SALON
DE
LECTURE - AVRIL 2016
Patrick Quillier

LE NOM DE TO HUU
« To Huu est le nom que m’a donné
Un vieux lettré pour qui j’avais en moi
De grandes, belles, bruyantes idées.
To c’est en soi et Huu c’est avoir.
Mais je ne suis plus cet enfant, et puis
Porter publiquement un nom pareil
C’est difficile, même si j’assume
L’avoir gardé pour signer mes écrits.
Il faut dire que mon nom de naissance,
Nguyen Kim Thành, Muraille d’Or, je n’aime
Pas, mais pas du tout, son sens doublement
Minéral, son sens de trésor massif,
Son sens fier de bien foncier fortifié.
Alors je donne un nouveau sens au nom
To Huu : To en chinois, c’est Beau, Blanc,
Pur. Huu, c’est L’Ami. Je reste ainsi
Par-dessus tout et avant tout Le Pur
Ami. Peut-être est-ce d’ailleurs le nom
Exact, secret, profond, de tout aède ?
Le Pur Ami, je porte ce nom-là
Avec joie car c’est comme un nom commun,
Le nom de ceux qui chantent l’épopée.
Il est un autre nom que m’a donné
Une mère, une vieille paysanne
Du Nord-Vietnam à l’époque de ma
Clandestinité. Je suis arrivé chez elle
Avec un camarade, clandestin
Lui aussi. Dans la lutte clandestine
Il faut que chacun s’attribue un nom.
Elle, de demander au camarade :
— Et comment tu t’appelles, toi ? — Oh moi…
Eh bien… (il cherche) Eh bien… moi, je m’appelle
Hiên ! (Hiên, cela veut dire doux, ou sage).
— Puisqu’il s’appelle Hiên, toi, tu dois être
Lành, non ? (Lành, c’est sain, ou droit, ou debout).
Ce n’est pas moi qui l’ai dit, c’est la mère.
C’est elle qui m’a donné ce nom-là.
Après l’évasion, on me nommait donc
Soit To Huu, soit Lành. On ignorait
Que j’écrivais. On me donnait pourtant
Les noms génériques de tout poète
Juste : Le Pur Ami, L’Ami Debout. »
« C’est que la poésie est dans l’oreille
Populaire. Voilà pourquoi je suis
Un travailleur de nuit. J’ai pour modèles
Les filles des pêcheurs, des paysans,
Comme ces partisanes d’aujourd’hui,
Ngu Thuy, ou Kha, qui publient de petits
Poèmes très beaux qui disent leur vie,
Leur combat, d’une façon singulière.
Elles reprennent la cantillation
De Quang Binh, comme je l’ai fait aussi
Dans l’histoire de la mère Suot,
Et nul ne sait où est l’écho, où est
Le son frappé donnant le diapason.
Car le poème c’est la voix qui vient
De loin, du fond des temps, du fond des cœurs,
Qui tourbillonne et qui vrombit dans toutes
Les fissures de toutes les murailles,
Qu’elles soient de pierre, de bronze, d’or,
Murailles de l’histoire où le poème
Tourbillonne et vrombit, flot de criquets
Dans l’esprit et l’oreille populaires.
Quand on n’est pas avec les gens du fond
Du cœur, tout l’art des vers, même porté
Au plus haut d’une invention virtuose,
Est vain, ainsi que toute tentative
D’innovation sans la moindre raison
Profonde, car alors l’art, l’invention
Sont sans assise étant privés du son
Que font les criquets de tous les esprits
Dans les craquements de toutes les failles
De l’histoire et du temps. Voilà pourquoi
Je dis : je suis un travailleur de nuit.
La prison est parfois cette nuit même.
En prison j’ai écrit dans mon cerveau,
Dans cette nuit qui vibre au creux du crâne.
Puis j’ai dit le poème aux camarades
Dont l’oreille a enregistré par cœur
Mes vers. Ils ont été dépositaires
De la récolte qu’ils ont pu semer,
De la révolte que j’avais chantée.
Car moi, parfois, j’avais tout oublié
Dans les replis du cerveau fatigué
Par le surcroît de nuit qui l’assaillait,
Et même sur les murs où je gravais
À l’épingle des vers, en tout petit,
Sur la chaux : systématiquement on
Venait badigeonner pour effacer
Tout ce qu’y consignaient les prisonniers.
