La
tenue exquise de ce recueil – par la qualité graphique, l’écriture
poétique de Paul Matthieu et les illustrations de Pierre-Alain Gillet – a
déjà été mise en valeur dans une belle chronique signée par Claude
Luezior, dont j’aimerais citer avec plaisir au moins ce passage : « Se dégage une atmosphère
néo-expressionniste (que les critiques d’art s’abstiennent de me vouer
aux gémonies !) à mon sens parfaitement en phase avec les textes de Paul
Mathieu. » (dans Traversées, 14 mai 2021).
L’essentiel est dit, cette note néo-expressionniste me
semble très pertinemment saisie ; et pourtant, chaque lecture
faisant renaître un recueil, autrement, j’aimerais relever un aspect
moins apparent. Il s’agit de la portée de cette écriture au-delà de ce
qu’elle dit être sa source, l’encrage de son inspiration.
En effet, nous apprenons (sur la quatrième de
couverture) que le livre a été écrit lors de séjours en Allemagne, et les
références, même si non nominatives, sont indubitablement au passé nazi
(« des images sombres ancrées dans un passé douloureux »,
« reflet d’un temps où l’on marchait sur la tête et d’une époque
dans laquelle l’être humain semblait s’être perdu – s’est-il
vraiment retrouvé depuis ? »). Dans ce contexte, tout
renvoie, avec l’urgence des grands enjeux des leçons de l’histoire qu’on
est amenés à tirer, aux questions de la responsabilité
collective (« lorsque surgissent des monstres, personne
n’admet les avoir conviés, lorsque survient l’innommable, personne n’est
jamais coupable »).
Et si l’on lisait le livre sans avoir préalablement
consulté la quatrième de couverture ? Ou en en faisant
volontairement abstraction ? Alors les poèmes susciteraient en nous
– et ils le font, en vrai, car une fois effectuée, l’expérience d’une
telle lecture le prouve – des questions et des émois aussi forts, sinon
plus, que si nous pensions à des situations historiquement définies. Nul
besoin n’est de recourir à quelque passé douloureux pour être confronté
aux horreurs et aux monstres, hélas, les unes comme les autres sont
toujours présents dans notre vie, depuis toujours, humains que nous
sommes, et la responsabilité est permanente, personnelle, coextensive
avec l’être individuel, sauf qu’on ne l’assume pas ainsi, on l’occulte
inconsciemment. Alors, la poésie est peut-être le scalpel qui enlève les
masques que nous portons et secoue tel un tremblement voltaïque notre
conscience quotidienne. C’est pour cela qu’elle nous touche si
profondément.
Mais là on est encore dans le discours. Rentrons dans
le labyrinthe… celui du « seul » que nous sommes chacun de
nous, en notre âme et conscience. Le recueil est fait de plusieurs
sections qui sont autant de grands poèmes constitués de pièces agencées
apparemment au hasard – et, en gardant la métaphore indiquée par le
titre, on dirait qu’elles retracent les recoins et les détours des
couloirs entrecroisés qui composent le livre : car tout livre
authentique est un labyrinthe, dont il s’agit de trouver le sens, tout en
parcourant ses nombreuses possibilités puisque toutes en font partie
intrinsèquement et sans aliénation possible, alors qu’une seule mène au
centre – et étant au centre, on est en même temps à la sortie, à savoir
qu’on en a la solution, le bout du fil d’Ariane, ou ce qui nous apparaît
comme tel…
J’aime parcourir ainsi les livres de poésie, pour y
rechercher à chaque fois mon fil à moi (chaque lecteur peut en trouver
un… le sien). Sans prétention d’analyse critique et au risque de voir mon
décryptage taxé de simple périphrase. Voilà donc mon parcours de lecture,
jalonné par quelques citations clés. Commençant par le postulat de toute
parole poétique : elle dit le silence – en révélant l’envers de
toute parole – mais en ce faisant, elle le rompt. Il n’y a pas meilleure
entrée en matière :
Dans cette affaire tout commence
par une évidence :
dire le silence
suppose d’abord sa rupture (Silence, p.
