Le Salon de lecture Découverte
d'auteurs au hasard de nos rencontres |
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SALON DE LECTURE Automne 2025 Léon Bralda « Un
irrépressible besoin d’habiter le monde » Entretien
et poèmes (*) Dans
l’atelier de gravure |
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ENTRETIEN (26
août – 5 septembre 2025) Lionel, dans
les quelques livres que j’ai de toi, écrits sous ton nom de plume de Léon Bralda, j’ai pu remarquer la présence fréquente en toile
de fond de l’enfance, « avec ses peurs forgées à l’heure de l’innocence
et ses rêves piégés dans la paresse des matins vrais », une enfance qui
n’est pas seulement celle de l’insouciance et du bonheur immédiat, mais qui
convoque aussi la morsure des peurs et l’anticipation de la violence du
monde. Ton écriture est souvent rugueuse, tourmentée, confrontant lumière et
ténèbres, jubilation de la vie et présence constante de la mort. Qui dit
enfance dit mémoire et rêve : « Il est des saisons qui durent à
jamais dans l’enchevêtrement des désirs et des rêves ». Pourrais-tu nous
en dire plus sur la force qui t’a poussé vers l’écriture poétique ?
Comment es-tu né à la poésie ? Que recherches-tu à travers elle ? Comment suis-je né à la poésie ?...
C’est difficile d’aborder de front cette question car elle implique a priori
qu’on puisse déjà être en mesure de définir ce qu’est la poésie, du moins ce
que suppose l’acte poétique. J’avoue que plus je réfléchis à cela et
moins il me semble évident d’en définir des contours précis. Naître à la
poésie… C’est sans doute affaire de temps, de volonté et de maturité… De
rencontres aussi ! Pour ma part, je dirai que la poésie est ce lieu
improbable d’où l’on se sent vivant, pleinement vivant et conscient d’être au
monde, balloté entre joies et chagrins, rêves et réalités, insouciance et
colère, haine et amour. En somme, la poésie comme un espace et un temps, au
centre de soi-même, qui accueille, accumule tout ce qui nous traverse et nous
nourrit, tout ce qui participe de notre joie de vivre, nous amuse ou nous
malmène, nous terrifie… Tout ce qui, au fond, génère en nous de l’émotion et
du désir (que cela relève de fondements heureux et constructifs ou que cela
œuvre à des fins plus sombres et négatives). Bref, la poésie : une
inconnue qui nous habite et nous ouvre plus encore au sensible, aux émotions,
à cette propension de l’être à éprouver le vivre afin de se sentir plus
vivant encore… Je dirais que cet « état de poésie » (pour ne
reprendre ici que la belle formule de Georges Haldas), j’en ai besoin pour
modeler en moi un sentiment accru d’appartenance à la vie, une conscience
plus affûtée d’être-au-monde, et cette émotion plurielle pleinement
travaillée par le réel qui m’entoure, par la présence des choses et des êtres
que je côtoie au jour le jour. Je préciserais deux choses, cependant.
D’une part, nous parlons ici de la poésie… Or ce que je viens de dire me
semble concerner tous les arts, et plus particulièrement les arts plastiques
que je pratique quotidiennement (peintures, sculptures, gravures…). En fait
si mes propos ont une quelconque prétention à caractériser la poésie, ou du moins peuvent permettre de mieux cerner l’acte
poétique, je crois qu’ils peuvent être employés aussi pour approcher d’autres
activités artistiques. Je crois que tout acte artistique a pour but de porter
à la conscience l’acte même d’exister, de rendre prégnante notre relation au
réel pour en restituer ce « sentiment du monde », cette émotion
première par laquelle nous nous savons vivants… D’autre part, et c’est cela qui me semble
important de préciser, l’émotion que le poète génère par ses mots et ses
images n’est pas véritablement celle ressentie dans l’immanence du temps
présent, au contact du réel. Ce que le poète cherche… enfin, je crois… c’est
de retrouver, de ressusciter ces sensations premières qui l’ont assailli
jadis et dont il a gardé mémoire. Il s’efforce invariablement d’en restituer,
voire d’en magnifier par l’écriture poétique, le sentiment de vie, l’émotion
qu’il a perçue de tout son être jadis mais qu’il sait aujourd’hui
définitivement perdue… notre condition humaine étant déterminée par ce jeu
vilain de la vie-la mort. Il me paraît
donc clair à présent que l’effort du poète consiste, pour une part non
négligeable, à rendre plus saillant, plus efficient encore cet état
d’existence qu’il sait définitivement achevé… C’est
du moins ce que je crois et qu’il me semble commander à toutes mes activités
de création artistique. Je dirai, pour finir, que c’est précisément par
l’acte même d’écrire que le poète espère parvenir à réinventer, à recréer un
équivalent de cette émotion originelle. Il est comme le peintre qui ne se
contente pas de copier ou reproduire le réel mais s’efforce de transposer
dans la matière colorée (son médium) un « équivalent plastique » à
l’événement lumineux et à l’occurrence sensible qui l’ont ému … émotions
perçues au contact d’un réel inexorablement fuyant dans l’immanence de
l’instant présent qui s’évanouit irrémédiablement et impose un sens à l’existence
dont l’issue est fatalement la mort. Et tu l’as effectivement remarqué, mon
écriture fouille les temps intimes de mon enfance. Mais il ne s’agit pas d’en
restituer seulement le souvenir exact et patent, mais davantage d’en
magnifier l’instant perdu, d’en augmenter l’épaisseur émotionnelle. Peut-être
parce que ces abords de la vie jeune constituent la part originelle et
irrévocable de mon identité d’homme et qu’en ces terres natales se sont
agrégés et le merveilleux et le ténébreux de l’existence ? Et puis, ce
n’est un secret pour personne, je crois : l’enfance est ce temps de vie
durant lequel s’imprime de façon indélébile en chacun de nous tout ce qui
construit la part intime de nos croyances à venir… ou de nos non-croyances
parfois ! Elle constitue l’assise de nos consciences d’homme en devenir. Tu écris
dans ton recueil inédit « Le jour saillant », dont de larges extraits
sont reproduits ci-dessous, à propos du lieu d’enfance : « C’est
là, précisément, que la nuit veille sa fin prochaine, que l’enfant prie pour
elle, qu’il compte les pas jetés sur le sentier de l’Être, compte les pas
enfouis sous le manteau de vigne, le temps reclus dans la semence et dans la
voix ». Mots qui disent, chez l’enfant, l’espoir de vivre, tout
simplement. Et en même temps, ces poèmes sont écrits à la mémoire de ton
père, comme d’ailleurs ceux de « Un silence de feu », que j’ai
retrouvé dans les archives d’Encres Vives : « un vieil homme se
meurt et c’est alors que remontent en surface, dans les yeux du poète,
l’immensité des jours et son silence de feu qui prononce un visage ».
