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Archives : Vue de Francophonie

 


Septembre-octobre 2021

 

Le labyrinthe du seul de Paul Matthieu

(*)

Avec des illustrations de Pierre-Alain Gillet

(éditions Traversées, 2021, 82 p. 24 €)

 

Note de lecture de Dana Shishmanian

 

 

La tenue exquise de ce recueil – par la qualité graphique, l’écriture poétique de Paul Matthieu et les illustrations de Pierre-Alain Gillet – a déjà été mise en valeur dans une belle chronique signée par Claude Luezior, dont j’aimerais citer avec plaisir au moins ce passage : « Se dégage une atmosphère néo-expressionniste (que les critiques d’art s’abstiennent de me vouer aux gémonies !) à mon sens parfaitement en phase avec les textes de Paul Mathieu. » (dans Traversées, 14 mai 2021).

L’essentiel est dit, cette note néo-expressionniste me semble très pertinemment saisie ; et pourtant, chaque lecture faisant renaître un recueil, autrement, j’aimerais relever un aspect moins apparent. Il s’agit de la portée de cette écriture au-delà de ce qu’elle dit être sa source, l’encrage de son inspiration.

En effet, nous apprenons (sur la quatrième de couverture) que le livre a été écrit lors de séjours en Allemagne, et les références, même si non nominatives, sont indubitablement au passé nazi (« des images sombres ancrées dans un passé douloureux », « reflet d’un temps où l’on marchait sur la tête et d’une époque dans laquelle l’être humain semblait s’être perdu – s’est-il vraiment retrouvé depuis ? »). Dans ce contexte, tout renvoie, avec l’urgence des grands enjeux des leçons de l’histoire qu’on est amenés à tirer, aux questions de la responsabilité collective (« lorsque surgissent des monstres, personne n’admet les avoir conviés, lorsque survient l’innommable, personne n’est jamais coupable »).

Et si l’on lisait le livre sans avoir préalablement consulté la quatrième de couverture ? Ou en en faisant volontairement abstraction ? Alors les poèmes susciteraient en nous – et ils le font, en vrai, car une fois effectuée, l’expérience d’une telle lecture le prouve – des questions et des émois aussi forts, sinon plus, que si nous pensions à des situations historiquement définies. Nul besoin n’est de recourir à quelque passé douloureux pour être confronté aux horreurs et aux monstres, hélas, les unes comme les autres sont toujours présents dans notre vie, depuis toujours, humains que nous sommes, et la responsabilité est permanente, personnelle, coextensive avec l’être individuel, sauf qu’on ne l’assume pas ainsi, on l’occulte inconsciemment. Alors, la poésie est peut-être le scalpel qui enlève les masques que nous portons et secoue tel un tremblement voltaïque notre conscience quotidienne. C’est pour cela qu’elle nous touche si profondément.

Mais là on est encore dans le discours. Rentrons dans le labyrinthe… celui du « seul » que nous sommes chacun de nous, en notre âme et conscience. Le recueil est fait de plusieurs sections qui sont autant de grands poèmes constitués de pièces agencées apparemment au hasard – et, en gardant la métaphore indiquée par le titre, on dirait qu’elles retracent les recoins et les détours des couloirs entrecroisés qui composent le livre : car tout livre authentique est un labyrinthe, dont il s’agit de trouver le sens, tout en parcourant ses nombreuses possibilités puisque toutes en font partie intrinsèquement et sans aliénation possible, alors qu’une seule mène au centre – et étant au centre, on est en même temps à la sortie, à savoir qu’on en a la solution, le bout du fil d’Ariane, ou ce qui nous apparaît comme tel…

J’aime parcourir ainsi les livres de poésie, pour y rechercher à chaque fois mon fil à moi (chaque lecteur peut en trouver un… le sien). Sans prétention d’analyse critique et au risque de voir mon décryptage taxé de simple périphrase. Voilà donc mon parcours de lecture, jalonné par quelques citations clés. Commençant par le postulat de toute parole poétique : elle dit le silence – en révélant l’envers de toute parole – mais en ce faisant, elle le rompt. Il n’y a pas meilleure entrée en matière :

Dans cette affaire tout commence

par une évidence :

dire le silence

suppose d’abord sa rupture     (Silence, p. 9)

Alors l’écriture, cette parole ni-dite ni-non-dite, ce paradoxe de l’humaine expression, s’avère-t-elle une pièce à double face, ouvrant autant vers la nuit que vers le remuement du jour :

Silence fils du bruit inséparable

de lui en somme revers & avers

d’une même médaille sans honneur

pile & face d’une pièce qui sans

cesse tournoie dans sa colonne d’air

d’un côté le silence de la nuit

de l’autre le très lent remuement des

vagues qui lave les linges du vent    (Silence, p. 17)

