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Archives : Vue de Francophonie

Septembre-octobre 2022

 

 

Claudine Bertrand : Au milieu de la pénombre

 

(Éditions Hexagone, avril 2022)

 

Une re-lecture par Dana Shishmanian

 

 

(*)

 

 

Une « vision de l’intérieur des choses »…

 

On plonge dans ce recueil comme « au milieu de la pénombre » d’une vaste maison inconnue : on n’y voit pas très clair, on tâtonne dans les couloirs, on se cogne à des meubles qui ne ressemblent à rien de familier, on tente d’imaginer le plan des lieux – alors qu’on entend juste une voix off de temps à autre qui semble nous donner des indices… des bribes d’infos pour la visite… des réflexions énigmatiques et paradoxales qui nous interpellent (« De quelle image s’agite l’ici », ou : « L’irrationnel est au bout/ des voix du désir », ou encore : « Plus on cherche/ moins on trouve »…).

Petit à petit, en revenant sur nos pas, en parcourant le recueil dans les deux sens de lecture (je commence presque toujours avec le dernier poème, je lis à rebours, de la fin vers le commencement, et je recommence dans le bon sens ensuite), on s’aperçoit que ce livre nous parle de l’écriture, comme bien des livres de poésie d’ailleurs. Le « je » du poète se fait pourtant, la plupart du temps, extrêmement discret, jusqu’à la disparition, comme celle d’un mince filon d’eau dans une terre sablonneuse qui fait pousser de rares plantes du désert ; alors, l’écriture parle toute seule, sans sujet porteur, mais aussi et surtout sans objet apparent… Elle s’agence elle-même comme si elle se rassemblait à partir de pensées et paroles éparses, flottant dans l’air du temps, pour constituer un texte encore non écrit par quelqu’un mais déjà appréhendé par tous – une sorte de prophétie de la fin des temps qui se lirait à l’horizon ?...

Tout d’un coup tout devient clair, et on lit cette fois sans ambages le premier poème, comme une ouverture de la fin :

À l’aube des mirages

colliger mot à mot

la fable du futur

sa fin appréhendée

sur toutes les lèvres

 

Ce qui n’est pas encore

la ligne d’horizon

en donne le visage

le dévoile   (p. 11)

On commence dès lors à guetter dans les pages du recueil – projections d’un espace virtuel où se passe en réalité l’écriture, telle une expérience extraordinaire – « des lettres friables » qui « virent et voltent/ vont viennent/ émergent et sombrent »… On prête volens nolens l’oreille à « une voix de braise » qui « s’approche », mais dont la proximité, telle d’une onde de trop forte lumière, nous aveugle – si ce n’est par effet de son obscurité sous-jacente : « Frôler sa lumière/ la rend à son opacité/ naissante »…  (p. 12).

Comme dans une cosmogonie musicale, où « certaines voyelles » sont « tels des phares », un autre univers, inconnu et peut-être merveilleux, s’« invente des paysages éphémères », avec – on ne sait pas encore et on ne le saura peut-être jamais – la possibilité d’une « île aux énigmes » porteuse d’ « un bonheur insaisissable/ à savourer »… (p. 13)

Une fois entré dans le jeu, on lit avec de plus en plus d’aisance ses parcours et détours, en découvrant chacun de ses recoins avec la joie qu’on aurait de retrouver des souvenirs d’enfance dans une maison oubliée… Rien ne nous semble plus étranger, tout en se présentant à nous comme neuf, complètement inédit – mais non inaccessible, au contraire, préhensible et compréhensible, telle une musique qui vous revient « dans la chambre de mémoire/ sans craindre panique », pour engendrer un nouvel ordre dans le désordre de nos âmes perdues…

Qui peut

autour de l’axe

malgré le chaos

engendrer un rituel    (p. 14)

Le « je-poète » arrive alors à se faire entendre, juste pour se réclamer de cette proximité axiale de toute sa vie, « autour/ d’une petite voix/ tenue secrète », et voilà qu’émerge du coup, une parfaite définition de ce qu’est que de vivre en poésie :

Traverser jusqu’ici

la pénombre

nier l’amnésie   (p. 15)

Le titre du recueil s’illumine aussi, s’agissant d’une traversée de la pénombre, d’une anamnèse donc, qui surgit juste au milieu… pour « enfanter/ d’un langage/ non nommé » (ibid.)

Page par page, le recueil de Claudine Bertrand nous dévoile ainsi, comme en défoliant les pétales d’une rose magique, les exquises aventures de l’expérience poétique, où « chaque instant/ vient troubler/ la coupe du temps » (p. 20), et où « happé par les nébuleuses/ le voyeur s’évanouit/ en son jouissement… » (p. 22).

Mais voilà que ces extravagantes péripéties nous emportent nous aussi, voyeurs du poète-voyeur, comme transportés, par l’effet d’un enchantement, dans un espace miraculeux. Deux poèmes que je ne peux m’empêcher de citer en témoignent, qui m’évoquent des toiles de Claude Le Lorrain, en plus sublimé :

Flotte un radeau

d’amants en dormance

comme lotus blanc

 

Ils portent en eau

une ombre

comme de leurs os

 

Neige chaude

on la tire à soi

 

Qu’elle s’affranchisse

des mauvaises saisons   (p. 25)

 

Allongés sur grève humide

une fièvre palpable

vague par vague

 

Corps et cendres

immobiles

sous la lune effarée

 

S’il fait nuit de jour

nous ne saurions pas lire

entre les lèvres      (p. 27)

Et nous voilà tout juste au milieu du recueil… pour justement lire, comme une confirmation de ma déroute initiale et de la clé de lecture retrouvée ensuite, qu’on est bien : « Au milieu de la pénombre/ retour vers l’oublié » – lire : dans ou vers la « Maison mélancolie/ barrée barricadée » (p. 28). C’est l’anamnèse qui surgit alors, une fois traversée l’amnésie… « Le ton change/ dans l’entre-deux mondes », et on est entraînés dans l’« inversion de la courbe » (p. 29), pour accéder ainsi à « un nouveau jeu/ sur la tablette » (p. 30).

Quelque chose d’encore plus différent intervient alors, comme un événement impersonnel et pourtant profondément vécu dans son propre être : « Au réveil d’un songe/ s’abreuver au torrent » (p. 32). Le je-poète vient nous faire cette confession en guise de quintessence de son expérience :

J’ai vision

de l’intérieur

des choses

 

Parfois le corps se souvient

enserrant dans ses plis

échappant au hasard

un rayon de lune

à faire pâlir

la mer noire     (p. 33)

Pour accélérer ma re-lecture, en évitant d’y passer encore une page pour chaque page du recueil, je vais me résigner à seulement enrouler quelques perles de sens et de beauté des mots, en toute nudité, ciselées comme dans une ascèse du style :

Retirer sa robe au temps

grappiller un instant

voir l’invisible

tout nu     (p. 35)

 

À chaque image

son silence

que l’on rend

présence     (p. 36)

 

Comment

en bout de ligne

restaurer un peu de sens    (p. 38)

 

Sous les doigts joints

quelque chose d’imprévu

éclate             (p. 39)

 

Emportée par le courant

retourner en-deçà

des particules    (p. 40)

 

L’œil du réel désabusé

se glisse entre les interstices   (p. 42)

 

L’âme se dépouille

s’acharne à s’en sortir

indemne      (p. 51)

 

Le peu

le presque rien

devant soi

un vecteur

qui redécoupe l’espace     (p. 52)

 

On attend que jaillissent

les premières irradiances

d’un monde révolu    (p. 54)

 

Des mains vides

divaguent dans l’utopie    (p. 55)

 

Toute une cosmogonie

agonise en elle-même     (p. 57)

 

Qu’avons-nous donc fait

de cette existence

qui meurt à elle-même

dans une nouvelle régression    (p. 61)

 

Boire l’eau d’une source

qui s’assèche     (p. 62)

On l’aura sans doute compris : avec « cette existence », on est du côté acerbement critique de l’expérience poétique et du coup, de l’écriture ; car elle ne tourne pas le dos au « réel », elle tente à le transformer et n’hésite pas à le combattre.

Claudine Bertrand vit la poésie jusqu’au bout, dans tous ses enjeux et toutes ses conséquences, intérieures et extérieures.