Cette phrase quelque peu énigmatique, que dit-elle du rapport à la mort du
poète que tu es ? Il me semble que c’est quelque chose d’important,
peux-tu nous éclairer ? Oui, c’est effectivement important. Tout
poète, me semble-t-il, de façon plus ou moins consciente ou manifeste,
interroge cet état de fait : nous mourrons tous, tôt ou tard ! Et
cette finitude existentielle à laquelle l’être tout entier est voué, cet état
d’humanité qui le mène inexorablement et consciemment du Vivre jusqu’à son
achèvement (la mort), le poète ne peut l’ignorer, ou même y être
indifférent. C’est là une réalité à laquelle il n’échappe pas : il
mourra un jour, comme tout le monde… et tous les êtres chers qu’il côtoie,
ses proches, ses amis, ses voisins, ce passant qu’il ne connaît pas et qui
lui sourit dans la rue, eux aussi disparaîtront un jour. C’est le sens de la
vie, la précarité formelle de l’existence dirons-nous ! Une évidence qui
ne peut être autrement plus insupportable, autrement plus inacceptable.
Pourtant, c’est cela qui adviendra et nous n’y pouvons rien sinon de chercher
en nous les moyens de l’accepter ou les leurres (pour ne pas dire les
croyances) qui, d’une certaine manière, nous préserveraient de la folie, de
la peur, de la colère engendrées par cette irrévocable condition
existentielle. Je dirais que si cela est vrai pour le poète, pour l’homme
adulte, cela est aussi vrai pour l’enfant qu’un jour il a été. L’enfance : ce temps de l’insouciance
et du désir d’exister dans l’immanence de l’instant, de vivre Cette question de la mort, à mon sens, est
au cœur de la pensée poétique. Et pour ma part, elle nourrit mon insatiable
besoin d’écrire, de graver ou de peindre. Mais cela, non pour en exhiber les
haillons morbides ou ténébreux, d’en sonder le désarroi profond qu’engendre
l’idée même de la mort mais bien davantage pour déployer sur ces sombres
rivages où la peur, le doute et la colère ont nidifié, l’éclat soudain d’une
lucidité à être au monde, heureux d’avoir pu vivre ainsi… et de continuer à
vivre, encore, dans le chahut recommencé des passions humaines. Pour le dire
autrement, porter sa voix, son écriture en ces terres de l’enfance qui
constituent une part intrinsèque de mon identité, faire parole (ou
poème !) de cette mémoire « qui remonte de l’écluse du temps »
(Pour ne reprendre ici que cette belle image de mon très grand ami, le poète
Jean-Pierre Farines), c’est vouloir œuvrer de l’obscur à la lumière, non
l’inverse. C’est se savoir irrémédiablement vivant encore, dans le
remue-ménage de l’existence, heureux d’avoir vécu ainsi, d’être ce que je
suis devenu, ce que demain je serai encore… malgré cette certitude : je
mourrai un jour, comme ce fut la destinée de ma mère à 60 ans, puis de mon
père bien plus tard. C’est peut-être cela que veulent dire ces
quelques vers auxquels tu fais allusion et pour lesquels il faut
entendre le poème en son entier : « L’image se fragmente/ Elle
rassemble sa lumière tout au centre d’une ancienne saison / Et brille d’un
silence de feu qui prononce un visage. » Ce visage, il est pluriel
sans doute. C’est celui de mon défunt père sur son lit de mort, celui de ma
mère, merveilleuse femme de chairs et d’amour vrai, disparue bien trop tôt.
C’est le mien aussi aujourd’hui-même… et encore celui de l’enfant de dix ans
qui jouait dans le jardin de la maison familiale et dont les jeux innocents
le disputaient à la rugosité du fatras des adultes. Peut-être
est-ce finalement pour te retrouver toi-même, et retrouver ces morts que tu
as tant aimés vivants, que tu t’es fait poète et artiste, non ? Ce
visage pluriel que tu évoques, quel meilleur lieu pour lui donner forme et
profondeur que la terre d’enfance, où tous sont vivants
ensemble, ceux déjà engagés dans le « non-retour », et
l’enfant qui lui, n’a pas encore vécu. Être au monde, à ceux qu’on aime,
vivants et morts, n’est-ce pas la posture de tout poète, de tout artiste en
quête d’un bonheur vrai ? Mais venons-en à ton activité créatrice
proprement dite. Tu es à la fois poète et artiste plasticien. Peux-tu nous en
dire plus sur ces deux vocations ? L’une a-t-elle précédé l’autre ?
L’une pourrait-elle aller sans l’autre ? Oui, je
crois en effet que tu as raison… être poète ou artiste c’est faire l’aveu
d’un désir de « co-naissance » à soi-même
et sans doute aussi de reconnaissance de l’Être-au-monde que nous incarnons à
cet instant précis de notre vie sur cette terre… une affaire d’égo ?
Certes ! Mais qui racine au plus profond de la conscience et nous permet
de nous savoir pleinement et sainement vivant… Cependant,
je crois qu’on ne naît pas poète ou artiste, on le devient peu à peu, sans
que cela ne relève d’autre chose que du libre arbitre et du désir d’exister
par et au travers d’activités créatrices foncièrement chronophages.
L’acte de création, quel qu’il soit, est exigeant et émancipateur. C’est une
question d’engagement et de passion. Je dirais même, me concernant, de
nécessité existentielle ! On ne fait pas un poème ou une peinture pour
simplement faire quelque chose de « beau » qui sortirait de
l’ordinaire, ou pour satisfaire et flatter l’égo. On écrit ou on peint parce
qu’on éprouve un irrépressible besoin d’habiter le monde et de se savoir dès
lors sensiblement pénétré par cet insolvable et fuyant réel qui opère… Le
poète Jean Pierre Siméon, que je compte parmi les êtres chers que je côtoie,
a écrit ceci : « Le poème ne cherche pas à
contenir le réel […] il tente d’en percevoir l’extension infinie dans la
résonance qu’il a dans la conscience » (La poésie sauvera le monde).
