La
coquille, comme si elle était fêlée, n’est pas
hermétique, et laisse passer le jour jusqu’à la langue
pulpeuse entourée de nacre. Je suis seule au milieu, sous mon
propre jour —si obscur malgré mon intention de lumière—
avec mes titres de pauvreté et tout.
Le filet des
événements la repêche, et par la fente, je vois
l’iridium solaire polir la surface de l’eau.
Ils me déposent
là où bon leur semble (mes désirs sont
restés sous l’eau, là où habitent les poissons).
On me pêche et on jette le filet à l’eau encore une fois,
on ouvre les valves de la dure coupe qui me protégeait du regard
de Dieu, la suture de calcium cède sous la pression, et la chair
tendre, qui jamais auparavant n’avait vu le soleil, se trouve
blessée par le torrent de lumière. Moi aussi j’en suis
aveuglée. Ouvertes comme ça toutes les deux, nous ne
tarderons pas à mourir.
L’âme, avec son
attirail de pêche, ne pourra pas se reposer tant qu’ils nageront
Cabrioles aquatiques, et la terre qui continuera à tourner sur
son rail en forme d’ovale, piste de son inachevable rotation.
Anfractuosités du visage lunaire sculpté dans le roc, que
la mémoire rendra moelleux, mélasse qu’il reste encore
à étamper.
Au moment de
l’étreindre (la lagune leur faisant un clin d’oeil), elle tisse
autour de lui un cocon (âme-corps, bougie fondue sous la
mèche de cette nuit-là), tandis que lui, tant que durera
cette étreinte, retourne à un état larvaire
où lui est donné un cœur en voie de formation, organe
incomplet que le toucher de certains doigts réveille à
l’état
adulte. Ainsi tous
deux pourront gober l’univers sans pour autant l’endommager.
L’univers (son
marécage au milieu) ainsi avalé, mastiqué sur
l’herbe, retourné pour en montrer l’envers, l’endroit
d’où ressortent les fils.
*
The head, heaviest of flowers
La tige de son corps ployait
sous le bouillon d’idées
—le cœur, lui, retouchait ses sentiments—
et il penchait sur elle son visage
comme un Narcisse
épris d’un autre visage que le sien :
ses bras deux pétales lobés par les mains,
qui tant, mais tant, auraient voulu la caresser.
Était-ce un tournesol tourné vers le soleil
qui lui recouvrait ainsi profil et menton,
bouche et pommettes, nez et sourcils?
Ou bien le poids mort de la corolle cherchait-il
à embrasser les parties basses de la femme
qui telles des ballons s’envolaient au plafond,
sous la Lune à 14 degrés de la Vierge ?
Darwin à l’envers : visage devenant fleur,
remontant les chaînons, et cette chambre imaginée,
ces rues à minuit, ce lac,
furent un champ de coquelicots invisibles
où Dieu s’exerça à une floriculture
insensée.
**
Le drapeau blanc hissé à mi-jambe, fabriqué avec
un bout de drap, ne servira pas d’étendard de paix.
C’est une guerre sans bataille, sans armée, sans fantassins ni
ogives, qui sera
livrée au fin fond de son cœur (doublé par la force des
choses), à même la fosse
commune où tous deux ont enterré la peur.
Pendant quelques jours —l’aube de Paul Celan poindra plus tard avec son
lait
noir, ses tombes flottant comme des cerf-volant— ils oublient qu’ils
ont peur.
L’armistice signée avant le conflit a cours (il y fleurit des
mots de trêve), le ciel est
embelli par le cri des mésanges.
Elle agite ce morceau de coton lisse contre sa joue, le soulève
à mi-mât de sa
cuisse imberbe, et retarde ainsi le début des hostilités.
Le drapeau blanc hissé sur sa jambe, fabriqué avec un
bout de drap, ne servira
pas d’étendard de paix.
Les deux masques se déchirent peu à peu, étoffes
diluées en forme de visage,
presque ajourées tant elles sont usées.
Alors il parle, incroyablement, merveilleusement
démasqué, et ce qu’elle voit
sous les masques est aussi beau qu’une couche nuptiale avec deux corps
faisant l’essai
de leurs engrenages, leurs pièces bien graissées sous la
redingote de peau qui les habille.
Derrière le double masque, les larmes qui veulent tout dire : la
perte et le gain,
l’angoisse et la délivrance, le oui et le non, la lagune et ses
quelques fioritures
ennuagées sur enluminure de bleu pastel, souvenirs qui au lieu
de faner en cours de
route germeront encore plus fort, épineux, veloutés.
Arbre de la Connaissance planté
ferme dans leurs futurs séparés au glaive.
Les masques flottent, cerfs-volants retenus près de leurs
épaules par la corde qui
ficelle le tout ensemble, mais assez loin pour laisser voir leurs
larmes qui brillent.