On m’a donc fait passer des feuilles vertes,
De bananier, de badamier, de teck,
D’épaisses feuilles lisses qu’à l’épingle
Je remplissais d’un chant inextinguible.
C’était lisible, avec une couleur
Violette ou noire, très jolie, un bout
De nuit transfigurée dans les ténèbres
D’une autre nuit, celle de la prison
Où la nuit du cerveau est un trou noir
Au centre d’une intense galaxie.
Les détenus qui allaient travailler
En corvée au-dehors les apportaient,
Vert tatoué de noir et de violet,
À des camarades qui attendaient
Dans une fervente sérénité.
Ce furent là mes premiers exemplaires,
Mes premières publications : des feuilles
De teck, de badamier, de bananier,
Portant les beaux stigmates d’une nuit
Qui vrombissait, qui craquait, qui chantait.
C’était innocent, et inoffensif,
Et pourtant ça portait très loin le chant
Qui faisait vivre haut le prisonnier. »
JUAN GELMAN
Juan Gelman Juan Gelman Juan
Gelman nous te suivons dans les enfers
notre Virgile incandescent vigile
inlassable des destinées humaines
nous tentons d’être en te suivant ainsi
nous tout petits qui grandirons par toi
dans la féconde union des camarades
une assemblée de Dantes convergeant
et conversant en plein cœur du sacré
dans la spirale éblouissante du
sacré qui sert de modèle à tous les
temples de ce monde vibrant
Juan
Gelman Juan Gelman Juan Gelman
tu nous apprends « à aller l’âme nue
dans un champ de compagnons fracassés »
parmi les « morceaux de soleil » que chaque
compagnon portait au cœur à l’âme à
la mémoire et la tristesse emplit nos
poumons brûle nos os devient nos noms
et dès lors nous marchons dans la douleur
tels des enfants de visage en visage
et dès lors nous savons que nous passons
« de rage en rage » sortant de la bouche
d’un mort entrant dans la bouche d’un autre
mort tous ces morts tu nous le dis étant
« tombés pour la beauté » et nous marchons
sous une pluie de sang sempiternel
de sang sans rémission de sang sans chant
autre que cet intense bégaiement
du sang de cent et cent et cent et cent
qui fait sur les sommets de la pensée
entendre un pépiement tenace et pur
un sanglot d’oisillons.
Juan
Gelman
Juan Gelman Juan Gelman envole-toi
envole-nous envole ton âme
dans la brillance et la brûlure et la
scansion des noms où la vie de chacun
se donne à notre écoute crépitante
sous la forme très triste d’une bête
qui aspire dans la lenteur à être
apprivoisée ô profonde blessure
de feu dans le courant des travaux et
des heures brasier intime assoiffé
de balsamique voix dans l’impatience
de l’amour fou.
Juan
Gelman Juan
Gelman Juan Gelman voici la nuit
« agenouillée dans ton silence » où
brûlent
baumes-brasiers brasiers-baumes les âmes
et sous le haut patronage de ta
vigilance de Virgile endurant
le très inquiet puma de la mémoire
entre tout entier dans une brindille
et disparaît entraînant avec lui
toutes nos ombres loin « dans l’innombrable
de la douceur » et toi tu veilles tu
aimes.
