Une « vision
de l’intérieur des choses »…
On plonge dans ce recueil comme
« au milieu de la pénombre » d’une vaste maison
inconnue : on n’y voit pas très clair, on tâtonne dans les couloirs,
on se cogne à des meubles qui ne ressemblent à rien de familier, on tente
d’imaginer le plan des lieux – alors qu’on entend juste une voix off de
temps à autre qui semble nous donner des indices… des bribes d’infos pour
la visite… des réflexions énigmatiques et paradoxales qui nous
interpellent (« De quelle image s’agite l’ici »,
ou : « L’irrationnel est au bout/ des voix du désir »,
ou encore : « Plus on cherche/ moins on trouve »…).
Petit à petit, en revenant sur
nos pas, en parcourant le recueil dans les deux sens de lecture (je
commence presque toujours avec le dernier poème, je lis à rebours, de la
fin vers le commencement, et je recommence dans le bon sens ensuite), on
s’aperçoit que ce livre nous parle de l’écriture, comme bien des livres
de poésie d’ailleurs. Le « je » du poète se fait pourtant, la
plupart du temps, extrêmement discret, jusqu’à la disparition, comme celle
d’un mince filon d’eau dans une terre sablonneuse qui fait pousser de
rares plantes du désert ; alors, l’écriture parle toute seule, sans
sujet porteur, mais aussi et surtout sans objet apparent… Elle s’agence
elle-même comme si elle se rassemblait à partir de pensées et paroles
éparses, flottant dans l’air du temps, pour constituer un texte encore
non écrit par quelqu’un mais déjà appréhendé par tous – une sorte de
prophétie de la fin des temps qui se lirait à l’horizon ?...
Tout d’un coup tout devient
clair, et on lit cette fois sans ambages le premier poème, comme une
ouverture de la fin :
À l’aube des mirages
colliger mot à mot
la fable du futur
sa fin appréhendée
sur toutes les lèvres
Ce qui n’est pas encore
la ligne d’horizon
en donne le visage
le dévoile (p. 11)
On commence dès lors à guetter
dans les pages du recueil – projections d’un espace virtuel où se passe
en réalité l’écriture, telle une expérience extraordinaire – « des
lettres friables » qui « virent et voltent/ vont
viennent/ émergent et sombrent »… On
prête volens nolens l’oreille à « une voix de braise »
qui « s’approche », mais dont la proximité, telle d’une
onde de trop forte lumière, nous aveugle – si ce n’est par effet de
son obscurité sous-jacente : « Frôler sa lumière/ la rend à
son opacité/ naissante »… (p. 12).
Comme dans une cosmogonie
musicale, où « certaines voyelles » sont « tels
des phares », un autre univers, inconnu et peut-être
merveilleux, s’« invente des paysages
éphémères », avec – on ne sait pas encore et on ne le saura
peut-être jamais – la possibilité d’une « île aux énigmes »
porteuse d’ « un bonheur insaisissable/ à savourer »…
(p. 13)
Une fois entré dans le jeu, on
lit avec de plus en plus d’aisance ses parcours et détours, en découvrant
chacun de ses recoins avec la joie qu’on aurait de retrouver des
souvenirs d’enfance dans une maison oubliée… Rien ne nous semble plus
étranger, tout en se présentant à nous comme neuf, complètement inédit –
mais non inaccessible, au contraire, préhensible et compréhensible, telle
une musique qui vous revient « dans la chambre de mémoire/ sans
craindre panique », pour engendrer un nouvel ordre dans le
désordre de nos âmes perdues…
Qui peut
autour de l’axe
malgré le chaos
engendrer un rituel (p. 14)
Le « je-poète »
arrive alors à se faire entendre, juste pour se réclamer de cette
proximité axiale de toute sa vie, « autour/ d’une petite voix/
tenue secrète », et voilà qu’émerge du coup, une parfaite
définition de ce qu’est que de vivre en poésie :
Traverser jusqu’ici
la pénombre
nier l’amnésie (p. 15)
Le titre du recueil s’illumine
aussi, s’agissant d’une traversée de la pénombre, d’une anamnèse donc,
qui surgit juste au milieu… pour « enfanter/ d’un langage/ non
nommé » (ibid.)