 

©Dana Shishmanian

 

 

(*)

 

 Une image contenant personne, intérieur, posant

Description générée automatiquement Photo reproduite de la page Facebook de Claudine Bertrand

Poète, essayiste et pédagogue, née à Montréal, Claudine Bertrand détient une maîtrise en études littéraires. Elle a été professeure de littérature, théâtre et communication. Riche d'une trentaine de recueils poétiques et d'ouvrages publiés au Québec et à l'étranger, elle fut couronnée de prix prestigieux dont le Grand prix international Robert Ganzo 2021, le Prix international Tristan Tzara, le Prix Saint-Denys-Garneau, le Prix de l'Amérique française et le Prix européen Virgile.

Sa forte activité éditoriale lui a permis de diriger des anthologies (ex. : Instants de vertige – 45 poètes Québec / France, Grandes voix francophones, 2012 ; Éloge et défense de la langue française – 137 poètes planétaires, 2016, L'eau entre nos doigts – 126 poètes de la francophonie, 2018), des collectifs (Le Québec des poètes, La France des poètes). Elle est l'une des voix actives de sa génération, organise des événements culturels, conçoit, anime et produit une émission littéraire hebdomadaire à la radio. Pionnière, elle a fondé la revue Arcade consacrée à l'écriture des femmes et l'a dirigée durant vingt-cinq ans, œuvrant à faire connaître la littérature auprès de divers publics et contribuant ainsi à enrichir la culture francophone.

Femme engagée, marquée par la pensée féministe et humaniste, elle est considérée comme l'une des porte-parole de la poésie à l'étranger : nommée Chevalière de la Pléiade « Ordre de la Francophonie et du dialogue des Cultures », ainsi que désignée par Genève Ambassadrice universelle de la paix. Son écriture voyageuse nous mène sur plusieurs continents, cherchant à s'ancrer dans un univers lumineux.

Elle offre de nombreuses lectures, des conférences et des ateliers de création. Fréquemment sollicitée à l'international et traduite dans plusieurs langues, elle a obtenu un Doctorat honoris causa de l'Université de Plovdiv, Bulgarie, en 2016. À cette occasion, une sélection de ses poèmes, intitulée Débris de vie, fut traduite en bulgare par Dimana lvanovà

 

Publications

Au milieu de la pénombre, poésie, collection L'appel des mots, Édition l'Hexagone, Québec, 2022.

Sous le ciel de Vézelay, poésie, illustration de Maria Desmée, Éditions L'Harmattan (collection Accent tonique), Paris, 2020.

Débris de vie, poésie, dessins de Yvo Jacquier, traduction en bulgare par Dimana Ivanova, Éditions Paisii Hilendarski, Bulgarie, 2018.

Rêves de paysage, poésie, photographies de Joël Leick, Éditions Dumerchez, France, 2018.

L'eau entre nos doigts, poésie, anthologie dirigée par Claudine Bertrand (126 poètes de la francophonie), Éditions Henry, France, 2018.

Thraces, empreintes, poésie, Éditions du Petit Flou, France, 2018.

Émoi Afrique (s), poésie, illustration Isabelle Clément, Éditions Henry, France, 2017.

Fleurs d'orage, poésie, illustration Isabelle Clément, postface de Lionel Ray, Éditions Henry, France, 2015, Prix international Alexandre Ribot 2016, décerné au Marché de la poésie à Paris.

Murmure de rizières, La lune bleue, 2014.

Au large du Sénégal, Éditions Rougier, 2013.

Rouge assoiffée, Éditions de l'Hexagone (Québec), 2011.

Passion Afrique, Éditions Rougier, 2009.

Autour de l'obscur, Éditions de l'Hexagone (Québec), 2008.

Ailleurs en soi, Éditions Domens, 2006.

Pierres sauvages, L'Harmattan, 2005.

Le corps en tête, L'Atelier des Brisants, 2001.

Jardin des vertiges, Éditions de l'Hexagone (Québec), 2001.

Tomber du jour, Éditions du Noroît (Québec), 1999.

L'amoureuse intérieure, Éditions du Noroît (Québec) & Le Dé Bleu, 1997.

Une main contre le délire, Éditions du Noroît (Québec), 1995.

La dernière femme, Éditions du Noroît (Québec), 1991.

Fiction-nuit, Éditions du Noroît (Québec), 1987.

 

 

Dana Shishmanian sur Claudine Bertrand.

Vue de Francophonie, septembre-octobre 2022

 

 

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