Je crois effectivement à cela, pour la poésie comme pour les arts. Parlons à présent de la pluralité de mes
engagements artistiques et de mon désir toujours plus prégnant de concilier
tout à la fois mes activités de poète et de plasticien. Je dis
souvent à mes amis que je me considère comme un « grand rêveur épris
d’art et de poésie ». C’est un peu cela que je ressens tout au fond de
moi… écrire, ou peindre, ou graver m’est essentiel parce que ces activités
ont à voir avec cette impérieuse nécessité de vivre pleinement, de s’éprouver
au contact du sensible et d’éprouver les occurrences du réel qui nous
entourent et nous habitent. Comme nous venons de le dire précédemment, l’acte
de création artistique (qu’il génère un poème, une peinture ou une gravure)
m’aide à reconsidérer et à accepter le destin qui est le mien d’aller
irrévocablement à la mort. Mais il y a aussi, intrinsèquement lié à
l’acte-même de créer, une dimension relevant du merveilleux, du rêve, de
l’insoumission à l’ordre des certitudes et du paraître : peindre,
sculpter, graver, écrire de la poésie c’est remettre en cause, voire
réinventer sa propre perception du monde. C’est donner à voir bien autre
chose que ce qui d’ordinaire s’ouvre à la vue, à l’esprit. C’est, dans cette
société contemporaine vouée au culte des apparences, une tentative pour
reconfigurer, intellectuellement et sensiblement, le monde que nous habitons.
C’est chercher invariablement à lui restituer sa part d’étrangeté, en
fouillant son insondable épaisseur, en imaginant ce qui ne se voit pas, qui
déborde du « trop superficiel » de notre société actuelle qui voue
un culte aux apparences. Pour moi, écrire de la poésie ou produire une image
peinte ou gravée, c’est exactement se vouloir aux antipodes de cette réalité
contemporaine… du moins c’est tenter d’opposer à ce culte des apparences et
du Paraître, une « véritable et intense présence à soi-même et au
monde » (pour ne reprendre ici que la belle formule d’Yves Bonnefoy). Quant à
considérer la primauté de l’une sur l’autre, je dirai que la peinture est
apparue dans ma jeune existence bien avant la poésie. Je crois que cela est
parfaitement normal dans la mesure où l’enfant s’adonne très tôt et
naturellement au « crayonnage », au gribouillage… Il est très vite
conduit à utiliser, pour le jeu, les moyens du dessin. L’écriture ne viendra
que plus tard et supposera d’ailleurs un apprentissage au long cours. Pour ma
part, cet apprentissage de l’écriture, durant l’école primaire, fut un
véritable et douloureux calvaire. J’étais ce qu’on pourrait appeler un vrai
cancre… non que je fusse bête et ne comprenais rien, mais ma santé précaire
et mes très nombreuses absences scolaires (essentiellement liées à des crises
d’asthme à répétition) m’ont fait prendre un retard inouï sur les
acquisitions premières de la lecture et de l’écriture. Cependant si je ne
savais pas encore lire en CM1, j’avais occupé tout le temps de mes
convalescences à dessiner… De là sans doute ce penchant très prononcé, au
collège et au lycée, pour les cours d’arts plastiques que je suivais
assidument, et mon aversion non moins récurrente pour les lectures à haute
voix devant tous mes camarades de classe. Mais à dire vrai,
je crois être parvenu depuis longtemps déjà à corriger cet état de fait…
Aujourd’hui, la pratique de l’écriture poétique et la production plastique
(ou graphique) sont essentielles à mon équilibre mental, à ma vie. Elles sont
les moyens par lesquels il me semble possible de mieux exister, de mieux se
savoir vivant… je devrais dire de mieux résister au temps qui érode la vie. Cet obstacle de ta santé
précaire dans ton enfance a donc joué un rôle objectif important dans la mise
en place de ta pratique du dessin, puis de l’écriture poétique, en réaction
peut-être au retard que tu avais pris dans l’apprentissage de la lecture. On
sent à quel point chez toi l’enfance est décidément au nœud de l’acte
créatif. Mais venons-en maintenant à tes activités d’éditeur, car tu ne te
contentes pas d’écrire, de peindre et de graver, tu as aussi créé des cahiers
qui font dialoguer poètes et plasticiens, Cahiers des Passerelles, Carnets de
l’Entour notamment. Pourrais-tu nous parler de ton activité de passeur d’art
et de poésie ? Comment s’articule-t-elle avec ton activité de
créateur ? Dirais-tu qu’elle en est indissociable ? Oui, de toute évidence, l’édition est
intrinsèquement liée à l’ensemble de mes activités artistiques. Et cela
depuis bien longtemps… c’est dans les années 90, au sortir de mes études à
l’école des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand, que j’ai commencé avec beaucoup
de passion (et surtout d’humilité !) à réaliser nombre de livres
d’artistes alliant mes premiers écrits (assumés comme tels et rendus publics)
à mes dessins, peintures ou gravures. La plupart de ces portfolios
artistiques était fabriquée de façon proprement artisanale, dans mes
ateliers, et se composait généralement d’un coffret cartonné ou en bois
polychrome dans lequel étaient insérées mes images peintes (ou gravées) et
mes textes poétiques d’alors, tout fraîchement composés pour l’occasion.
Bref, ces multiples artefacts alliant images et poèmes me procuraient
beaucoup de satisfaction parce qu’ils m’apportaient une plus claire
compréhension de ce que je faisais alors. J’y décelais une certaine cohérence
et cela me rassurais… J’étais très enthousiaste à l’époque parce que ces
premiers ouvrages manufacturés me permettaient de faire du lien, donc de
donner davantage de sens, à mes diverses recherches plastiques et poétiques…
j’éprouvais alors une véritable boulimie à concevoir et à fabriquer tous ces
petits objets hybrides. J’y voyais, entre autres, une bien agréable manière
de mettre en dialogue tout ce qui prenait forme en moi dans les champs de
création aussi différents que la peinture, la gravure ou la poésie. J’ai
produit ainsi un très grand nombre de ces ouvrages avec, comme seul désir,
celui de mettre du jeu dans mes habitudes de production plastique, graphique
et poétique. Mais le travail « en solitaire » ne peut durer qu’un
temps, n’est-ce pas ? J’en suis venu très vite à ressentir le besoin de
partager, d’échanger avec mes compagnons de route tels mes grands amis poètes
dont j’ai déjà parlé précédemment : Jean Pierre Farines ou Jean Pierre
Siméon. Nous avons, à cette époque, réalisé ensemble quelques coffrets
d’artiste dont j’ai conservé des exemplaires. De là à envisager la publication sous la
forme de cahiers ou de carnets édités mécaniquement, il n’y a qu’un
pas ! Et celui-ci fut franchi au tournant de l’an 2000, lorsque j’ai
créé mes premiers Cahiers de l’Entour : sorte de livret où le
poète que je voulais être pouvait dialoguer avec le peintre que j’étais ou
avec d’autres artistes plasticiens et photographes. Puis, toujours en ce
début de nouveau siècle, nous avons créé avec des amis peintres, graveurs et
musiciens le collectif « Les Passerelles », association
d’artistes de tout poil qui souhaitaient produire ensemble des évènements
artistiques hybrides, constitués tout à la fois d’œuvres issues du labeur de
peintre, de poète, de musicien, de graveur, de danseur… Dès lors nous avons
réalisé diverses expositions mêlant l’image et le texte, des résidences
d’artistes, des évènements divers qui alliaient la pluralité des catégories
artistiques. Il ne nous manquait plus qu’un outil pour la divulgation et la
publication de tous ces projets… ce fut la raison première, en 2008, de la
création de la structure éditoriale des Cahiers des Passerelles. Depuis, j’anime toujours avec autant de
plaisir partagé cette modeste mais pérenne collection que sont les Cahier
des Passerelles. Nous avons jusqu’à présent publié plus de soixante
numéros différents unissant, par ouvrage, un poète et un graveur
contemporains. Nous continuerons, j’espère, encore longtemps cette belle
aventure éditoriale. Et parce que les Cahiers des passerelles
ne concernaient uniquement que les créations des poètes et des graveurs
(puisqu’il s’agit de cahiers d’une trentaine de pages composées pour moitié
des textes d’un poète auxquels fond échos, pour l’autre moitié, les images en
noir et blanc d’un artiste graveur), j’ai continué à produire et à imprimer
mes Carnets de l’Entour (voir par exemple la Créaphonie
Tant
d’ombres à dissiper, carnet n°71, peinture de Pierre Mialon). Cette
autre collection, qui historiquement relève davantage de l’autoproduction,
est foncièrement plus personnelle. Il s’agit de petits fascicules de formats
A5, d’une trentaine de pages aussi, qui consistent en un partage, un dialogue
avec mes amis artistes, qu’ils soient graveur, dessinateur, photographe,
peintre ou même poète. Là aussi, il s’agit toujours d’un travail à quatre
mains, si je puis m’exprimer ainsi : un carnet de petites dimensions,
qui consiste en un dialogue sensible entre le poète Léon Bralda
et ses amis plasticiens ou photographes qu’il estime et admire tant. C’est là
une des différences essentielles entre ces deux collections que je porte et
anime depuis plus de 20 ans. Enfin… ces éditions comptent effectivement
beaucoup pour moi et me permettent de vivre cette belle expérience de
« Passeur de culture » à laquelle tu fais allusion. Quelle chance
que de pouvoir ainsi partager, échanger, dialoguer avec mes amis et mes
pairs… et que de formidables rencontres ai-je pu faire ainsi ! Que de
belles personnes rencontrées avec qui faire un bout de chemin ensemble !
Que de mémorables soirées d’échange, de discussion nourrie autour de projets
éditoriaux à venir : on refait alors le monde à l’image du rêve, ne
serait-ce qu’un court instant. Nous arrivons, Lionel, au terme
de ce riche entretien qui dit beaucoup sur ta poésie et ton engagement de
poète au service de l’humain. Je tiens à te remercier pour le temps pris à
répondre à mes questions, dans cette période très dense de rentrée pour l’enseignant
que tu es. J’ai envie de te demander, comme traditionnellement pour clore un
entretien, de quels poètes et peintres du passé, ou du présent, tu te sens le
plus proche par ta sensibilité, quels sont ceux à qui tu dois le plus. Et
peut-être aussi si tu penses que la poésie a un rôle objectif à jouer, en
cette période de recul de la démocratie et de déchainement des nationalismes
qui peut nous conduire au pire. Que peut la poésie - et je compte l’art dans
la poésie -, si elle peut quelque chose ? Existe-t-il un espoir ?
Pourquoi nous battons-nous, au fond, - si tant est que nous nous battons -,
nous les poètes ? C’est moi qui te remercie pour ce beau
moment d’échange et de partage que vous venez de m’offrir, toi et tes amis de
Francopolis, … On n’a pas si souvent l’occasion de pouvoir s’exprimer ainsi
dans notre société moderne où la performance technologique et l’obsession
patentée de l’utile et du gain matériel œuvrent à faire taire, à annihiler
toute forme de liberté intellectuelle qui ne servirait pas le conformisme
ambiant de notre époque ! Concernant les influences artistiques qui
ont pu nourrir ma création plastique depuis le début de ma carrière, je
citerai sans hésiter le grand et merveilleux coloriste que fut Pierre
Bonnard, dont l’œuvre en son entier côtoie tout d’un seul, l’intime et
l’universel. Je nommerais aussi Giorgio Morandi dont la posture artistique,
presque monastique devrais-je dire, et les thèmes récurrents de l’objet et de
la « Nature morte », m’ont profondément marqué. J’évoquerais aussi
les productions plastiques du sculpteur américain George Segal dont l’œuvre
m’a fortement éclairé sur les possibles et nécessaires élargissements des
champs d’investigation artistique de la peinture vers la sculpture, et
vice-versa… Ce qui aura eu une résonance des plus importantes dans l’ensemble
de mon travail de plasticien et sur nombre de mes créations 2D-3D que je
qualifie généralement « d’objets picturaux réels ». Pour la poésie, là aussi, elles sont
nombreuses les influences ! Et sans doute ai-je appris d’elles bien
d’autres choses que ce dont je suis aujourd’hui conscient… Je citerai en tout
premier Eugène Guillevic, Jean Follain et Alain Borne. Mais aussi Jean
Tardieu et Jean Cayrol. Et, plus près de nous ces merveilleux et regrettés
poètes humanistes que sont Christian Bobin et
Charles Juliet, ou encore mon cher ami Jean-Pierre Siméon dont la voix,
aujourd’hui, porte bien au-delà des terres de poésie… Quant à savoir si la poésie sert à quelque
chose en cette période troublée de notre humanité, je me risquerais à
répondre par l’affirmative, évidemment ! Mais je sais que,
malheureusement, elle ne peut résoudre les insurmontables paradoxes du monde moderne.
Je pense que si la poésie est indéniablement essentielle à tout homme en son
intimité, et participe de toutes sociétés humaines depuis la nuit des temps,
elle n’a pas vocation à régler la bêtise humaine. Et moins encore la
méchanceté et l’abandon collectif de toutes valeurs morales, spirituelles ou
intellectuelles ! Cependant, il me semble qu’elle peut s’inscrire en
faux par rapport à nos usages pervertis du gain et de l’appropriation des
richesses du monde… Sans nul doute, la poésie peut faire acte de
résistance ! Il me faut le formuler autrement peut-être : la poésie
doit dénoncer les travers monstrueux de notre temps ; travers qui mènent
notre humanité au bord du gouffre. De mon point de vue, elle se doit de
s’insurger contre le totalitarisme, les régressions morales et politiques,
les manipulations xénophobes nourries de peur, de haine et d’intolérance,
l’absurdité et l’arrogance des comportements humains dans la vie de tous les
jours, mais aussi les logiques de profit qui jettent dans la fosse commune
les valeurs humanistes auxquelles je crois… Mais elle ne peut guérir le
mal ! Elle ne peut rien contre ça, la poésie, sinon d’œuvrer pour chacun
d’entre nous à plus de clarté et de lucidité, éclairer le mal-fondé de ce qui
ne peut être toléré, tolérable en ce bas-monde… *** Convergences
n°1, 2 et 3, Exposition « collectif d’artistes Les 31 » au Musée Roger Quilliot,
Montferrand, 2002. Convergences
n°3 Huile, résine bois 125 x 145 cm « Il
faudra faire sien l’orage qui culmine en ce sombre verger ! Chercher les
hauts soleils sous quoi la fibre aura poussé jusqu’au moment de rompre. Faire
abstinence du gris qui couve inexorablement au fond du domicile ». (*) CHOIX DE TEXTES Textes inédits extraits du recueil Le jour saillant Je voudrais être loin… À la mémoire de mon père « Il est temps de monter sa voix Comme la mèche sur la lampe Que l’on doit voir du bout du monde » Alain BORNE Contre-feu. Les Cahiers du Rhône. 1942 La grille du
jardin est restée entrouverte. Elle raye un soleil étarque sur la cendre. Un
soleil arrimé aux labours et aux rouilles. On devine le ciel balbutiant un demain pour des vies retournées
sous le lichen du monde. Derrière le
muret, s’éveillent quelques bêtes qui chuchotent la vie au mutisme des
pierres. C’est là qu’il a rêvé les
guerres du jeune âge, là que la terre tète au ciel de ses dix ans. *** C’est là
encore qu’il reviendra jouer à la mort pour de faux, jouer pour son
secret les fièvres familiales et l’amour des saisons : théâtre d’ombres
aux lendemains sans veille, un gosse a chapardé le vivre à son étoile. C’est là,
précisément, que la nuit veille sa fin prochaine, que l’enfant prie pour
elle, qu’il compte les pas jetés sur le sentier de l’Être, compte les pas
enfouis sous le manteau de vigne, le temps reclus dans la semence et dans la
voix. Étrange,
cette saison vannée de rêves, cet horizon qu’inexorablement les souvenirs
habitent et densifient. Étrange ce lieu où vivre a
le goût de guimauve et l’odeur du graillon, ce temps qui porte à jamais sous
le rire du fils. Limon au
ciel semblable à toute chair, ce visage aura bu le sang d’une parole qui
verse au fond des yeux. *** Visage
revenu sous l’envers des paupières. Il coud l’éternité au fragile demain.
Visage, comme une lampe qui voit le monde, éclaire son immensité. Visage pour
le salut des voix. Il est le
tien pourvu de son mystère, offert à la mémoire comme l’aube levée. Elle se
meut dans l’épaisseur du verre où ton regard achoppe les destinées. Pour l’herbe
retournée à l’heure des chats noirs et des monstres sacrés. Sous ton
visage, le visage d’un autre qui garde en lui la solitude aimée des ombres.
Visage que le vide retourne sur le jour. Le même à chaque fois. Le même,
comme l’autre, mêlé d’herbes et d’os, de nuits émues aux larmes. *** Ce monde est
infini. Ô multitude œuvrée qui fouille où va le cœur, un peuple est demeuré
dans le champ des possibles. L’oiseau aura pris feu derrière les collines.
Des hommes font silence pour l’herbe des fossés. Suinte un
temps latent à l’étroit de la vie qui compte l’heure sur l’écorce de l’arbre,
mesure l’étendue recluse sous les branches, couvre jusqu’à l’oubli la paresse
des routes. On sait
combien est douloureux le feuillage déchu de sa raison céleste. Il a sombré
avec le vent immense dans la saison des pluies, a recouvert l’enfant épris de
ses croyances et forgé l’ombre à la lumière de ses mots. Il a cherché figures
dans l’épaisseur des terres. Au bout de
l’immobile, un homme parle. Ses mains se sont offertes à la saisie de
l’herbe. Le froid a pénétré le mutisme des pierres et l’on entend s’écrire
l’heure sous les futaies de sa jeunesse. *** Il dresse sa
tour chaulée au gré des horizons. Il parle pour les autres, aussi, qui
passent inexorablement. Ces hommes entament une très longue nuit pour que
monte éternel un chant d’humanité. Va !
