Être témoin de la gestation d’un livre – comme je l’ai été,
pendant plusieurs mois de ces deux dernières années, 2020-2021, pour ce
« journal de confinement » de Jeanne Gerval ARouff – est un privilège rare et gratifiant. C’est comme
recevoir, sans aucune idée de mérite ou démérite, d’attente ou de
promesse, de récompense ou de don, les fruits d’une poussée prodigieuse,
avec floraison et maturation accélérées : celle de l’arbre de
l’esprit…
Arbre-Cosmos - Arbre-mémoire, 1992 (à l’Espace de création)
Jeanne Gerval ARouff
l’appelle de nombreuses manières : arbre-cosmos, arbre-mémoire,
arbre-feuille, arbre-échiquier, arbre de l’Eden, arbre inversé, arbre aux
mille soleils, arbre de la créativité… Scié, embrasé, crucifié par la
main de l’homme irresponsable qui ignore son vrai destin sur cette Terre…
il repousse de ses cendres. À travers l’art, à travers la parole, à
travers l’amour !…
Ce livre semble fait de bric et de broc, de
signes-objets ou signes-sujets – qu’ils surgissent du quotidien ou
d’ailleurs – qui s’accordent d’eux-mêmes pour faire sens dans l’esprit de
l’artiste… et pour inspirer sa parole poétique, en rappelant ensemble
œuvres, souvenirs, lectures, actes de foi, tragédies humaines, espérances
et implorations. Faire de l’art à partir d’objets anodins, faire de la
poésie à partir des petits riens domestiques, tout comme d’un deuil,
d’une écoute musicale, d’une tombée de lumière enjambant l’ombre de ses
pas, c’est là le don d’une créativité sans confinement ; et que la
contrainte du confinement stimule, justement, au plus haut point.
Ainsi, un oignon-mandala, la paire yin-yang
que forme un avocat offert coupé en deux, une flaque de lumière tombée
sur l’arbre dans la cour de la résidence, le mont Le Pouce irisé,
contemplé de la fenêtre de l’appartement, un vêtement dont les points de
broderie, grossis, évoquent – tant l’homme-victime en est marqué – ce
« monstre » invisible qui nous mine la vie depuis 18 mois et
tue partout autour de nous, ou bien quelques objets à charge d’émotion qui
nous accompagnent dans nos prières, ou enfin, des assemblages et montages
éphémères faits des plus humbles matières – artefacts humains provenant
du commerce ou rejetons de la terre, pierres, bois, feuilles, coquilles…
Guetteur-Rêveur, composition éphémère 2021
À tout cela s’ajoutent plusieurs grandes
toiles de l’artiste, que le sort a éparpillées de par le vaste monde
depuis des décennies (comme aussi tant d’œuvres de Malcolm de Chazal,
dans son temps), et dont Jeanne a pu retrouver, par chance pour nous, des
photos, nous permettant ainsi de reconstituer certaines parties de son
œuvre plastique – une œuvre pluridisciplinaire majeure dans le paysage de
l’art contemporain, et ce, dépassant très largement la scène artistique
et littéraire mauricienne.
The City that never sleeps,
1986-1987
Black Presence, 1987
Errance Santa-féenne, 1986-1987 – État II. Irruption îlienne, 2013
L’artiste-écrivaine de 85 ans nous introduit ainsi dans
l’intimité de son vécu « en confinement », où chaque jour est
une danse sur la lame du rasoir entre privations, solitude, souffrance,
et perpétuel émerveillement. Un exemple pris au hasard (jour 45 du
deuxième confinement, 2021) :
Vendredi 23 avril. TRACES…
Du balcon-atelier – 16h :
Le Pouce dans les nuages
–
averses rafales
sifflements
après-midi nuit
L’urgence n’attend pas. Faire feu de tout
bois :
Une poignée de sable –
plissement de vagues sous le vent
juste une échappée
Charte de l’Âme Suprême –
choisir le bleu de pureté
un pas en tropique
22h – Du balcon-atelier – À travers la vitre.
L’Intendance s’agite –
douces lumières du jardin veillent
branche arbre inversé
Racines au ciel Ah !
