silence du peintre. La voix de Jan s’estompait. Elle s’appropriait peu à peu la distance qui la séparait de la toile. Elle reconnaissait dans le décor, les chaises à tête de lion que le peintre avait placées maintenant près de la fenêtre. Une jeune femme somnolait, la tête appuyée sur un bras, le visage éclairé par le blanc de la guimpe. Autour d’elle, les formes et les couleurs emplissaient l’espace d’une matière dense. Grete devinait l’accord subtil qui figeait le modèle dans une immobilité parfaite. Ce n’était pas le sommeil, plutôt une plénitude de l’instant que le peintre avait orchestré.

Elle se tourna vers Johannes. Il semblait perdu dans la profondeur du tableau, où une porte s’ouvrait sur une trace de lumière dorée. Jan restait maintenant silencieux, absorbé dans la contemplation. Elle avait hâte de revenir seule, à l’atelier.

Johannes
Lorsqu’il ouvrit la porte de l’atelier, il ne fut pas surpris de la voir arriver sans la compagnie de Jan. Il la guida vers un fauteuil. Elle avait le visage rosi par le froid. Lorsqu’il croisa son regard, il sut qu’elle avançait seule sur un chemin dont il pressentait la secrète obstination. Elle refusa de s’asseoir et se dirigea vers la fenêtre. Il découvrait avec tendresse, sa démarche alourdie. Lorsque Jan entra, elle paraissait absente à tout ce qui l’entourait. Un rayon de soleil nimbait son visage. Il n’écoutait que distraitement les propos de Jan, concentré sur l’étonnante coïncidence qui la plaçait à l’endroit précis où il avait choisi de la faire poser.

Il avait exprimé le désir de commencer au plus vite les séances de travail. Elle avait acquiescé avec une fermeté douce qui ne laissait aucune place à la moindre opposition. Il l’avait observée, lorsqu’elle regardait le tableau qu’il leur avait présenté. La lumière pénétrait alors dans le fond de l’atelier et sculptait les contours de son visage. L’ombre rehaussait les pommettes. Les manches de son corsage laissaient les avant-bras dégagés. Il avait immédiatement remarqué la finesse de ses poignets. Il aurait aimé débuter les croquis préliminaires. Seules les conventions d’une première visite l’avaient retenu.

Les séances de pose devaient être courtes, pour ne pas la fatiguer. Il nota sa capacité à se concentrer, à trouver sa place dans le dispositif pour que la lumière restitue la juste clarté sur le visage de profil. Il devait laisser l’ombre s’appesantir sur le mobilier, creuser les plis de la jupe, alourdir le chignon sur la nuque, dessiner la courbe des sourcils. Il avait adopté d’emblée la tunique bleue moirée qu’elle portait le premier jour. Il saurait l’imaginer, venue de ces étendues où le ciel parfois adopte la couleur des fleurs de lin. Mais il la voulait, là, cernée dans un espace encombré, resserré, conscient de tout ce qui désormais fermerait sa vie dans la profondeur des hautes maisons. Lorsqu’il lui avait proposé de lire une lettre, elle l’avait fixé avec une soudaine dureté. Il venait de franchir un seuil. Elle posait ses limites. Il lui avait tendu un livre qu’elle posa sur la table. Ce jour-là, il avait écourté la séance.

Elle était revenue avec une lettre dont les pliures révélaient la lecture fréquente. Elle en évoqua brièvement l’origine. Son visage s’était animé ; tout son corps vibrait de l’audace de la confidence. Il lui proposa de la relire durant la pose. On apercevrait en contre champ sur la carte de géographie, le monde ouvert sur l’immensité. On s’attarderait longuement sur la présence silencieuse de Grete. Avec le peintre, on devinerait le remuement de la vie intérieure. Lorsqu’elle quitta l’atelier, la nuit étanchait les derniers éclats du jour sur le canal.

----


 
 Librairie Préférences à Tulle en Corrèze avec Pierre Landry,
québécois émigré, magnifique libraire.


Mireille Diaz-Florian, professeure de lettres. Enseigne à l'université Paris-Est.
- Écrit des pièces de théâtre (La Mémoire d'Ariane, a été mise en voix par Lucien Attoum à France Culture. )
- Dans le cadre de l'Association Le Lire et Le Dire, elle a réalisé devers montage de lectures.
- Pulication : Biographie de la poétesse Catherine Pozzi. les Éditions Aden.


Visiter son blog: MIREILLE DIAZ-FLORIAN


Salon de lecture

Mireille Diaz-Florian
mai 2015


Accueil  ~ Comité Poésie ~ Sites Partenaires  ~  La charte    ~  Contacts

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer