On le
sait : un livre pour enfants – un bon, un vrai, pas un qui fait
office de manuel pour éducateurs et idéologues – est avant tout
destiné à l’enfant en chacun de nous. Sinon il n’arriverait jamais à sa
cible : la sensibilité humaine génuine, celle qui s’ouvre au monde
avec l’émerveillement des premières années de vie – soit, des premiers
âges de l’humanité. Sans ce renouvellement, qui fait en propre la
vocation des livres pour enfants, l’humanité en nous succomberait.
Ce livre est
une merveille en lui-même. Non seulement il répond à sa vocation,
puisqu’il éveille en nous le lecteur enfant, en toute simplicité, mais il
le fait dans une synchronicité subtile de l’auteur, de son personnage,
Marc Lemonde, et du lecteur. Ainsi, l’écrivain,
qui se dévoile dès le début du livre et vient le refermer à la fin
– tout en se laissant interpeller à l’occasion tout au long du
parcours de lecture –, crée son personnage au sein de son monde
d’écriture, comme un alter-égo :
« J’ai créé Marc Lemonde une nuit d’été, lorsque le paysage autour de
ma maison semblait flotter dans la lumière blanchâtre d’une lune en
papier. Une lune dessinée par un enfant gaucher, distrait et souriant. Je
l’ai imaginé tout de suite et ses grands yeux noirs se sont ouverts sur
moi. Des yeux en papier étincelants. Je lui ai offert un petit bâton
ensorcelant et, tout en le prenant dans mes mains tremblantes, je l’ai
déposé aux Portes du Royaume du Joueur d’échecs. Et je lui ai fait don
d’une voix un peu aiguë, mais douce et polie. Une voix en papier. »
Le don va
jusqu’à lui confier aussi, à cet enfant que l’écrivain amène à la découverte
des « royaumes en papier », la tâche d’illustrer lui-même le
livre qu’il parcourt, de ses propres dessins… C’est une suprême astuce
car l’auteure illustre en effet son livre de ses propres dessins faits à
la manière d’un enfant tout en étant parfaitement réussis artistiquement
parlant. Ceci nous révèle avant tout le double talent de l’autrice :
celui d’écrivaine et d’artiste graphique. Mais ces dessins enfantins nous
font aussi rentrer dans l’intimité d’une création fascinante, en tant que
lecteurs du second degré – puisque le lecteur implicite, au premier
degré, de ces récits est le personnage lui-même, dans la mesure où il en
est en même temps l’acteur et le narrateur : c’est par ses yeux que
nous lisons ses histoires.

Ces « royaumes en papier » que nous fait découvrir Lucia
Eniu sont ludiques (Le Royaume du
joueur d’échecs, Le Royaume du
vagabond), drôles (Le
Royaume-Arbre, Le Royaume du
rire, Le Royaume des émoticônes),
poétiques (Le Royaume des papillons,
Le Royaume-Œil), mythiques (Le Royaume des légendes),
esthétiques (Le Royaume des miroirs,
le Royaume des marionnettes),
et faussement moralisateurs : le juste milieu n’est pas forcément le
bonheur (Le Royaume de l’équilibre),
le malheur peut sourire (« je
vous souhaite bonne tristesse et que la désolation soit avec vous ! »
se fait-on saluer au Royaume de la
désolation), et l’utopie humaniste n’est, hélas, certainement, pas
pour aujourd’hui (Le Royaume de la
tolérance).
Quant au voyageur-narrateur… ce Marc Lemonde
sera-t-il, adulte, Monsieur Tout-le-monde, qui se perdra dans le monde comme dans un
labyrinthe tout en s’évertuant à le comprendre voire à l’aimer… ou est-ce
l’autrice elle-même qui s’y projette tout en restant en-deçà de ces
aventures censées être initiatiques… Peut-être parce que justement elles
n’initient pas vraiment au « monde » puisque celui-ci ne
s’avère pas tellement digne d’admiration… mais laissent plutôt au lecteur
– comme au petit Marc Lemonde, le personnage-lecteur implicite – le soin
d’approfondir le voyage par soi-même sinon en soi-même, à travers « les mondes en
papier » de l’imagination.
« Je n’ai plus envie de voyager, soupira-t-il. Je suis
fatigué. Puis-je faire un petit somme ? On
pourrait reprendre les voyages un peu plus tard. Qui sait vers quels
mondes surprenants vous m’enverrez, Monsieur l’Écrivain ? Des mondes
en papier. Comme moi, soupira-t-il. Et mon petit homme s’endormit dans
mes bras. »
Dana
Shishmanian
(à partir de la préface du livre…)
|