Jeune enfant à la tignasse brune, ta voix aura charrié le fruit de toute
enfance jusqu’à ces ruines millénaires où tu meurs pour semblant. Ton secret est enfoui sous le cercueil du père qui
rit jusqu’au demain. *** Hier. Et
puis demain. C’est le présent qui saille à la mesure des comètes. Sur la
terre maillée d’eau et d’acier, il vient coucher sous l’étrave des mots,
chemin épris de rêves et de nécessité. Au loin, le
vide fait besogne de ce qui meurt. On avance à pas comptés dans les yeux
d’une mère baignée d’éternité. On avance à tâtons pour ne pas réveiller
l’étrange obscurité qui coule dans ses veines. Et l’animal
s’ébroue sous la pierre de l’âge. Le
vide a fait besogne, besogne de ce qui meurt, de ce qui fait mémoire. Et la
racine saigne sur le verre des vitres comme un visage, à la lumière,
amalgamé. Un homme est
là que le reflet étonne, vieille lune éveillée aux masques des miroirs. Quel
temps faillible nourrit les herbes ? Quel lendemain vient séjourner aux
lèvres de l’apparence ? *** Un enfant joue
à chat perché sur les reliques d’un matin vrai, parmi les joncs et la ravine. Je voudrais être loin, disait le
père, Être loin, Mon Dieu… Si tu savais… Les
paupières effondrées contre la plaie de l’âge, il est passé comme le jour, la
blessure à l’épaule, les yeux pleins de sa vie. *** Si tu
savais, mon Dieu, combien auront brûlé les friches dans les lointains parages
quand nous buvions le monde à l’outre des mirages, qu’on haranguait le diable
et toute la colère avec des mots magiques jetés aux quatre vents. Si tu savais
ce ciel d’amour fouillé jusqu’à la lie, ce sorcier fou taillant les croix
pour des morts anonymes, ces fées de pacotille dans le matin pierreux, ce
temps de la légende qu’on voulait imparfait pour simplement y croire à l’orée
de nos âges. *** Jeune homme
qui retourne dans le secret des nuits, il est un monde plein pour occuper
l’enfant, un monde plein derrière son visage quand il refait le jour à la
beauté du jeu. Parfois l’air
se soulève d’un noir bruissant, s’écoule le long des voies publiques et noue
sa nudité aux insolites tuiles. Gardiennes des croyances, le ciel pèse sur
vos silences, tape à la vitre comme une pluie de plein automne. *** Des ailes mirifiques nichées dans les étoiles ont prononcé un nom.
Sous les branches, des vanneaux piaillent à tire-d’ombres,
tricotent le présent comme une laine pour l’hiver. Il fera froid. Ô vilain râle maugréant les entrailles du sable, on a
jeté le dieu comme on cueille une fleur : pour l’éphémère peur
d’annoncer une mort. *** Et douloureusement un homme y forge les
lames de sa folie, taille dans l’air vicié une colère humaine, avec du jour
jeté en pâture à la mort, du jour mêlé aux cendres de ses jeunes années. *** N’est-ce pas cette bouche qui, jusqu’aux
lèvres, but le miel noir d’un sourire, quand l’enfant autrefois inventait
pour de vrai un amour incendié ? On fracassait du rire à coup de forges
vives, on laminait les fonds solides d’une enfance rêveuse au cuir tanné des cris.
On jouait à la pierre sur le velours des voix. *** On fit taire
le luxuriant matin des croyances aimées. Et le ciel s’embrasait comme un
cyprès gelé, à l’heure maternelle, quand les corneilles divaguaient dans
l’opiniâtre soir. « Oiseaux furieux » aurait dit
le poète. Au loin, on achève une moisson de flammes et l’enfant mâche,
éternel, la solitude de sa voix. *** Il parle aux anges qu’il eût connus : soldats de plomb, corps
d’agrions, jetez la terre aux yeux des grands nuages qui tissent tout
au-dessus des toits la blessure insomniaque. Jetez aux vitres des horizons,
le fruit noir du foyer. Cohorte de bêtes sacrifiées qui mordent dans la douleur comme des
ronces amoureuses, portez plus haut l’énigme de vos morts. *** Mais vous ne
mourrez pas ! Vous vivrez dans la mort qui demeure elle-même la mémoire
du vivre : naufrage retourné aux ressacs de l’instant, je donnerai le
change à votre éternité. J’habiterai le
jour sous le cristal des yeux. J’infléchirai la nuit pour chaque souvenir
affleurant vos mystères. *** Rivages
qu’on devine parfois sous l’écorchure de nos jeunes années, quand la lumière
tisse quelques portions d’azur aux rivages anciens, j’entends encore en vous
le vent marin drainer ce peu de rêve à la rumeur des ombres. Dieu… Que le
monde tremble de tant d’incertitude ! Que d’immortelles ailes battant
jusqu’au lointain ce fond d’histoires neuves. Que de jeux balbutiés pour la
croyance du matin quand, ailleurs, on buvait le vin aigre de la dispute. *** Dieu, que
d’heures insoupçonnées derrière la saison. Que de secrets dans le tremblé de
sa genèse. On s’en venait rêver la vie sous l’inertie des ciments blancs
gisant dans le jardin. Statues
chaulées, aux noms étranges, qui écoutaient pousser le lierre sous la lumière
des baies vitrées, le soir quand l’heure enflait jusqu’à la nuit, dans la
nausée d’un ciel de mai. *** La vie s’en
est allée avec le feuillage du siècle et l’ombre d’un vieil homme. C’est
l’heure pour les lèvres de prononcer sa mort. L’heure
entrouverte comme une plaie venue dans le désert des mots. Il est passé
comme la chair des jours égrainant la parole, dans la douceur cuivrée d’un
ciel de mai, quand l’air vient à manquer tout au-dessus des cerisiers. Contre les murs d’un cimetière, c’est
l’ombre qui se répand. Il est passé
avec toute une éternité de soleil et de neige. Feux obscurs derrière la
fenêtre, couvains de nuits pour éclairer, au loin, le labeur des familles. *** Un homme,
tramé d’amour, de haine, de silence et de cri. Un homme épiant obstinément
les transparences ensanglantées des longues nuits d’orage avec, au centre,
une femme à aimer. Au
centre aussi les jours hideux et les joies accomplies. Une femme
éveillée sous le sein des querelles, un foyer, une pierre à jeter sur le
cœur. *** Et je
l’entends jouer, l’enfant dans la chambre d’enfant, jouer aux jeux des
araignées, des cartes à prédire, avec son lot d’épaisses guêpes dans la soupe
du soir, des guêpes affolées, naissant au gré des bruits. Je le vois.
Il me regarde. Il me parle tout bas, l’enfant jouant aux jeux de la mort
fausse, cueillant de ses mains insatiables, l’étrange essaim du vivre.