Larmes sèches, mémoire ayant mûri au soleil.
Paramnésie folle juste avant l’équinoxe.
***
Rite mortuaire
Sous la soie du linceul,
papa est couché avec une veuve.
Les nuages resplendissent
tout bleus contre la blancheur du ciel.
La ruche fourmille de cœurs aplatis :
la belle-mère prépare toute heureuse ses breuvages.
L’ancienne famille —papa, maman et les deux filles—
ne sert plus à rien.
Sous la soie du linceul,
papa et la
veuve gisent côte à côte
comme deux cerfs-volants sur le sol.
****
Frai
Papa a emporté la novice
aux jambes bien moulées,
les cornes cachées sous son voile.
Accroupie sous les rêches étoffes
—qui en d'autres circonstances
seraient une robe en tulle—,
la novice a pondu un œuf.
Papa a emporté la novice
aux jambes bien moulées,
les cornes bien cachées sous son voile,
et de la nouvelle maison
ils ont fait un couvent
où un prêtre du tribunal de la famille
officie les hautes messes
pour bénir tous ceux qui se sont défroqués
quittant les sièges du saint office.
*****
Ferrures des souvenirs
La porte barrée : ferrures des souvenirs
se dissolvant dans quels étranges acides, cher papa.
La porte de la patrie fermée.
Une saison de chasse
interdite au passage des migrations.
Les frontières qui à même le sol ont
érigé des murailles,
scellant leurs guérites au sifflement du vent.
Oh terroir des neiges, terroir à jamais perdu,
la seringue des tropiques —belladonne insomniaque—
inocule aujourd'hui ses hibiscus et ses bougainvillées ! :
sérum solaire dans la toundra de jadis.
******
À propos du rhizome
Rhizome cassé,
poussant à l’envers
allant de l'argile du ciel
(oh l'odeur humide de la glaise)
au bleu du beau milieu de la Terre.
Rhizome d'un arbre généalogique
où les ancêtres sont couchés
la tête la première,
le sommet du crâne entre deux nuages.
Et nous, mon cher papa, nous deux,
nous ne sommes pas couchés, pas encore.
******
Aimable bourrasque.
Bise fugace et coupe de peau
qui ondoie en un doux va-et-vient.
Il tire sur les traits collés au visage
et déshabille la femme, accrochant sa blouse
sur une corde à linge longuement imaginée,
foulant un plancher encore moins réel
mais si vierge encore.
Dentelle de papillon, galop de satin,
jupes à godets, décolleté tremblant,
qu’arrachera petit à petit
—brièvement, tout en douceur,
sans aucune hâte— son oeil ébahi.
Entre le pavé et la chambre,
il a décelé sans l’ombre d’un doute
l’odeur et la forme de la proie bien-aimée.
********
Le faon se réveille
et se voit paré de bois adultes,
urgents
Ainsi les paumes
des nageurs initiaux
lorsqu’elles se joignent,
passant de l’innocence au désir
comme une monnaie
qui dégringole
tout au fonds d’un puits.
Dans la clairière
tombe la voix des eaux
elle aussi un jeton
lancé au fonds d’un puits.
Présentation Françoise Roy
Poète, prosatrice, traductrice et photographe, je suis
née à Québec en 1959. Je détiens une
Maîtrise en géographie avec un Certificat en Études
Latino-américaines obtenus aux États-Unis, un Certificat
en Traduction et un Certificat en Photographie. Auteure de 16 livres
(poésie, nouvelles, roman, essais, photographie), j’écris
en français et en espagnol. J’ai gagné quatre prix
nationaux et deux prix internationaux de poésie. J’ai
été récipiendaire de bourses de traduction
littéraire et de création. Je vis à Guadalajara,
Mexique, depuis 1992. J’ai traduit une soixantaine de livres, et la
plupart sont des recueils de poésie. J’ai assisté en tant
qu’invitée à des festivals de poésie en France,
à plusieurs endroits du Mexique, au Québec, en Colombie,
au Salvador, au Nicaragua, en China, en Inde, en Macédoine, au
Maroc et en Roumanie.
J’écris, je traduis (français & anglais &
espagnol), je voyage et je prends des photographies. Mon violon
d’Ingres est l’horticulture. Mes poèmes, sans avoir d’ailes,
sont comme des oiseaux : ils ont la chance de voyager d’un pôle
à l’autre, d’être lus en plusieurs langues. Je porte le
Québec —ma terre natale— et le Mexique —ma terre d’adoption—
comme deux flambeaux invisibles qui illuminent la parole et l’image,
les deux piliers de mon travail artistique.
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Françoise
Roy, poète québécoise vivant au Mexique
recherche François Minod
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