Le Salon de lecture

Découverte d'auteurs au hasard de nos rencontres

ACCUEIL

***

ARCHIVES SALON

 

SALON DE LECTURE

 

Automne 2025

 

 

 

Léon Bralda

 

« Un irrépressible besoin d’habiter le monde »

 

 

Entretien et poèmes

 

(*)

 

 

Une image contenant habits, personne, homme, intérieur

Description générée automatiquement

 

Dans l’atelier de gravure

 

 

 

ENTRETIEN

 

(26 août – 5 septembre 2025)

 

 

Lionel, dans les quelques livres que j’ai de toi, écrits sous ton nom de plume de Léon Bralda, j’ai pu remarquer la présence fréquente en toile de fond de l’enfance, « avec ses peurs forgées à l’heure de l’innocence et ses rêves piégés dans la paresse des matins vrais », une enfance qui n’est pas seulement celle de l’insouciance et du bonheur immédiat, mais qui convoque aussi la morsure des peurs et l’anticipation de la violence du monde. Ton écriture est souvent rugueuse, tourmentée, confrontant lumière et ténèbres, jubilation de la vie et présence constante de la mort. Qui dit enfance dit mémoire et rêve : « Il est des saisons qui durent à jamais dans l’enchevêtrement des désirs et des rêves ». Pourrais-tu nous en dire plus sur la force qui t’a poussé vers l’écriture poétique ? Comment es-tu né à la poésie ? Que recherches-tu à travers elle ?

 

 

Comment suis-je né à la poésie ?... C’est difficile d’aborder de front cette question car elle implique a priori qu’on puisse déjà être en mesure de définir ce qu’est la poésie, du moins ce que suppose l’acte poétique.

J’avoue que plus je réfléchis à cela et moins il me semble évident d’en définir des contours précis. Naître à la poésie… C’est sans doute affaire de temps, de volonté et de maturité… De rencontres aussi ! Pour ma part, je dirai que la poésie est ce lieu improbable d’où l’on se sent vivant, pleinement vivant et conscient d’être au monde, balloté entre joies et chagrins, rêves et réalités, insouciance et colère, haine et amour. En somme, la poésie comme un espace et un temps, au centre de soi-même, qui accueille, accumule tout ce qui nous traverse et nous nourrit, tout ce qui participe de notre joie de vivre, nous amuse ou nous malmène, nous terrifie… Tout ce qui, au fond, génère en nous de l’émotion et du désir (que cela relève de fondements heureux et constructifs ou que cela œuvre à des fins plus sombres et négatives). Bref, la poésie : une inconnue qui nous habite et nous ouvre plus encore au sensible, aux émotions, à cette propension de l’être à éprouver le vivre afin de se sentir plus vivant encore… Je dirais que cet « état de poésie » (pour ne reprendre ici que la belle formule de Georges Haldas), j’en ai besoin pour modeler en moi un sentiment accru d’appartenance à la vie, une conscience plus affûtée d’être-au-monde, et cette émotion plurielle pleinement travaillée par le réel qui m’entoure, par la présence des choses et des êtres que je côtoie au jour le jour.

Je préciserais deux choses, cependant. D’une part, nous parlons ici de la poésie… Or ce que je viens de dire me semble concerner tous les arts, et plus particulièrement les arts plastiques que je pratique quotidiennement (peintures, sculptures, gravures…). En fait si mes propos ont une quelconque prétention à caractériser la poésie, ou du moins peuvent permettre de mieux cerner l’acte poétique, je crois qu’ils peuvent être employés aussi pour approcher d’autres activités artistiques. Je crois que tout acte artistique a pour but de porter à la conscience l’acte même d’exister, de rendre prégnante notre relation au réel pour en restituer ce « sentiment du monde », cette émotion première par laquelle nous nous savons vivants…

D’autre part, et c’est cela qui me semble important de préciser, l’émotion que le poète génère par ses mots et ses images n’est pas véritablement celle ressentie dans l’immanence du temps présent, au contact du réel. Ce que le poète cherche… enfin, je crois… c’est de retrouver, de ressusciter ces sensations premières qui l’ont assailli jadis et dont il a gardé mémoire. Il s’efforce invariablement d’en restituer, voire d’en magnifier par l’écriture poétique, le sentiment de vie, l’émotion qu’il a perçue de tout son être jadis mais qu’il sait aujourd’hui définitivement perdue… notre condition humaine étant déterminée par ce jeu vilain de la vie-la mort.  Il me paraît donc clair à présent que l’effort du poète consiste, pour une part non négligeable, à rendre plus saillant, plus efficient encore cet état d’existence qu’il sait définitivement achevé… C’est du moins ce que je crois et qu’il me semble commander à toutes mes activités de création artistique. Je dirai, pour finir, que c’est précisément par l’acte même d’écrire que le poète espère parvenir à réinventer, à recréer un équivalent de cette émotion originelle. Il est comme le peintre qui ne se contente pas de copier ou reproduire le réel mais s’efforce de transposer dans la matière colorée (son médium) un « équivalent plastique » à l’événement lumineux et à l’occurrence sensible qui l’ont ému … émotions perçues au contact d’un réel inexorablement fuyant dans l’immanence de l’instant présent qui s’évanouit irrémédiablement et impose un sens à l’existence dont l’issue est fatalement la mort.

Et tu l’as effectivement remarqué, mon écriture fouille les temps intimes de mon enfance. Mais il ne s’agit pas d’en restituer seulement le souvenir exact et patent, mais davantage d’en magnifier l’instant perdu, d’en augmenter l’épaisseur émotionnelle. Peut-être parce que ces abords de la vie jeune constituent la part originelle et irrévocable de mon identité d’homme et qu’en ces terres natales se sont agrégés et le merveilleux et le ténébreux de l’existence ? Et puis, ce n’est un secret pour personne, je crois : l’enfance est ce temps de vie durant lequel s’imprime de façon indélébile en chacun de nous tout ce qui construit la part intime de nos croyances à venir… ou de nos non-croyances parfois ! Elle constitue l’assise de nos consciences d’homme en devenir.

 

Tu écris dans ton recueil inédit « Le jour saillant », dont de larges extraits sont reproduits ci-dessous, à propos du lieu d’enfance : « C’est là, précisément, que la nuit veille sa fin prochaine, que l’enfant prie pour elle, qu’il compte les pas jetés sur le sentier de l’Être, compte les pas enfouis sous le manteau de vigne, le temps reclus dans la semence et dans la voix ». Mots qui disent, chez l’enfant, l’espoir de vivre, tout simplement. Et en même temps, ces poèmes sont écrits à la mémoire de ton père, comme d’ailleurs ceux de « Un silence de feu », que j’ai retrouvé dans les archives d’Encres Vives : « un vieil homme se meurt et c’est alors que remontent en surface, dans les yeux du poète, l’immensité des jours et son silence de feu qui prononce un visage ». Cette phrase quelque peu énigmatique, que dit-elle du rapport à la mort du poète que tu es ? Il me semble que c’est quelque chose d’important, peux-tu nous éclairer ?

 

Oui, c’est effectivement important. Tout poète, me semble-t-il, de façon plus ou moins consciente ou manifeste, interroge cet état de fait : nous mourrons tous, tôt ou tard ! Et cette finitude existentielle à laquelle l’être tout entier est voué, cet état d’humanité qui le mène inexorablement et consciemment du Vivre jusqu’à son achèvement (la mort), le poète ne peut l’ignorer, ou même y être indifférent. C’est là une réalité à laquelle il n’échappe pas : il mourra un jour, comme tout le monde… et tous les êtres chers qu’il côtoie, ses proches, ses amis, ses voisins, ce passant qu’il ne connaît pas et qui lui sourit dans la rue, eux aussi disparaîtront un jour. C’est le sens de la vie, la précarité formelle de l’existence dirons-nous ! Une évidence qui ne peut être autrement plus insupportable, autrement plus inacceptable. Pourtant, c’est cela qui adviendra et nous n’y pouvons rien sinon de chercher en nous les moyens de l’accepter ou les leurres (pour ne pas dire les croyances) qui, d’une certaine manière, nous préserveraient de la folie, de la peur, de la colère engendrées par cette irrévocable condition existentielle. Je dirais que si cela est vrai pour le poète, pour l’homme adulte, cela est aussi vrai pour l’enfant qu’un jour il a été.

L’enfance : ce temps de l’insouciance et du désir d’exister dans l’immanence de l’instant, de vivre cet ce Présent qu’il imagine pleinement ouvert sur l’infini du monde, incroyablement dense et sans limite aucune… L’enfance qui se nourrit « d’un temps plus esthétique qu’opérant », ai-je écrit dans l’un de mes recueils (ou dans l’une de mes toiles peintes, peut-être ?), l’enfance qui joue à « la mort pour semblant », qui déborde de vitalité, d’insouciance et d’imagination, qui s’invente un perpétuel présent et ainsi se préserve des affres de l’existence… l’enfance pourtant qui, peu à peu, parce que les conditions de la vie familiale infligent les premières blessures, réalise combien elle est fragile et parfois douloureuse cette vie jeune. Combien il est difficile aussi d’exister, je veux dire d’être heureux de vivre… Combien il est difficile de se frotter ainsi au réel, d’être le témoin de l’intimité quotidienne des adultes : l’école et son lot d’échecs et de frustrations, les bronchites asthmatiformes qui le privent littéralement d’air (ou du moins lui en donnent l’impression), et le foyer familial surtout ! Avec ses fièvres parentales qui déchirent les nuits et terrorisent l’enfant… Cette impossibilité qui l’habite de pouvoir comprendre les interminables disputes, les hurlements du père, son implacable colère, les invectives et la violence soudaine qui sarcle tout espoir d’apaisement, tout bonheur ! Et puis les pleurs étouffés, les bruits sourds au travers de la porte et ces insoutenables silences qui suivent, qui durent infiniment… C’est cela sans doute qui éveille en l’enfant cette conscience de la mort, non comme disparition physique des êtres chers (ou de soi-même) mais davantage comme état de « non-retour », d’impossibilité à vivre éternellement un bonheur inné, indestructible.

Cette question de la mort, à mon sens, est au cœur de la pensée poétique. Et pour ma part, elle nourrit mon insatiable besoin d’écrire, de graver ou de peindre. Mais cela, non pour en exhiber les haillons morbides ou ténébreux, d’en sonder le désarroi profond qu’engendre l’idée même de la mort mais bien davantage pour déployer sur ces sombres rivages où la peur, le doute et la colère ont nidifié, l’éclat soudain d’une lucidité à être au monde, heureux d’avoir pu vivre ainsi… et de continuer à vivre, encore, dans le chahut recommencé des passions humaines. Pour le dire autrement, porter sa voix, son écriture en ces terres de l’enfance qui constituent une part intrinsèque de mon identité, faire parole (ou poème !) de cette mémoire « qui remonte de l’écluse du temps » (Pour ne reprendre ici que cette belle image de mon très grand ami, le poète Jean-Pierre Farines), c’est vouloir œuvrer de l’obscur à la lumière, non l’inverse. C’est se savoir irrémédiablement vivant encore, dans le remue-ménage de l’existence, heureux d’avoir vécu ainsi, d’être ce que je suis devenu, ce que demain je serai encore… malgré cette certitude : je mourrai un jour, comme ce fut la destinée de ma mère à 60 ans, puis de mon père bien plus tard.

C’est peut-être cela que veulent dire ces quelques vers auxquels tu fais allusion et pour lesquels il faut entendre le poème en son entier : « L’image se fragmente/ Elle rassemble sa lumière tout au centre d’une ancienne saison / Et brille d’un silence de feu qui prononce un visage. » Ce visage, il est pluriel sans doute. C’est celui de mon défunt père sur son lit de mort, celui de ma mère, merveilleuse femme de chairs et d’amour vrai, disparue bien trop tôt. C’est le mien aussi aujourd’hui-même… et encore celui de l’enfant de dix ans qui jouait dans le jardin de la maison familiale et dont les jeux innocents le disputaient à la rugosité du fatras des adultes.

 

Peut-être est-ce finalement pour te retrouver toi-même, et retrouver ces morts que tu as tant aimés vivants, que tu t’es fait poète et artiste, non ? Ce visage pluriel que tu évoques, quel meilleur lieu pour lui donner forme et profondeur que la terre d’enfance, où tous sont vivants ensemble, ceux déjà engagés dans le « non-retour », et l’enfant qui lui, n’a pas encore vécu. Être au monde, à ceux qu’on aime, vivants et morts, n’est-ce pas la posture de tout poète, de tout artiste en quête d’un bonheur vrai ? Mais venons-en à ton activité créatrice proprement dite. Tu es à la fois poète et artiste plasticien. Peux-tu nous en dire plus sur ces deux vocations ? L’une a-t-elle précédé l’autre ? L’une pourrait-elle aller sans l’autre ?