L’enfant que le soleil, un jour, avait béni. *** Je sais, à présent,
que la vie ne s’achève qu’au jour de tout renoncement. Le soleil luit tout
au-dessus des crêtes, en ce point qui culmine sous tant de souvenirs et je le
sais heureux au fond des jours, dans le cri froid des papiers peints. Je le devine
blotti dans l’infiniment doux d’un feu qui prend au cœur, d’une herbe qui
pousse aux yeux. Je l’aperçois. Visage d’écume claire déferlant dans la
clameur des soirs fiévreux, dans le vacarme incessant de l’imagination quand
on laissait le silence brodait son fil d’acier. *** Il y eut
bien des peurs qui cognaient sur la brique, bien des chagrins d’enfants
enfouis sous les étoiles, bien des mots assassins dans la bouche du père et
tant de jours bénis au chevet du matin. Il y eut ce
silence infini, cet écheveau de lèpre couvrant les murs de chaux, quand
l’instant arrachait à l’instant son solennel espoir. L’enfant priait pour que
les voix s’apaisent, pour que l’heure s’endorme derrière chaque étoile. *** Tu vas attraper la mort ! « Tes lèvres malgré toi S’essayent à murmurer encore Père Et peut-être est-ce là le nom Qu’en secret ta marche dessine par
défaut » Jean-Marie BARNAUD Poèmes II 1987-1990
Cheyne Editeur, 2005 « L’homme se
met en marche, il voit l’étroite fenêtre où tremble encore une bougie. Il
laisse à toutes larmes un visage d’enfant. » NORGE La double vue, Poésies
1923-1988 Gallimard, 1990 Tailler dans
l’absence qui racle au fond des gorges quand le jardin en clair-obscur
ruisselle dans sa lumière. Traîner ses guêtres sur les trottoirs d’en-face,
au pied des grands immeubles, un nid de guêpes dans la paume de la main, un
ciel bas et rageur pour écrire le vide. *** Une lueur derrière
la fenêtre qui hurle sa fin prochaine… Traîner à la tombée du jour dans le
square désert, quand le silence a décousu la peur d’un lampadaire. Terres
étales du dedans, c’est un enfant qui foule l’herbe de vos anciennes
destinées. *** Voir le
soleil chuter au-dessus des usines, des hangars à bateaux dont les flancs
déchirés couvent un drame certain. Une écriture qui prononce un passé alors
qu’elle ne songe qu’au demain. Demain, de
terres et de vieux murs défaits. Et cet enfant encore qui dessine un silence
à l’intérieur des mots. *** Exil pour le
travail des rouilles et des verres polis. Il est un ciel migrant sous
d’autres voies hostiles. Et la nuit
encore qui froisse l’ombre dans la rue quand l’instant accomplit la besogne
du temps, qu’il nomme ce qui se veut mémoire, et doute, et destinée. *** La nuit
encore. Elle viendra glisser sous les
pas lents du père, avec la cendre grise et le silence vrai. Encore aura glissé
la nuit dans le tremblé des rêves et l’enfant nié Dieu sur le miroir sans
tain d’une saison blessée. *** La nuit qui
lève encore dans l’écume des mots, pour cet ange aperçu sous le limon
des songes, pour cet enfant jouant la mort dans l’heure des tendresses. Ce ne sont
que nuages virant sous l’horizon de pierres, que visages changeant sous le
figé du temps qui ressasse un présent aux jeux de la marmaille. *** Ce ne sont
que fragiles figures à la solde des siècles, que chimères, sirènes, farfadets
effrayés, vieux démons écorchés pour un reste de vie où germent irréfutables
les blés étales de l’imagination. Ce ne sont
que figures fragiles, fugitives, énigmes des jeunes soirs gisant dans l’œil
malade du stagnant et du sombre, quand l’heure a rejeté la sentence du vide,
que l’herbe, au lendemain, attache sa patience. *** Magie des bouches
épiées de rires, instant de folie douce pour des printemps éclos sous le
parfum des rêves, le ciel apprenait le désir amoureux à quelques tourterelles
et puis midi sonnait dans le repli des vignes. Il montait
jusqu’au cœur la haute voix du monde et crépitait le feu au chaume des
lucarnes. Plus tard le soir claquerait comme un drapeau à la proue d’un
navire. *** Nous
marcherions alors dans l’ombre équarrie sur l’asphalte des rues et nous
écouterions se faire au loin le brocart insensé des fontaines de l’âge. Nous
marcherions jusqu’à ces pierres, lointaines ruines où l’enfant songerait à
ces monstres sacrés que les mots dévoraient à chaque peur dressée. *** Un homme
serait là dans l’indécise nuit, faiseur de pains et de lait chaud. On
l’aurait vu sourire au chien furieux derrière le portail, sourire et
s’arrêter. Tendre la main au fils que la bête effrayait, prononcer du silence
à la bouche du soir quand l’obscur tissait l’heure pour le souper. On l’aurait
vu passer sous la herse du soir, sans dire mot des peurs jetées dans l’heure
close. Il portait à l’épaule le vélo à trois roues et l’ombre se retirait
dans l’usure des murs. *** Mon père, de
ce temps en recul sous les goudrons du temps, se fait un jour nouveau et la
maison questionne. Il monte au
cieux un chant d’amour pour des graviers lancés à la face du monde.
Événements latents qui dessinent toujours les contours de ces mots. *** Dans l’ombre
taillée du mimosa, l’instant coud la rumeur à l’absence. Il éclaire un
chemin : une herbe enfin qui racine à jamais dans la parole neuve.