9)
Alors l’écriture, cette parole ni-dite ni-non-dite, ce
paradoxe de l’humaine expression, s’avère-t-elle une pièce à double face,
ouvrant autant vers la nuit que vers le remuement du jour :
Silence fils du bruit
inséparable
de lui en somme revers &
avers
d’une même médaille sans honneur
pile & face d’une pièce qui
sans
cesse tournoie dans sa colonne
d’air
d’un côté le silence de la nuit
de l’autre le très lent
remuement des
vagues qui lave les linges du
vent (Silence, p. 17)
Et puisqu’elle est, aussi, mémoire, conglomérat
d’universels mélanges concassés de paroles, de gestes et de pensées –
labyrinthe-tour de Babel (les deux symboles ayant souvent été mis en
rapport comme interchangeables) – l’écriture nous ramène à l’inconscient
collectif, « bouche aphone » où toutes les
dissimulations s’entassent et s’agitent tel des cauchemars bruyants dans
un sommeil feutré :
dans le labyrinthe du seul
brûlées les lèvres & les
traces dans cette bouche aphone
somme de toutes
les langues gonflées de soif é
d’angoisse – entraîné
par la grande noria de la
mémoire ne reste que
l’écho des cris & l’écho des
lèvres bleuies de froid
& de tout ce qui s’est passé
& que personne n’a
voulu dire bien que la
dissimulation a fini par faire
plus de bruit que le silence (Dans le labyrinthe du seul, p. 52)
Le fil d’Ariane semble perdu, ou sinon il est peut-être
devenu la ficelle que tirent tour à tour quelques déments manipulateurs –
existe-t-il une lumière à suivre ? Le poète nous dit que oui, et sa
« rose blanche » qui reviendra à la fin du recueil
illumine dès maintenant, en pleine obscurité du labyrinthe, dans les
antres d’un enfer vécu, un chemin possible – mais est-ce elle, ou
l’espoir que nous y mettons ? Ceci n’est pas sans nous rappeler
que « la rose n’a pas de pourquoi », et c’est sa parfaite
gratuité, dont parlait Ambrosius Silesius en son temps, qui la rend
généreuse au point d’incarner pour nous la lumière absente de ce monde
que nous cherchons à atteindre dans notre désarroi et notre angoisse sans
issue.
mais qui alors ? on ne sait
pas on ignore qui croire
& qui craindre on ignore qui
crie é qui tient le fil
de cela qui a été perdu &
inexorablement perdu &
dans cette nuit de la nuit on ne
voit plus rien sauf
le blanc d’une rose qui dans la
lumière pâle de ses
pétales indique le chemin où
tenter de vivre (Dans le labyrinthe du seul, p. 55)
Elle flotte impuissante sur les décombres des villes
dévastées :
pauvre lumière
sur la dentelle des ruines
comme si
l’enceinte de gravats
voulait accoucher
d’un astre clair
& neuf
quitte à tirer
les charrues du ciel par toutes
les ornières du désespoir (Ruines, p. 58)
Et ne peut rien contre « l’enfouissement évadé
par l’envers de l’enfer & de l’enfermement » que le poète
évoque dans un autre poème, hautement symbolique également (Niemals
Beobachter seines Jahrhunderts p. 69), où l’on dirait que la fuite
en-deçà même du labyrinthe incarne une sorte de minotaure réduit à se
confondre avec sa propre demeure. Encore y a-t-il lieu à se demander si
une certaine forme de « salut » ne s’y trouve après tout…
Mais la voilà qui se déploie, elle, la « rose
blanche », dès que notre esprit non encore complètement éveillé
pressent sa nue présence « au-delà du désastre » :
Tout espoir encore endormi au
pied du chêne
entravé dans la nuit de ses
fêlures – la plus
que nue se dresse au-delà du
désastre quand
sa désormais présence plonge
sous la robe
de rosée au plus pur désir de
l’été ouvert de
ses seins rusés comme des pommes
vertes –
affrontée au vif pour défier
l’absence voilà la
rose seule à tenir demain à bout
de langue (Rose blanche,
p. 73).
En se déployant, elle se révèle « suspendue sur
l’haleine du vide » en tant que « son propre mirage »
– mais n’est-ce pas là une façon de dire qu’elle est une création de
notre esprit, LA création même la plus haute et la plus paradoxale dont
nous soyons capables, par l’art, par la poésie en l’occurrence, puisque
« près elle/ est le vrai et hors lui en même temps comme/
l’apparition dont se construirait l’envers des/ choses » (Rose
blanche, p. 75).
Oui, il me semble déchiffrer dans ce recueil un grand
message de l’éternel passeur vers l’esprit qu’a toujours été et est
toujours le poète… ce révélateur, sinon créateur de « l’envers
des choses », porteur de la « rose blanche »
qui seule préserve son être et son nom sans jamais se perdre, ni se
laisser corrompre par la meute ou s’éparpiller dans la béance du monde.
Une belle fin de livre :
Quand tous se taisaient muets face à la
meute
la rose seule a porté le monde
au clair – seule
frêle et blanche à tendre aux
regards le
triomphe de sa nudité sans
jamais éparpiller
son nom par la fenêtre béante de
ce qui est
vivre & maintenant vivre
©Dana Shishmanian
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