Et puisqu’elle est, aussi, mémoire, conglomérat d’universels mélanges concassés de paroles, de gestes et de pensées – labyrinthe-tour de Babel (les deux symboles ayant souvent été mis en rapport comme interchangeables) – l’écriture nous ramène à l’inconscient collectif, « bouche aphone » où toutes les dissimulations s’entassent et s’agitent tel des cauchemars bruyants dans un sommeil feutré :

dans le labyrinthe du seul brûlées les lèvres & les

traces dans cette bouche aphone somme de toutes

les langues gonflées de soif é d’angoisse – entraîné

par la grande noria de la mémoire ne reste que

l’écho des cris & l’écho des lèvres bleuies de froid

& de tout ce qui s’est passé & que personne n’a

voulu dire bien que la dissimulation a fini par faire

plus de bruit que le silence     (Dans le labyrinthe du seul, p. 52)

Le fil d’Ariane semble perdu, ou sinon il est peut-être devenu la ficelle que tirent tour à tour quelques déments manipulateurs – existe-t-il une lumière à suivre ? Le poète nous dit que oui, et sa « rose blanche » qui reviendra à la fin du recueil illumine dès maintenant, en pleine obscurité du labyrinthe, dans les antres d’un enfer vécu, un chemin possible – mais est-ce elle, ou l’espoir que nous y mettons ? Ceci n’est pas sans nous rappeler que « la rose n’a pas de pourquoi », et c’est sa parfaite gratuité, dont parlait Ambrosius Silesius en son temps, qui la rend généreuse au point d’incarner pour nous la lumière absente de ce monde que nous cherchons à atteindre dans notre désarroi et notre angoisse sans issue.

mais qui alors ? on ne sait pas on ignore qui croire

& qui craindre on ignore qui crie é qui tient le fil

de cela qui a été perdu & inexorablement perdu &

dans cette nuit de la nuit on ne voit plus rien sauf

le blanc d’une rose qui dans la lumière pâle de ses

pétales indique le chemin où tenter de vivre  (Dans le labyrinthe du seul, p. 55)

Elle flotte impuissante sur les décombres des villes dévastées :

 pauvre lumière

sur la dentelle des ruines

comme si

l’enceinte de gravats

voulait accoucher

d’un astre clair

& neuf

quitte à tirer

les charrues du ciel par toutes

les ornières du désespoir        (Ruines, p. 58)

Et ne peut rien contre « l’enfouissement évadé par l’envers de l’enfer & de l’enfermement » que le poète évoque dans un autre poème, hautement symbolique également (Niemals Beobachter seines Jahrhunderts p. 69), où l’on dirait que la fuite en-deçà même du labyrinthe incarne une sorte de minotaure réduit à se confondre avec sa propre demeure. Encore y a-t-il lieu à se demander si une certaine forme de « salut » ne s’y trouve après tout…

Mais la voilà qui se déploie, elle, la « rose blanche », dès que notre esprit non encore complètement éveillé pressent sa nue présence « au-delà du désastre » :

Tout espoir encore endormi au pied du chêne

entravé dans la nuit de ses fêlures – la plus

que nue se dresse au-delà du désastre quand

sa désormais présence plonge sous la robe

de rosée au plus pur désir de l’été ouvert de

ses seins rusés comme des pommes vertes –

affrontée au vif pour défier l’absence voilà la

rose seule à tenir demain à bout de langue    (Rose blanche, p. 73).

En se déployant, elle se révèle « suspendue sur l’haleine du vide » en tant que « son propre mirage » – mais n’est-ce pas là une façon de dire qu’elle est une création de notre esprit, LA création même la plus haute et la plus paradoxale dont nous soyons capables, par l’art, par la poésie en l’occurrence, puisque « près elle/ est le vrai et hors lui en même temps comme/ l’apparition dont se construirait l’envers des/ choses » (Rose blanche, p. 75).

Oui, il me semble déchiffrer dans ce recueil un grand message de l’éternel passeur vers l’esprit qu’a toujours été et est toujours le poète… ce révélateur, sinon créateur de « l’envers des choses », porteur de la « rose blanche » qui seule préserve son être et son nom sans jamais se perdre, ni se laisser corrompre par la meute ou s’éparpiller dans la béance du monde.

Une belle fin de livre :

 Quand tous se taisaient muets face à la meute

la rose seule a porté le monde au clair – seule

frêle et blanche à tendre aux regards le

triomphe de sa nudité sans jamais éparpiller

son nom par la fenêtre béante de ce qui est

vivre & maintenant vivre

 

 

©Dana Shishmanian

 

 

(*)

Pour les lecteurs qui ne connaissent pas ce poète, nouvelliste et critique qui vit, écrit et enseigne au carrefour de 3 frontières (Belgique, Luxembourg, France), nous indiquons avant tout sa page d’auteur sur le site de la revue Traversées, dont il est membre du comité de direction et du comité éditorial.

 

 

Paul Matthieu

Lecture par Dana Shishmanian

Vue de Francophonie, septembre-octobre 2021

 

 

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