Esprit pouvoir créateur
dans le cœur de l’homme
Ou, au premier jour de sortie du confinement :
Jeudi 1er
juillet, premier jour d’après le confinement… premiers pas dehors.
TRACES…
Oiseau-poisson –
Ah !
au clair du
balcon-atelier
ombre
illuminée
Balcon-atelier –
Le Pouce et le Pieter Both
entrouvrir la porte
Doux petit soleil –
Avancer à la badine
à tout petits pas
Au soleil tout doux –
en avant dans la lumière
petit pas sur l’ombre
Entre TRACES… et TOTEMS… l’univers de l’artiste-écrivaine
se recompose à chaque instant sous nos yeux, le même et autre à chaque
pas, aussi divers et surprenant dans son incessante métamorphose
re-signifiante que fidèle à son Île-Centre, à son Axe du Monde qui plonge
sa pointe loin, très loin hors du monde…
Un monde qui se trouve en proie aux
catastrophes et pires menaces, une Terre-confinée qui retient son
souffle, rétrécie, abasourdie, pleurant ses richesses naturelles
dévastées et ses enfants humains attaqués dans leur chair, une Terre malade
de nous… que l’ART se sent la vocation de pouvoir guérir.
Traces de pas, lettres, chiffres, et encres d’imprimerie (version
couleur 2020, à partir d’une version en noir et blanc de 1993)
De L’Invocation pour guérir la Terre
qui ouvre ce livre, en guise de prologue, à l’offrande majestueuse qui le
clôt – ce nouveau Je t’offre mon arbre par lequel une grande
artiste-écrivaine renouvelle les vœux de toute une vie d’innovation, de
recherches, d’expériences spirituelles et esthétiques, de combats
citoyens, d’œuvres et de livres exposés voire déposés, telles des
semences pour une moisson future, un peu partout dans le monde – nous
suivons avec elle « Un chemin qui – peu à peu – dépouille /
jusqu’à la dernière peau ! »
Et nous assistons ainsi, éblouis, à
l’épanouissement d’une FORME unique, aussi fragile que puissante, aussi
naturelle que surnaturelle, presque.
Jour après jour Oh !
–
l’homme-scie entaille
encore l’arbre
aux empreintes cosmiques
Vivre l’arbre Ah !
arbres tombés par
l’homme-scie
s’initier aux arcanes
Sauver l’arbre Ah !
unité de l’univers
un autre toi-moi
Jour succède au jour –
à déchiffrer ses mille
glyphes
l’arbre simplifie l’homme
Nouveau soleil Ah ! –
des profondeurs toutes de l’être
je t’offre mon arbre
Version revue 2021 du
poème Je t’offre mon arbre,
dans Signes-Souffle ou Logo d’l’Âme, 1995
L’Arbre de l’Eden (à
l’exposition Gauguin, 2003)
Un chant de l’amour s’élève aussi, pour marcher sur la mort,
comme dans ce vaste poème écrit en 2007 (reproduit dans le livre d’après
le blog Patrimages de
Patricia Laranco du 5 février 2010) :
À
L’AUTEL DE FEU ET D’EAU (extrait)
De
quelle mémoire traîne-t-elle nostalgie et désir
quel
amour latent répand en elle effluves de feu
enduite
d’huile sa chair se souvient
brûlante
d’étreintes rubéfiantes
haletante
jusqu’au cri devant tant d’espaces sublimés
ressuscitant
d’entre les spasmes
transmutant
le cri en vibrations essentielles
notes
résonances musiques
irradiations
des planètes revisitées
et
de leurs pierres étincelantes
oum oum oum oum oum oum oum
souvenir
de l’Aphrodite du myrte et des nuits vénusiennes
prégnance
des lueurs vertes irisant le temple nuptial
réminiscence
des senteurs du santal blanc
rémanence
d’explosions et de lumières mercuriales
incarnant
la danse immémoriale des planètes en fusion
rassemblant
enchâssées les fragrances fruitées
des
corps et des âmes dans la vasque-abreuvoir rituelle
noces
parfums extases
irradiations
des planètes revisitées
et
de leurs pierres fécondées
par
des fiançailles d’éternité
Merci, Jeanne, merci encore !
©Dana Shishmanian
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