 

Oui, je crois en effet que tu as raison… être poète ou artiste c’est faire l’aveu d’un désir de « co-naissance » à soi-même et sans doute aussi de reconnaissance de l’Être-au-monde que nous incarnons à cet instant précis de notre vie sur cette terre… une affaire d’égo ? Certes ! Mais qui racine au plus profond de la conscience et nous permet de nous savoir pleinement et sainement vivant…

Cependant, je crois qu’on ne naît pas poète ou artiste, on le devient peu à peu, sans que cela ne relève d’autre chose que du libre arbitre et du désir d’exister par et au travers d’activités créatrices foncièrement chronophages. L’acte de création, quel qu’il soit, est exigeant et émancipateur. C’est une question d’engagement et de passion. Je dirais même, me concernant, de nécessité existentielle ! On ne fait pas un poème ou une peinture pour simplement faire quelque chose de « beau » qui sortirait de l’ordinaire, ou pour satisfaire et flatter l’égo. On écrit ou on peint parce qu’on éprouve un irrépressible besoin d’habiter le monde et de se savoir dès lors sensiblement pénétré par cet insolvable et fuyant réel qui opère… Le poète Jean Pierre Siméon, que je compte parmi les êtres chers que je côtoie, a écrit ceci : « Le poème ne cherche pas à contenir le réel […] il tente d’en percevoir l’extension infinie dans la résonance qu’il a dans la conscience » (La poésie sauvera le monde). Je crois effectivement à cela, pour la poésie comme pour les arts.

Parlons à présent de la pluralité de mes engagements artistiques et de mon désir toujours plus prégnant de concilier tout à la fois mes activités de poète et de plasticien.

Je dis souvent à mes amis que je me considère comme un « grand rêveur épris d’art et de poésie ». C’est un peu cela que je ressens tout au fond de moi… écrire, ou peindre, ou graver m’est essentiel parce que ces activités ont à voir avec cette impérieuse nécessité de vivre pleinement, de s’éprouver au contact du sensible et d’éprouver les occurrences du réel qui nous entourent et nous habitent. Comme nous venons de le dire précédemment, l’acte de création artistique (qu’il génère un poème, une peinture ou une gravure) m’aide à reconsidérer et à accepter le destin qui est le mien d’aller irrévocablement à la mort. Mais il y a aussi, intrinsèquement lié à l’acte-même de créer, une dimension relevant du merveilleux, du rêve, de l’insoumission à l’ordre des certitudes et du paraître : peindre, sculpter, graver, écrire de la poésie c’est remettre en cause, voire réinventer sa propre perception du monde. C’est donner à voir bien autre chose que ce qui d’ordinaire s’ouvre à la vue, à l’esprit. C’est, dans cette société contemporaine vouée au culte des apparences, une tentative pour reconfigurer, intellectuellement et sensiblement, le monde que nous habitons. C’est chercher invariablement à lui restituer sa part d’étrangeté, en fouillant son insondable épaisseur, en imaginant ce qui ne se voit pas, qui déborde du « trop superficiel » de notre société actuelle qui voue un culte aux apparences. Pour moi, écrire de la poésie ou produire une image peinte ou gravée, c’est exactement se vouloir aux antipodes de cette réalité contemporaine… du moins c’est tenter d’opposer à ce culte des apparences et du Paraître, une « véritable et intense présence à soi-même et au monde » (pour ne reprendre ici que la belle formule d’Yves Bonnefoy).

Quant à considérer la primauté de l’une sur l’autre, je dirai que la peinture est apparue dans ma jeune existence bien avant la poésie. Je crois que cela est parfaitement normal dans la mesure où l’enfant s’adonne très tôt et naturellement au « crayonnage », au gribouillage… Il est très vite conduit à utiliser, pour le jeu, les moyens du dessin. L’écriture ne viendra que plus tard et supposera d’ailleurs un apprentissage au long cours.

Pour ma part, cet apprentissage de l’écriture, durant l’école primaire, fut un véritable et douloureux calvaire. J’étais ce qu’on pourrait appeler un vrai cancre… non que je fusse bête et ne comprenais rien, mais ma santé précaire et mes très nombreuses absences scolaires (essentiellement liées à des crises d’asthme à répétition) m’ont fait prendre un retard inouï sur les acquisitions premières de la lecture et de l’écriture. Cependant si je ne savais pas encore lire en CM1, j’avais occupé tout le temps de mes convalescences à dessiner… De là sans doute ce penchant très prononcé, au collège et au lycée, pour les cours d’arts plastiques que je suivais assidument, et mon aversion non moins récurrente pour les lectures à haute voix devant tous mes camarades de classe.

Mais à dire vrai, je crois être parvenu depuis longtemps déjà à corriger cet état de fait… Aujourd’hui, la pratique de l’écriture poétique et la production plastique (ou graphique) sont essentielles à mon équilibre mental, à ma vie. Elles sont les moyens par lesquels il me semble possible de mieux exister, de mieux se savoir vivant… je devrais dire de mieux résister au temps qui érode la vie.

 

Cet obstacle de ta santé précaire dans ton enfance a donc joué un rôle objectif important dans la mise en place de ta pratique du dessin, puis de l’écriture poétique, en réaction peut-être au retard que tu avais pris dans l’apprentissage de la lecture. On sent à quel point chez toi l’enfance est décidément au nœud de l’acte créatif. Mais venons-en maintenant à tes activités d’éditeur, car tu ne te contentes pas d’écrire, de peindre et de graver, tu as aussi créé des cahiers qui font dialoguer poètes et plasticiens, Cahiers des Passerelles, Carnets de l’Entour notamment. Pourrais-tu nous parler de ton activité de passeur d’art et de poésie ? Comment s’articule-t-elle avec ton activité de créateur ? Dirais-tu qu’elle en est indissociable ?

 

Oui, de toute évidence, l’édition est intrinsèquement liée à l’ensemble de mes activités artistiques. Et cela depuis bien longtemps… c’est dans les années 90, au sortir de mes études à l’école des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand, que j’ai commencé avec beaucoup de passion (et surtout d’humilité !) à réaliser nombre de livres d’artistes alliant mes premiers écrits (assumés comme tels et rendus publics) à mes dessins, peintures ou gravures. La plupart de ces portfolios artistiques était fabriquée de façon proprement artisanale, dans mes ateliers, et se composait généralement d’un coffret cartonné ou en bois polychrome dans lequel étaient insérées mes images peintes (ou gravées) et mes textes poétiques d’alors, tout fraîchement composés pour l’occasion. Bref, ces multiples artefacts alliant images et poèmes me procuraient beaucoup de satisfaction parce qu’ils m’apportaient une plus claire compréhension de ce que je faisais alors. J’y décelais une certaine cohérence et cela me rassurais… J’étais très enthousiaste à l’époque parce que ces premiers ouvrages manufacturés me permettaient de faire du lien, donc de donner davantage de sens, à mes diverses recherches plastiques et poétiques… j’éprouvais alors une véritable boulimie à concevoir et à fabriquer tous ces petits objets hybrides. J’y voyais, entre autres, une bien agréable manière de mettre en dialogue tout ce qui prenait forme en moi dans les champs de création aussi différents que la peinture, la gravure ou la poésie. J’ai produit ainsi un très grand nombre de ces ouvrages avec, comme seul désir, celui de mettre du jeu dans mes habitudes de production plastique, graphique et poétique. Mais le travail « en solitaire » ne peut durer qu’un temps, n’est-ce pas ? J’en suis venu très vite à ressentir le besoin de partager, d’échanger avec mes compagnons de route tels mes grands amis poètes dont j’ai déjà parlé précédemment : Jean Pierre Farines ou Jean Pierre Siméon. Nous avons, à cette époque, réalisé ensemble quelques coffrets d’artiste dont j’ai conservé des exemplaires.

De là à envisager la publication sous la forme de cahiers ou de carnets édités mécaniquement, il n’y a qu’un pas ! Et celui-ci fut franchi au tournant de l’an 2000, lorsque j’ai créé mes premiers Cahiers de l’Entour : sorte de livret où le poète que je voulais être pouvait dialoguer avec le peintre que j’étais ou avec d’autres artistes plasticiens et photographes. Puis, toujours en ce début de nouveau siècle, nous avons créé avec des amis peintres, graveurs et musiciens le collectif « Les Passerelles », association d’artistes de tout poil qui souhaitaient produire ensemble des évènements artistiques hybrides, constitués tout à la fois d’œuvres issues du labeur de peintre, de poète, de musicien, de graveur, de danseur… Dès lors nous avons réalisé diverses expositions mêlant l’image et le texte, des résidences d’artistes, des évènements divers qui alliaient la pluralité des catégories artistiques. Il ne nous manquait plus qu’un outil pour la divulgation et la publication de tous ces projets… ce fut la raison première, en 2008, de la création de la structure éditoriale des Cahiers des Passerelles.

Depuis, j’anime toujours avec autant de plaisir partagé cette modeste mais pérenne collection que sont les Cahier des Passerelles. Nous avons jusqu’à présent publié plus de soixante numéros différents unissant, par ouvrage, un poète et un graveur contemporains. Nous continuerons, j’espère, encore longtemps cette belle aventure éditoriale.

Et parce que les Cahiers des passerelles ne concernaient uniquement que les créations des poètes et des graveurs (puisqu’il s’agit de cahiers d’une trentaine de pages composées pour moitié des textes d’un poète auxquels fond échos, pour l’autre moitié, les images en noir et blanc d’un artiste graveur), j’ai continué à produire et à imprimer mes Carnets de l’Entour (voir par exemple la Créaphonie Tant d’ombres à dissiper, carnet n°71, peinture de Pierre Mialon). Cette autre collection, qui historiquement relève davantage de l’autoproduction, est foncièrement plus personnelle. Il s’agit de petits fascicules de formats A5, d’une trentaine de pages aussi, qui consistent en un partage, un dialogue avec mes amis artistes, qu’ils soient graveur, dessinateur, photographe, peintre ou même poète. Là aussi, il s’agit toujours d’un travail à quatre mains, si je puis m’exprimer ainsi : un carnet de petites dimensions, qui consiste en un dialogue sensible entre le poète Léon Bralda et ses amis plasticiens ou photographes qu’il estime et admire tant. C’est là une des différences essentielles entre ces deux collections que je porte et anime depuis plus de 20 ans.

Enfin… ces éditions comptent effectivement beaucoup pour moi et me permettent de vivre cette belle expérience de « Passeur de culture » à laquelle tu fais allusion. Quelle chance que de pouvoir ainsi partager, échanger, dialoguer avec mes amis et mes pairs… et que de formidables rencontres ai-je pu faire ainsi ! Que de belles personnes rencontrées avec qui faire un bout de chemin ensemble ! Que de mémorables soirées d’échange, de discussion nourrie autour de projets éditoriaux à venir : on refait alors le monde à l’image du rêve, ne serait-ce qu’un court instant.

 

Nous arrivons, Lionel, au terme de ce riche entretien qui dit beaucoup sur ta poésie et ton engagement de poète au service de l’humain. Je tiens à te remercier pour le temps pris à répondre à mes questions, dans cette période très dense de rentrée pour l’enseignant que tu es. J’ai envie de te demander, comme traditionnellement pour clore un entretien, de quels poètes et peintres du passé, ou du présent, tu te sens le plus proche par ta sensibilité, quels sont ceux à qui tu dois le plus. Et peut-être aussi si tu penses que la poésie a un rôle objectif à jouer, en cette période de recul de la démocratie et de déchainement des nationalismes qui peut nous conduire au pire. Que peut la poésie - et je compte l’art dans la poésie -, si elle peut quelque chose ? Existe-t-il un espoir ? Pourquoi nous battons-nous, au fond, - si tant est que nous nous battons -, nous les poètes ?

 

C’est moi qui te remercie pour ce beau moment d’échange et de partage que vous venez de m’offrir, toi et tes amis de Francopolis, … On n’a pas si souvent l’occasion de pouvoir s’exprimer ainsi dans notre société moderne où la performance technologique et l’obsession patentée de l’utile et du gain matériel œuvrent à faire taire, à annihiler toute forme de liberté intellectuelle qui ne servirait pas le conformisme ambiant de notre époque !

Concernant les influences artistiques qui ont pu nourrir ma création plastique depuis le début de ma carrière, je citerai sans hésiter le grand et merveilleux coloriste que fut Pierre Bonnard, dont l’œuvre en son entier côtoie tout d’un seul, l’intime et l’universel. Je nommerais aussi Giorgio Morandi dont la posture artistique, presque monastique devrais-je dire, et les thèmes récurrents de l’objet et de la « Nature morte », m’ont profondément marqué. J’évoquerais aussi les productions plastiques du sculpteur américain George Segal dont l’œuvre m’a fortement éclairé sur les possibles et nécessaires élargissements des champs d’investigation artistique de la peinture vers la sculpture, et vice-versa… Ce qui aura eu une résonance des plus importantes dans l’ensemble de mon travail de plasticien et sur nombre de mes créations 2D-3D que je qualifie généralement « d’objets picturaux réels ».

Pour la poésie, là aussi, elles sont nombreuses les influences ! Et sans doute ai-je appris d’elles bien d’autres choses que ce dont je suis aujourd’hui conscient… Je citerai en tout premier Eugène Guillevic, Jean Follain et Alain Borne. Mais aussi Jean Tardieu et Jean Cayrol. Et, plus près de nous ces merveilleux et regrettés poètes humanistes que sont Christian Bobin et Charles Juliet, ou encore mon cher ami Jean-Pierre Siméon dont la voix, aujourd’hui, porte bien au-delà des terres de poésie…

Quant à savoir si la poésie sert à quelque chose en cette période troublée de notre humanité, je me risquerais à répondre par l’affirmative, évidemment ! Mais je sais que, malheureusement, elle ne peut résoudre les insurmontables paradoxes du monde moderne. Je pense que si la poésie est indéniablement essentielle à tout homme en son intimité, et participe de toutes sociétés humaines depuis la nuit des temps, elle n’a pas vocation à régler la bêtise humaine. Et moins encore la méchanceté et l’abandon collectif de toutes valeurs morales, spirituelles ou intellectuelles ! Cependant, il me semble qu’elle peut s’inscrire en faux par rapport à nos usages pervertis du gain et de l’appropriation des richesses du monde… Sans nul doute, la poésie peut faire acte de résistance ! Il me faut le formuler autrement peut-être : la poésie doit dénoncer les travers monstrueux de notre temps ; travers qui mènent notre humanité au bord du gouffre. De mon point de vue, elle se doit de s’insurger contre le totalitarisme, les régressions morales et politiques, les manipulations xénophobes nourries de peur, de haine et d’intolérance, l’absurdité et l’arrogance des comportements humains dans la vie de tous les jours, mais aussi les logiques de profit qui jettent dans la fosse commune les valeurs humanistes auxquelles je crois… Mais elle ne peut guérir le mal ! Elle ne peut rien contre ça, la poésie, sinon d’œuvrer pour chacun d’entre nous à plus de clarté et de lucidité, éclairer le mal-fondé de ce qui ne peut être toléré, tolérable en ce bas-monde…

 

***

 

Une image contenant intérieur, mur, sol, décoration d’intérieur

Description générée automatiquement

 

Convergences n°1, 2 et 3, Exposition « collectif d’artistes Les 31 »

au Musée Roger Quilliot, Montferrand, 2002.

 

 

Une image contenant peinture, dessin, texte, art

Description générée automatiquement

 

Convergences n°3 Huile, résine bois 125 x 145 cm

 

« Il faudra faire sien l’orage qui culmine en ce sombre verger ! Chercher les hauts soleils sous quoi la fibre aura poussé jusqu’au moment de rompre. Faire abstinence du gris qui couve inexorablement au fond du domicile ».

 

 

(*)

 

 

CHOIX DE TEXTES

 

 

Textes inédits extraits du recueil Le jour saillant

 

 

Je voudrais être loin…

 

Une image contenant dessin, peinture, croquis, Œuvre d’art

Description générée automatiquement

 

À la mémoire de mon père

 

 

« Il est temps de monter sa voix

Comme la mèche sur la lampe

Que l’on doit voir du bout du monde »

 

Alain BORNE 

Contre-feu.

Les Cahiers du Rhône. 1942

 

 

 

La grille du jardin est restée entrouverte. Elle raye un soleil étarque sur la cendre. Un soleil arrimé aux labours et aux rouilles. On devine le ciel balbutiant un demain pour des vies retournées sous le lichen du monde.

 

Derrière le muret, s’éveillent quelques bêtes qui chuchotent la vie au mutisme des pierres.  C’est là qu’il a rêvé les guerres du jeune âge, là que la terre tète au ciel de ses dix ans.

 

 

***

 

 

C’est là encore qu’il reviendra jouer à la mort pour de faux, jouer pour son secret les fièvres familiales et l’amour des saisons : théâtre d’ombres aux lendemains sans veille, un gosse a chapardé le vivre à son étoile.

 

C’est là, précisément, que la nuit veille sa fin prochaine, que l’enfant prie pour elle, qu’il compte les pas jetés sur le sentier de l’Être, compte les pas enfouis sous le manteau de vigne, le temps reclus dans la semence et dans la voix.

 

Étrange, cette saison vannée de rêves, cet horizon qu’inexorablement les souvenirs habitent et densifient. Étrange ce lieu où vivre a le goût de guimauve et l’odeur du graillon, ce temps qui porte à jamais sous le rire du fils.

 

Limon au ciel semblable à toute chair, ce visage aura bu le sang d’une parole qui verse au fond des yeux.

 

 

***

 

 

Visage revenu sous l’envers des paupières. Il coud l’éternité au fragile demain. Visage, comme une lampe qui voit le monde, éclaire son immensité. Visage pour le salut des voix.

 

Il est le tien pourvu de son mystère, offert à la mémoire comme l’aube levée. Elle se meut dans l’épaisseur du verre où ton regard achoppe les destinées.

 

Pour l’herbe retournée à l’heure des chats noirs et des monstres sacrés.

 

Sous ton visage, le visage d’un autre qui garde en lui la solitude aimée des ombres. Visage que le vide retourne sur le jour. Le même à chaque fois. Le même, comme l’autre, mêlé d’herbes et d’os, de nuits émues aux larmes.

 

 

***

 

 

Ce monde est infini. Ô multitude œuvrée qui fouille où va le cœur, un peuple est demeuré dans le champ des possibles. L’oiseau aura pris feu derrière les collines. Des hommes font silence pour l’herbe des fossés.

 

Suinte un temps latent à l’étroit de la vie qui compte l’heure sur l’écorce de l’arbre, mesure l’étendue recluse sous les branches, couvre jusqu’à l’oubli la paresse des routes.

 

 

 

Une image contenant noir, Photographie monochrome, obscurité, noir et blanc

Description générée automatiquement

 

 

On sait combien est douloureux le feuillage déchu de sa raison céleste. Il a sombré avec le vent immense dans la saison des pluies, a recouvert l’enfant épris de ses croyances et forgé l’ombre à la lumière de ses mots. Il a cherché figures dans l’épaisseur des terres. 

 

Au bout de l’immobile, un homme parle. Ses mains se sont offertes à la saisie de l’herbe. Le froid a pénétré le mutisme des pierres et l’on entend s’écrire l’heure sous les futaies de sa jeunesse.

 

 

***

 

 

Il dresse sa tour chaulée au gré des horizons. Il parle pour les autres, aussi, qui passent inexorablement. Ces hommes entament une très longue nuit pour que monte éternel un chant d’humanité.

 

Va ! Jeune enfant à la tignasse brune, ta voix aura charrié le fruit de toute enfance jusqu’à ces ruines millénaires où tu meurs pour semblant. Ton secret est enfoui sous le cercueil du père qui rit jusqu’au demain.

 

 

***

 

 

Hier. Et puis demain. C’est le présent qui saille à la mesure des comètes. Sur la terre maillée d’eau et d’acier, il vient coucher sous l’étrave des mots, chemin épris de rêves et de nécessité.

 

Au loin, le vide fait besogne de ce qui meurt. On avance à pas comptés dans les yeux d’une mère baignée d’éternité. On avance à tâtons pour ne pas réveiller l’étrange obscurité qui coule dans ses veines.