Mémoire de ce qui fut et reste pour toujours la voix d’un autre. Demain il
fera jour peut-être et le chien aboiera aux flux des promeneurs. Il fera
froid aussi, comme pour annoncer l’irrévocable automne. Nous irons à nouveau
jusqu’au pied des immeubles. On passera près de la grille en fer où le chien
aboyait. On pressera le pas juste pour le silence et l’ombre creusera l’ombre
pour la nuit à venir. *** La pluie
viendra bien vite sous le ciel encombré où quelques réverbères rayeront l’air
humide au fond du boulevard. L’enfant jouera encore au bas du domicile en
chantonnant un air d’enfance aux feuillages du rire. Le père
immobile sur le seuil de la porte lancera quelques mots à la face du
soir : « il faut rentrer, aura-t-il dit, tu vas attraper
la mort ! » (*) ©Léon Bralda |
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Léon BRALDA Poète et plasticien, Léon Bralda (allias
Lionel Balard) vit et travaille à Clermont-Ferrand. Né en 1963 à Béziers, il est
diplômé de l'École Supérieure d'Art de Clermont Métropole. Agrégé et
Docteur en Science de l’art et esthétique, il enseigne à l’INSPE
d’Auvergne. Léon BRALDA fonde les Éditions de l’Entour et les Cahiers des Passerelles, livrets
associant poètes et plasticiens. Il est l’auteur d’une vingtaine de
titres parus notamment aux éditions Henry, Alcyone, le Petit Pois, Donner à
voir, Encres Vives, … Il est également
membre actif du collectif de graveurs du Chant de l’Encre et participe
au conseil de rédaction de la revue de poésie ARPA. Ouvrages édités Devenir soi suivi de Paroles à venir, dialogue poétique avec Jean Pierre Farines,
éd. Entours, 2025 Une lente lumière, éd. Henry, Boulogne-sur-Mer, 2024 Le feuillage du monde (Gravure Pierre Jourde), éd. du Petit Pois,
Sérignan, 2023 Au risque de la lumière (co-auteur Michel Diaz), éd. Alcyone, Saintes, 2023 Où l’ombre n’était pas, éd. Henry, Béziers, 2022 Sous
l’écorce du jour, éd. Alcyone, Saintes, 2022 Une nuit sans repos, éd. Poète de l’amitié, Dijon, 2021 Le bruit des
nuits, éd. du Petit Pois,
Sérignan, 2021 À la tombée des pierres, éd. Les Arts littéraires, Saint-Orens de Gameville, 2020 Le creux des portes, éd. La Licorne, l’Écritoire d’Estieugues-Cours
la ville, 2020 À l’aube de
la voix, éd. Donner à voir, Le Mans, 2020 Un temps
fécond, éd. Henry,
Boulogne-sur-Mer, 2019 Saisons
éparses, éd. Cahiers des Passerelles,
Clermont-Ferrand, 2008 De silence
et de plomb, éd. Alcyone, Saintes, 2018 À l’insu de
nos lèvres, éd. Polder, Chalon sur Saône, 2018 La voix
levée, éd. Alcyone, Saintes, 2017 Les hautes
tours, éd. du Petit Pois,
Sérignan, 2016 Un silence
de feu, éd. Encres Vives, Issepts, 2016 Liant le
jour…, éd. Cahiers des Passerelles,
Clermont-Ferrand, 2016 Un temps,
ailleurs, éd. O. Fix, 2011 Saisons
éparses, éd. Cahiers des Passerelles,
Clermont-Ferrand, 2008 Récompenses Prix Marie Noël, Santenay pour Le bruit des nuits, 2022 Grand Prix de poésie de la ville de Béziers pour Où
l’ombre n’était pas, 2022 Prix de l’Édition Poétique de la ville de Dijon pour Une
nuit sans repos, 2021 Grand Prix de l’édition des Arts littéraires pour À
la tombée des pierres, 2020 Prix de l’Édition poétique d’Estieugues pour Le
creux des portes, 2020 Prix Poésie21, Aix-en-Provence pour Un temps fécond, 2020 Éditions Carnets de l’Entour (sélection) Sa fin prochaine, carnet n°72, encre de Jean
Guerrero (2025) Tant d’ombres à dissiper, carnet n°71, peinture
de Pierre Mialon (2025) Une intime demeure, carnet n°69, monotypes
de Valérie Perret-Remords (2024) Ce fils que la saison habite, Carnet n°67, gravures de Marie Collette Gazet-Vibien
(2023). De noirs flambeaux, Carnet n° 61, peintures
d’Isabelle Clément (2021) Rawa-Ruska, 1941- 1944, Carnet n° 54, gravures de Lionel Balard (2020) Aux sources de ta voix, Carnet n° 46, dessins et
peintures d’Hervé Chassaniol (2019) Un étrange matin, Carnet n° 43, Fusains de Joël Barbiéro (2018) Entre le feu et sa brûlure, Carnet n° 39, peintures de
Sylvaine Arabo (2017) Des yeux si clairs, Carnet n° 27, encres de marc Eynard (2016) Ce souffle aux creux des arbres, Carnet n°26, gravures de Marc
Brunier-Mestas (2015) Cela tremble ! Carnet n°14, gravures de Michel
Brugerolles (2014) D’orages et de ruines, Carnet n°9, gravures de Pierre
Jourde (2013) Au pas du jour, Carnet n°8, encres de Jean
Claude Guerrero (2012) De l’autre côté, Carnet n°6, gravures de Lionel
Balard (2010) Une eau sombre, Carnet n° 2, gravures de
Lionel Balard (2008) Revues et ouvrages
collectifs Poésie sur Seine n°115, « La nuit qui
vient », avril 2025 Comme aux prémices d’une planète, La poésie
Volcanique, anthologie, éd.
L’écritoire d’Estieugues, 2025 Polder, quatrième génération, Ed Décharge/ gros textes, Auxerre, 2024 Quarante ans de Poésie, anthologie, Ed Arcadia, Béziers, 2024 Concerto pour marées et silence n°17, 2024 Chemins de traverse n°59,
2023 Quelque part, le feu, anthologie,
éd. Les écrits du Nord / Henry, 2023 Parmi les pluies futures qu’irriguent nos
espérances, Frontières,
anthologie, éd. L’écritoire
d’Estieugues, 2023 Il Convivio, n°88, Castiglione di Sicilia,
Italie, mars 2022 Les Cahiers du Museur -
Sur l’herbe de nos jours, coll. à côté (Nice), 2022 Un mot, une respiration, une palpitation, L’éphémère, anthologie,
éd. L’écritoire d’Estieugues, 2022 Forêt(s), anthologie, éd. Donner à voir, 2022 Qui de l’air et du feu emportera nos
destinées ? Le désir, anthologie,
éd. L’écritoire d’Estieugues, 2021 Des jasmins en bord de mer, anthologie, éd. Luna Rossa, 2021 Jardin(s),
anthologie, éd. Donner à voir, 2020 ARPA n°113, n°118, n°120-121, n°125-126,
129-130, 148 Décharge n°174, n°177, n°182 Saraswati n° 15 et
n°16 Écrit (s) du nord n°34-35 Gros textes n°46 |
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Léon Bralda Francopolis automne 2025 Recherche Éric Chassefière |
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Créé
le 1 mars 2002