Juan Gelman Juan Gelman
Juan Gelman « tu viens comme le soir
des cloches qui résonnent pour nos âmes
gravement » nous écoutons tout ce qui
cogne sur l’obscurci tout ce qui bruit
à tous les points cardinaux de la tête
« dans la bataille de la nuit » alors
toute pensée est une tourterelle
qui souffre et qui désouffre dans l’absence
alors nous sommes tous de l’eau muette
qui s’échappe de nous comme un parfum
et le silence est un rassemblement
de voix
c’est alors que nous entendons
un souffle qui volète et tourbillonne
douce chaleur évanescente au fond
de l’air est-ce là ton fils qui chevauche
l’infini de toute Révolution
est-ce ton fils qui fait langue de feu
dans l’orbe de la camaraderie
du monde est-ce ton fils qui continue
comme un oiseau comme un poème comme
le haut-parleur ému de la conscience
ah que cette rumeur infime fait
taire le travail très tumultueux
de la terreur ô Marcelo Ariel
dans la voix du père que tu enfantes
tu façonnes pour nous une famille
de frissons « au soleil de ta bonté »
alors une « vie pleine de visages »
se dessine dans l’air que tu effleures
ô Marcelo Ariel fils de Juan
Gelman Juan Gelman Juan Gelman
AGRIPPA
il dépeint la France une mère
affligée
par la guerre immonde entre ses enfants
deux jumeaux chrétiens que leurs dogmes rendent
fous et tout au fond traîtres à leur dieu
son verbe combat contre l’injustice
contre les massacres contre la mort
qui est devenue le dieu d’une foi
perverse démente une foi brûlant
tout sur son passage un fléau furieux
c’est ainsi toujours que l’homme tue l’homme
dès lors qu’il adore en sectateur saoul
la mort la mort la mort la mort la mort
la mort dieu d’armées de soudards retors
excités par le verbe diabolique
de beaux parleurs dont les mots tuent et qui
envoient les hordes des assassins mordre
tuer dilacérer en aboyant
il imagine la résurrection
de toutes ces chairs suppliciées il vibre
dans une extase abolissant l’histoire
tragique qu’il lui est donné de vivre
comme un chemin de croix réitéré
mais son élan spirituel n’empêche
en rien l’indignation et la colère
qui éclatent partout dans son poème
son nom exact est le bouc du désert
le chant d’un tel bouc est fait de clameurs
qui s’élèvent des profondeurs du cœur
on entend en tout temps et en tout lieu
ce chant chaque fois que des hommes meurent
tués par d’autres hommes dont la foi
vermine se nourrissant de leur corps
de leur âme est la mort la mort la mort
la mort la mort la mort jusqu’à la mort
ACHILLE ET PATROCLE
— Achille, Achille, tu m’es différent
Bien plus que ressemblant. C’est cela même
Que j’aime en t’aimant : la riche, la belle,
La substantielle différence. Achille,
Je suis l’admirateur sans condition
De cette magnifique différence
Que tu es.
— Patrocle, Patrocle, tu
M’es différent, bien plus que ressemblant.
Je t’aime pour cela même, Patrocle :
Cet indicible bouleversement
Qui me rend si vulnérable et si fort,
Ce dynamique bouleversement
Dont ta différence est le souverain
Levier.
— Achille, Achille, je t’entends
Faire sonner ta différence dans
Les profondeurs de la caisse de
Résonance qu’est mon cœur, et l’accord
Qu’elle fait avec la fondamentale
Où je puise mon assise harmonique
Est une dissonance délicieuse
Qui me relance.
— Patrocle, Patrocle,
Je t’entends rajouter un rythme étrange
À l’hymne permanent qui retentit
Dans ma poitrine et à mes tempes, puis,
Là, ce nouveau rythme galvanise
Tout en l’adoucissant l’indomptable
Fureur qui force mon for intérieur
Et fait de moi ces mille éclats de feu.
***
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Patrick
Quillier a longtemps erré en Europe, Afrique,
Océan Indien, notamment comme enseignant de Lettres Classiques
au Portugal, en Autriche, en Hongrie. Depuis 1999 il est professeur
de Littérature Générale et Comparée
à l'Université de Nice. Traducteur et éditeur de
Fernando Pessoa en Pléiade, il a traduit des poètes
portugais et hongrois contemporains. Le premier vers de son recueil
Office du murmure (1996, Éditions de la Différence)
évoque « toute une tentation de ténèbres
», non pour revendiquer une posture hermétique, mais par
référence aux « leçons de
ténèbres » de la musique baroque, dans lesquelles
l'inévitable travail du deuil se fait œuvre de vie. Le murmure
est pour lui le modèle du poème et de la musique,
répétition tremblée de la force fragile du vivre,
inlassable ostinato de liberté et de révolte. Voix
ténue qu'on n'entend guère, si ce n'est grâce
à une fine écoute. Il espère que cela est sensible
non seulement dans ses poèmes et ses compositions musicales,
mais aussi dans ses articles, préfaces et essais universitaires.
Il prépare actuellement une gigantesque "épopée
des épopées" dont les textes ci-joints sont extraits.
Salon
de lecture avril 2016
Patrick Quillier
Recherche :
François Minod
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