Page par page, le recueil de
Claudine Bertrand nous dévoile ainsi, comme en défoliant les pétales
d’une rose magique, les exquises aventures de l’expérience poétique, où
« chaque instant/ vient troubler/ la coupe du temps »
(p. 20), et où « happé par les nébuleuses/ le voyeur s’évanouit/
en son jouissement… » (p. 22).
Mais voilà que ces
extravagantes péripéties nous emportent nous aussi, voyeurs du
poète-voyeur, comme transportés, par l’effet d’un enchantement, dans un
espace miraculeux. Deux poèmes que je ne peux m’empêcher de citer en
témoignent, qui m’évoquent des toiles de Claude Le Lorrain, en plus
sublimé :
Flotte un radeau
d’amants en dormance
comme lotus blanc
Ils portent en eau
une ombre
comme de leurs os
Neige chaude
on la tire à soi
Qu’elle s’affranchisse
des mauvaises saisons (p. 25)
Allongés sur grève humide
une fièvre palpable
vague par vague
Corps et cendres
immobiles
sous la lune effarée
S’il fait nuit de jour
nous ne saurions pas lire
entre les lèvres (p.
27)
Et nous voilà tout juste au
milieu du recueil… pour justement lire, comme une confirmation de ma
déroute initiale et de la clé de lecture retrouvée ensuite, qu’on est
bien : « Au milieu de la pénombre/ retour vers l’oublié »
– lire : dans ou vers la « Maison mélancolie/ barrée
barricadée » (p. 28). C’est l’anamnèse qui surgit alors, une
fois traversée l’amnésie… « Le ton change/ dans l’entre-deux
mondes », et on est entraînés dans l’« inversion
de la courbe » (p. 29), pour accéder ainsi à « un
nouveau jeu/ sur la tablette » (p. 30).
Quelque chose d’encore plus
différent intervient alors, comme un événement impersonnel et pourtant
profondément vécu dans son propre être : « Au réveil d’un
songe/ s’abreuver au torrent » (p. 32). Le je-poète
vient nous faire cette confession en guise de quintessence de son
expérience :
J’ai vision
de l’intérieur
des choses
Parfois le corps se souvient
enserrant dans ses plis
échappant au hasard
un rayon de lune
à faire pâlir
la mer noire (p.
33)
Pour accélérer ma re-lecture, en évitant d’y passer encore une page
pour chaque page du recueil, je vais me résigner à seulement enrouler
quelques perles de sens et de beauté des mots, en toute nudité, ciselées
comme dans une ascèse du style :
Retirer sa robe au temps
grappiller un instant
voir l’invisible
tout nu (p. 35)
À chaque image
son silence
que l’on rend
présence (p. 36)
Comment
en bout de ligne
restaurer un peu de
sens (p. 38)
Sous les doigts joints
quelque chose d’imprévu
éclate
(p. 39)
Emportée par le courant
retourner en-deçà
des particules (p. 40)
L’œil du réel désabusé
se glisse entre les
interstices (p. 42)
L’âme se dépouille
s’acharne à s’en sortir
indemne (p. 51)
Le peu
le presque rien
devant soi
un vecteur
qui redécoupe
l’espace (p. 52)
On attend que jaillissent
les premières irradiances
d’un monde révolu
(p. 54)
Des mains vides
divaguent dans
l’utopie (p. 55)
Toute une cosmogonie
agonise en
elle-même (p. 57)
Qu’avons-nous donc fait
de cette existence
qui meurt à elle-même
dans une nouvelle
régression (p. 61)
Boire l’eau d’une source
qui
s’assèche (p. 62)
On l’aura sans doute
compris : avec « cette existence », on est du côté
acerbement critique de l’expérience poétique et du coup, de
l’écriture ; car elle ne tourne pas le dos au « réel »,
elle tente à le transformer et n’hésite pas à le combattre.
Claudine Bertrand vit la poésie
jusqu’au bout, dans tous ses enjeux et toutes ses conséquences, intérieures
et extérieures.
©Dana Shishmanian
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(*)
Photo reproduite de la
page Facebook de Claudine Bertrand
Poète, essayiste et pédagogue,
née à Montréal, Claudine Bertrand détient une maîtrise en études
littéraires. Elle a été professeure de littérature, théâtre et
communication. Riche d'une trentaine de recueils poétiques et d'ouvrages
publiés au Québec et à l'étranger, elle fut couronnée de prix prestigieux
dont le Grand prix international Robert Ganzo
2021, le Prix international Tristan Tzara, le Prix Saint-Denys-Garneau,
le Prix de l'Amérique française et le Prix européen Virgile.
Sa forte activité éditoriale
lui a permis de diriger des anthologies (ex. : Instants de vertige
– 45 poètes Québec / France, Grandes voix francophones, 2012 ; Éloge
et défense de la langue française – 137 poètes planétaires, 2016, L'eau
entre nos doigts – 126 poètes de la francophonie, 2018), des
collectifs (Le Québec des poètes, La France des poètes). Elle est l'une
des voix actives de sa génération, organise des événements culturels,
conçoit, anime et produit une émission littéraire hebdomadaire à la
radio. Pionnière, elle a fondé la revue Arcade consacrée à
l'écriture des femmes et l'a dirigée durant vingt-cinq ans, œuvrant à
faire connaître la littérature auprès de divers publics et contribuant
ainsi à enrichir la culture francophone.
Femme engagée, marquée par la
pensée féministe et humaniste, elle est considérée comme l'une des
porte-parole de la poésie à l'étranger : nommée Chevalière de la Pléiade
« Ordre de la Francophonie et du dialogue des Cultures », ainsi que
désignée par Genève Ambassadrice universelle de la paix. Son écriture
voyageuse nous mène sur plusieurs continents, cherchant à s'ancrer dans
un univers lumineux.
Elle offre de nombreuses
lectures, des conférences et des ateliers de création. Fréquemment
sollicitée à l'international et traduite dans plusieurs langues, elle a
obtenu un Doctorat honoris causa de l'Université de Plovdiv, Bulgarie, en
2016. À cette occasion, une sélection de ses poèmes, intitulée Débris
de vie, fut traduite en bulgare par Dimana lvanovà.
Publications
Au milieu de la pénombre,
poésie, collection L'appel des mots, Édition l'Hexagone, Québec, 2022.
Sous le ciel de Vézelay,
poésie, illustration de Maria Desmée, Éditions L'Harmattan (collection Accent tonique), Paris, 2020.
Débris de vie, poésie, dessins
de Yvo Jacquier, traduction en bulgare par Dimana Ivanova, Éditions Paisii Hilendarski,
Bulgarie, 2018.
Rêves de paysage, poésie,
photographies de Joël Leick, Éditions Dumerchez, France, 2018.
L'eau entre nos doigts, poésie,
anthologie dirigée par Claudine Bertrand (126 poètes de la
francophonie), Éditions Henry, France, 2018.
Thraces, empreintes, poésie,
Éditions du Petit Flou, France, 2018.
Émoi Afrique (s), poésie,
illustration Isabelle Clément, Éditions Henry, France, 2017.
Fleurs d'orage, poésie,
illustration Isabelle Clément, postface de Lionel Ray, Éditions Henry,
France, 2015, Prix international Alexandre Ribot 2016, décerné au Marché
de la poésie à Paris.
Murmure de rizières, La lune
bleue, 2014.
Au large du Sénégal, Éditions
Rougier, 2013.
Rouge assoiffée, Éditions de
l'Hexagone (Québec), 2011.
Passion Afrique, Éditions
Rougier, 2009.
Autour de l'obscur, Éditions de
l'Hexagone (Québec), 2008.
Ailleurs en soi, Éditions Domens, 2006.
Pierres sauvages, L'Harmattan, 2005.
Le corps en tête, L'Atelier des
Brisants, 2001.
Jardin des vertiges, Éditions
de l'Hexagone (Québec), 2001.
Tomber du jour, Éditions du
Noroît (Québec), 1999.
L'amoureuse intérieure, Éditions
du Noroît (Québec) & Le Dé Bleu, 1997.
Une main contre le délire,
Éditions du Noroît (Québec), 1995.
La dernière femme, Éditions du
Noroît (Québec), 1991.
Fiction-nuit, Éditions du
Noroît (Québec), 1987.
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