 

Et l’animal s’ébroue sous la pierre de l’âge.  Le vide a fait besogne, besogne de ce qui meurt, de ce qui fait mémoire. Et la racine saigne sur le verre des vitres comme un visage, à la lumière, amalgamé.

 

 

Un homme est là que le reflet étonne, vieille lune éveillée aux masques des miroirs. Quel temps faillible nourrit les herbes ? Quel lendemain vient séjourner aux lèvres de l’apparence ?

 

 

***

 

 

Un enfant joue à chat perché sur les reliques d’un matin vrai, parmi les joncs et la ravine.

 

Je voudrais être loin, disait le père, Être loin, Mon Dieu… Si tu savais…

 

Les paupières effondrées contre la plaie de l’âge, il est passé comme le jour, la blessure à l’épaule, les yeux pleins de sa vie.

 

 

***

 

 

Si tu savais, mon Dieu, combien auront brûlé les friches dans les lointains parages quand nous buvions le monde à l’outre des mirages, qu’on haranguait le diable et toute la colère avec des mots magiques jetés aux quatre vents.

 

Si tu savais ce ciel d’amour fouillé jusqu’à la lie, ce sorcier fou taillant les croix pour des morts anonymes, ces fées de pacotille dans le matin pierreux, ce temps de la légende qu’on voulait imparfait pour simplement y croire à l’orée de nos âges.

 

 

***

 

 

Jeune homme qui retourne dans le secret des nuits, il est un monde plein pour occuper l’enfant, un monde plein derrière son visage quand il refait le jour à la beauté du jeu.

 

Parfois l’air se soulève d’un noir bruissant, s’écoule le long des voies publiques et noue sa nudité aux insolites tuiles. Gardiennes des croyances, le ciel pèse sur vos silences, tape à la vitre comme une pluie de plein automne.

 

 

***

 

 

Des ailes mirifiques nichées dans les étoiles ont prononcé un nom. Sous les branches, des vanneaux piaillent à tire-d’ombres, tricotent le présent comme une laine pour l’hiver.

 

Il fera froid. Ô vilain râle maugréant les entrailles du sable, on a jeté le dieu comme on cueille une fleur : pour l’éphémère peur d’annoncer une mort.

 

 

***

 

 

N’est-ce pas une bouche qui clame le pain des rêves ? Une bouche épaissie du sexe de la nuit ? Un sexe froid qui pisse drue la peur des douves et des caves.

 

Et douloureusement un homme y forge les lames de sa folie, taille dans l’air vicié une colère humaine, avec du jour jeté en pâture à la mort, du jour mêlé aux cendres de ses jeunes années.

 

 

***

 

 

N’est-ce pas cette bouche qui, jusqu’aux lèvres, but le miel noir d’un sourire, quand l’enfant autrefois inventait pour de vrai un amour incendié ?

 

On fracassait du rire à coup de forges vives, on laminait les fonds solides d’une enfance rêveuse au cuir tanné des cris. On jouait à la pierre sur le velours des voix.

 

 

***

 

 

On fit taire le luxuriant matin des croyances aimées. Et le ciel s’embrasait comme un cyprès gelé, à l’heure maternelle, quand les corneilles divaguaient dans l’opiniâtre soir.

 

« Oiseaux furieux » aurait dit le poète. Au loin, on achève une moisson de flammes et l’enfant mâche, éternel, la solitude de sa voix.

 

 

***

 

 

Il parle aux anges qu’il eût connus : soldats de plomb, corps d’agrions, jetez la terre aux yeux des grands nuages qui tissent tout au-dessus des toits la blessure insomniaque. Jetez aux vitres des horizons, le fruit noir du foyer.

 

Cohorte de bêtes sacrifiées qui mordent dans la douleur comme des ronces amoureuses, portez plus haut l’énigme de vos morts. 

 

 

***

 

 

Mais vous ne mourrez pas ! Vous vivrez dans la mort qui demeure elle-même la mémoire du vivre : naufrage retourné aux ressacs de l’instant, je donnerai le change à votre éternité.

 

J’habiterai le jour sous le cristal des yeux. J’infléchirai la nuit pour chaque souvenir affleurant vos mystères.

 

 

***

 

 

Rivages qu’on devine parfois sous l’écorchure de nos jeunes années, quand la lumière tisse quelques portions d’azur aux rivages anciens, j’entends encore en vous le vent marin drainer ce peu de rêve à la rumeur des ombres.

 

Dieu… Que le monde tremble de tant d’incertitude ! Que d’immortelles ailes battant jusqu’au lointain ce fond d’histoires neuves. Que de jeux balbutiés pour la croyance du matin quand, ailleurs, on buvait le vin aigre de la dispute.

 

 

***

 

 

Dieu, que d’heures insoupçonnées derrière la saison. Que de secrets dans le tremblé de sa genèse. On s’en venait rêver la vie sous l’inertie des ciments blancs gisant dans le jardin.

 

Statues chaulées, aux noms étranges, qui écoutaient pousser le lierre sous la lumière des baies vitrées, le soir quand l’heure enflait jusqu’à la nuit, dans la nausée d’un ciel de mai.

 

 

***

 

 

La vie s’en est allée avec le feuillage du siècle et l’ombre d’un vieil homme. C’est l’heure pour les lèvres de prononcer sa mort.

 

L’heure entrouverte comme une plaie venue dans le désert des mots.

 

Une image contenant noir et blanc, grotte, croquis, monochrome

Description générée automatiquement

 

 

Il est passé comme la chair des jours égrainant la parole, dans la douceur cuivrée d’un ciel de mai, quand l’air vient à manquer tout au-dessus des cerisiers.  Contre les murs d’un cimetière, c’est l’ombre qui se répand.

 

Il est passé avec toute une éternité de soleil et de neige. Feux obscurs derrière la fenêtre, couvains de nuits pour éclairer, au loin, le labeur des familles.

 

 

***

 

 

Un homme, tramé d’amour, de haine, de silence et de cri. Un homme épiant obstinément les transparences ensanglantées des longues nuits d’orage avec, au centre, une femme à aimer.

 

Au centre aussi les jours hideux et les joies accomplies. Une femme éveillée sous le sein des querelles, un foyer, une pierre à jeter sur le cœur.

 

 

***

 

 

Et je l’entends jouer, l’enfant dans la chambre d’enfant, jouer aux jeux des araignées, des cartes à prédire, avec son lot d’épaisses guêpes dans la soupe du soir, des guêpes affolées, naissant au gré des bruits. 

 

 

Je le vois. Il me regarde. Il me parle tout bas, l’enfant jouant aux jeux de la mort fausse, cueillant de ses mains insatiables, l’étrange essaim du vivre. L’enfant que le soleil, un jour, avait béni.

 

 

***

 

 

Je sais, à présent, que la vie ne s’achève qu’au jour de tout renoncement. Le soleil luit tout au-dessus des crêtes, en ce point qui culmine sous tant de souvenirs et je le sais heureux au fond des jours, dans le cri froid des papiers peints.

 

Je le devine blotti dans l’infiniment doux d’un feu qui prend au cœur, d’une herbe qui pousse aux yeux. Je l’aperçois. Visage d’écume claire déferlant dans la clameur des soirs fiévreux, dans le vacarme incessant de l’imagination quand on laissait le silence brodait son fil d’acier.

 

 

***

 

 

Il y eut bien des peurs qui cognaient sur la brique, bien des chagrins d’enfants enfouis sous les étoiles, bien des mots assassins dans la bouche du père et tant de jours bénis au chevet du matin.

 

Il y eut ce silence infini, cet écheveau de lèpre couvrant les murs de chaux, quand l’instant arrachait à l’instant son solennel espoir. L’enfant priait pour que les voix s’apaisent, pour que l’heure s’endorme derrière chaque étoile.

 

 

***

 

 

Tu vas attraper la mort !

 

 

 

« Tes lèvres malgré toi

S’essayent à murmurer encore

Père

Et peut-être est-ce là le nom

Qu’en secret ta marche dessine

par défaut »

 

Jean-Marie BARNAUD

Poèmes II 1987-1990                                                 

Cheyne Editeur, 2005

 

 

 

 

« L’homme se met en marche, il voit l’étroite fenêtre où tremble encore une bougie. Il laisse à toutes larmes un visage d’enfant. »

 

NORGE

La double vue, Poésies 1923-1988

Gallimard, 1990

 

 

Tailler dans l’absence qui racle au fond des gorges quand le jardin en clair-obscur ruisselle dans sa lumière. Traîner ses guêtres sur les trottoirs d’en-face, au pied des grands immeubles, un nid de guêpes dans la paume de la main, un ciel bas et rageur pour écrire le vide.

 

 

***

 

 

Une lueur derrière la fenêtre qui hurle sa fin prochaine… Traîner à la tombée du jour dans le square désert, quand le silence a décousu la peur d’un lampadaire.

 

Terres étales du dedans, c’est un enfant qui foule l’herbe de vos anciennes destinées.

 

 

***

 

 

Voir le soleil chuter au-dessus des usines, des hangars à bateaux dont les flancs déchirés couvent un drame certain. Une écriture qui prononce un passé alors qu’elle ne songe qu’au demain.

 

Demain, de terres et de vieux murs défaits. Et cet enfant encore qui dessine un silence à l’intérieur des mots.

 

 

***

 

 

Exil pour le travail des rouilles et des verres polis. Il est un ciel migrant sous d’autres voies hostiles.

 

Et la nuit encore qui froisse l’ombre dans la rue quand l’instant accomplit la besogne du temps, qu’il nomme ce qui se veut mémoire, et doute, et destinée.

 

 

***

 

 

La nuit encore.  Elle viendra glisser sous les pas lents du père, avec la cendre grise et le silence vrai.

 

Encore aura glissé la nuit dans le tremblé des rêves et l’enfant nié Dieu sur le miroir sans tain d’une saison blessée.

 

 

***

 

 

La nuit qui lève encore dans l’écume des mots, pour cet ange aperçu sous le limon des songes, pour cet enfant jouant la mort dans l’heure des tendresses.

 

Ce ne sont que nuages virant sous l’horizon de pierres, que visages changeant sous le figé du temps qui ressasse un présent aux jeux de la marmaille.

 

 

***

 

Une image contenant Visage humain, croquis, dessin, peinture

Description générée automatiquement

 

 

Ce ne sont que fragiles figures à la solde des siècles, que chimères, sirènes, farfadets effrayés, vieux démons écorchés pour un reste de vie où germent irréfutables les blés étales de l’imagination.

 

Ce ne sont que figures fragiles, fugitives, énigmes des jeunes soirs gisant dans l’œil malade du stagnant et du sombre, quand l’heure a rejeté la sentence du vide, que l’herbe, au lendemain, attache sa patience.

 

 

***

 

 

Magie des bouches épiées de rires, instant de folie douce pour des printemps éclos sous le parfum des rêves, le ciel apprenait le désir amoureux à quelques tourterelles et puis midi sonnait dans le repli des vignes.

 

Il montait jusqu’au cœur la haute voix du monde et crépitait le feu au chaume des lucarnes. Plus tard le soir claquerait comme un drapeau à la proue d’un navire.

 

 

***

 

 

Nous marcherions alors dans l’ombre équarrie sur l’asphalte des rues et nous écouterions se faire au loin le brocart insensé des fontaines de l’âge.

 

Nous marcherions jusqu’à ces pierres, lointaines ruines où l’enfant songerait à ces monstres sacrés que les mots dévoraient à chaque peur dressée.

 

 

***

 

 

Un homme serait là dans l’indécise nuit, faiseur de pains et de lait chaud. On l’aurait vu sourire au chien furieux derrière le portail, sourire et s’arrêter. Tendre la main au fils que la bête effrayait, prononcer du silence à la bouche du soir quand l’obscur tissait l’heure pour le souper.

 

On l’aurait vu passer sous la herse du soir, sans dire mot des peurs jetées dans l’heure close. Il portait à l’épaule le vélo à trois roues et l’ombre se retirait dans l’usure des murs.

 

 

***

 

 

Mon père, de ce temps en recul sous les goudrons du temps, se fait un jour nouveau et la maison questionne.

 

Il monte au cieux un chant d’amour pour des graviers lancés à la face du monde. Événements latents qui dessinent toujours les contours de ces mots.

 

 

***

 

 

Dans l’ombre taillée du mimosa, l’instant coud la rumeur à l’absence. Il éclaire un chemin : une herbe enfin qui racine à jamais dans la parole neuve. Mémoire de ce qui fut et reste pour toujours la voix d’un autre.

 

Demain il fera jour peut-être et le chien aboiera aux flux des promeneurs. Il fera froid aussi, comme pour annoncer l’irrévocable automne. Nous irons à nouveau jusqu’au pied des immeubles. On passera près de la grille en fer où le chien aboyait. On pressera le pas juste pour le silence et l’ombre creusera l’ombre pour la nuit à venir.

 

 

***

 

 

La pluie viendra bien vite sous le ciel encombré où quelques réverbères rayeront l’air humide au fond du boulevard. L’enfant jouera encore au bas du domicile en chantonnant un air d’enfance aux feuillages du rire.

 

Le père immobile sur le seuil de la porte lancera quelques mots à la face du soir : « il faut rentrer, aura-t-il dit, tu vas attraper la mort ! »

 

(*)

 

 

©Léon Bralda

 

 

Une image contenant personne, Visage humain, sourire, homme

Description générée automatiquement

 

Léon BRALDA

 

Poète et plasticien, Léon Bralda (allias Lionel Balard) vit et travaille à Clermont-Ferrand. Né en 1963 à Béziers, il est diplômé de l'École Supérieure d'Art de Clermont Métropole. Agrégé et Docteur en Science de l’art et esthétique, il enseigne à l’INSPE d’Auvergne. Léon BRALDA fonde les Éditions de l’Entour et les Cahiers des Passerelles, livrets associant poètes et plasticiens. Il est l’auteur d’une vingtaine de titres parus notamment aux éditions Henry, Alcyone, le Petit Pois, Donner à voir, Encres Vives, …  Il est également membre actif du collectif de graveurs du Chant de l’Encre et participe au conseil de rédaction de la revue de poésie ARPA.

 

Ouvrages édités

 

Devenir soi suivi de Paroles à venir, dialogue poétique avec Jean Pierre Farines, éd. Entours, 2025

Une lente lumière, éd. Henry, Boulogne-sur-Mer, 2024

Le feuillage du monde (Gravure Pierre Jourde), éd. du Petit Pois, Sérignan, 2023

Au risque de la lumière (co-auteur Michel Diaz), éd. Alcyone, Saintes, 2023

Où l’ombre n’était pas, éd. Henry, Béziers, 2022

Sous l’écorce du jour, éd. Alcyone, Saintes, 2022

Une nuit sans repos, éd. Poète de l’amitié, Dijon, 2021

Le bruit des nuits, éd. du Petit Pois, Sérignan, 2021

À la tombée des pierres, éd. Les Arts littéraires, Saint-Orens de Gameville, 2020

Le creux des portes, éd. La Licorne, l’Écritoire d’Estieugues-Cours la ville, 2020

À l’aube de la voix, éd. Donner à voir, Le Mans, 2020

Un temps fécond, éd. Henry, Boulogne-sur-Mer, 2019

Saisons éparses, éd. Cahiers des Passerelles, Clermont-Ferrand, 2008

De silence et de plomb, éd. Alcyone, Saintes, 2018

À l’insu de nos lèvres, éd. Polder, Chalon sur Saône, 2018

La voix levée, éd. Alcyone, Saintes, 2017

Les hautes tours, éd. du Petit Pois, Sérignan, 2016

Un silence de feu, éd. Encres Vives, Issepts, 2016

Liant le jour…, éd. Cahiers des Passerelles, Clermont-Ferrand, 2016

Un temps, ailleurs, éd. O. Fix, 2011

Saisons éparses, éd. Cahiers des Passerelles, Clermont-Ferrand, 2008

 

Récompenses

 

Prix Marie Noël, Santenay pour Le bruit des nuits, 2022

Grand Prix de poésie de la ville de Béziers pour Où l’ombre n’était pas, 2022

Prix de l’Édition Poétique de la ville de Dijon pour Une nuit sans repos, 2021

Grand Prix de l’édition des Arts littéraires pour À la tombée des pierres, 2020

Prix de l’Édition poétique d’Estieugues pour Le creux des portes, 2020

Prix Poésie21, Aix-en-Provence pour Un temps fécond, 2020

 

Éditions Carnets de l’Entour (sélection) 

 

Sa fin prochaine, carnet n°72, encre de Jean Guerrero (2025)

Tant d’ombres à dissiper, carnet n°71, peinture de Pierre Mialon (2025)

Une intime demeure, carnet n°69, monotypes de Valérie Perret-Remords (2024)

Ce fils que la saison habite, Carnet n°67, gravures de Marie Collette Gazet-Vibien (2023).

De noirs flambeaux, Carnet n° 61, peintures d’Isabelle Clément (2021)

Rawa-Ruska, 1941- 1944, Carnet n° 54, gravures de Lionel Balard (2020)

Aux sources de ta voix, Carnet n° 46, dessins et peintures d’Hervé Chassaniol (2019)

Un étrange matin, Carnet n° 43, Fusains de Joël Barbiéro (2018)

Entre le feu et sa brûlure, Carnet n° 39, peintures de Sylvaine Arabo (2017)

Des yeux si clairs, Carnet n° 27, encres de marc Eynard (2016)

Ce souffle aux creux des arbres, Carnet n°26, gravures de Marc Brunier-Mestas (2015)

Cela tremble ! Carnet n°14, gravures de Michel Brugerolles (2014)

D’orages et de ruines, Carnet n°9, gravures de Pierre Jourde (2013)

Au pas du jour, Carnet n°8, encres de Jean Claude Guerrero (2012)

De l’autre côté, Carnet n°6, gravures de Lionel Balard (2010)

Une eau sombre, Carnet n° 2, gravures de Lionel Balard (2008)

 

Revues et ouvrages collectifs

 

Poésie sur Seine n°115, « La nuit qui vient », avril 2025

Comme aux prémices d’une planète, La poésie Volcanique, anthologie, éd. L’écritoire d’Estieugues, 2025

Polder, quatrième génération, Ed Décharge/ gros textes, Auxerre, 2024

Quarante ans de Poésie, anthologie, Ed Arcadia, Béziers, 2024

Concerto pour marées et silence n°17, 2024

Chemins de traverse n°59, 2023

Quelque part, le feu, anthologie, éd. Les écrits du Nord / Henry, 2023

Parmi les pluies futures qu’irriguent nos espérances, Frontières, anthologie, éd. L’écritoire d’Estieugues, 2023

Il Convivio, n°88, Castiglione di Sicilia, Italie, mars 2022

Les Cahiers du Museur - Sur l’herbe de nos jours, coll. à côté (Nice), 2022

Un mot, une respiration, une palpitation, L’éphémère, anthologie, éd. L’écritoire d’Estieugues, 2022

Forêt(s), anthologie, éd. Donner à voir, 2022

Qui de l’air et du feu emportera nos destinées ? Le désir, anthologie, éd. L’écritoire d’Estieugues, 2021

Des jasmins en bord de mer, anthologie, éd. Luna Rossa, 2021

Jardin(s), anthologie, éd. Donner à voir, 2020

ARPA n°113, n°118, n°120-121, n°125-126, 129-130, 148

Décharge n°174, n°177, n°182

Saraswati n° 15 et n°16

Écrit (s) du nord n°34-35

Gros textes n°46

 

 

 

Léon Bralda

Francopolis automne 2025

Recherche Éric Chassefière 
 

 

Accueil  ~  Comité Francopolis  ~  Sites Partenaires  ~  La charte  ~  Contacts

 

 

Créé le 1 mars 2002