« un geste/
d’éternité// à/ sauver du trou noir ».
À lire le titre du recueil
de Patrick Devaux Le trou de ver on
se pose la question pourquoi le poète choisit un concept de
l’astrophysique en guise de titre pour sa poésie.
Le trou de ver est décrit par les physiciens comme un tunnel
espace-temps qui permettrait le voyage dans le temps. C’est ce que le
poète et tout écrivain fait lorsqu’il retourne dans le passé pour
récupérer des bribes de sa vie, faite d’une infinité d’instants fugitifs,
éphémères. La mémoire donne accès au voyage incessant du présent dans le
temps vécu qui n’existe plus, de relier le passé et le présent. Les
fulgurations des choses d’autrefois échappent par ses fentes, nous
parviennent comme par un trou de vers par lequel passent des informations
de l’invisible, du multivers.
Que subsiste-t-il de nos
sentiments, de nos émotions, de ce qui est le plus intime à chacun, du
tourbillon intérieur provoqué par les événements qui nous bouleversent ?
Comment les retrouver sinon sortant du temps historique pour retrouver le
temps infini et nos expériences de vie dans sa nuit ? Une belle illusion
le temps récupéré, car on ne peut plus revivre l’émotion perdue,
seulement essayer de la saisir par
les mots. On peut au moins recréer sa présence en nous, mais son image
n’est qu’une ombre du vécu. Et alors « ce qu’on sait des choses/ c’est parfois/ un trou/ de/ ver// dans
la nuit// ta main blanche/ le traverse// tu me tends/ le poème/
ultime ».
Seul le poète pourrait
témoigner de cette présence invisible en lui, par le souffle de
l’inspiration qui le traverse comme « une buée sur les vitres » pour
se poser dans ses poèmes. Il est à l’approche d’un mystère qu’il ne
connaît pas, qu’il ressent et qu’il aimerait
communiquer : « je parle/ de buée/ sur les vitres// du
doigt/ qui tremblait// dans/ ce que// la pensée/ voulait/ dire ».
Ce qu’il voit de l’invisible
dans un éclair poétique, comme on voit un coin du réel/irréel dans la
lumière des phares d’une voiture, une vision fugitive, ses brèves
illuminations, il essaie de les mettre dans ses poèmes, car il perçoit
dans la nuit avec les yeux jaunes de la louve qui traverse ses poèmes.
Le trou de ver suggère un
mouvement en profondeur, un passage d’un côté visible vers l’autre côté
invisible. Le regard du poète passe de l’autre côté des choses pour
capter quelque chose que l’œil physique ne peut pas saisir. Il va vers
l’essence de tout ce qui existe autour de lui. Les choses matérielles,
qui périssent, laissent cependant des traces de leur existence, le
souvenir de leur vie palpable, ce que le poète essaie sans cesse de
retrouver.
S’interrogeant sur les
choses qui cachent leur part invisible, leur essence, au-delà de leur
matière périssable, il se répond : « Ce qu’on/ sait des choses/ c’est parfois/ un trou/ de/ ver// dans
la nuit// ta main blanche/ le traverse//tu me tends// le poème/ ultime ».
C’est par ce trou de vers qu’un rayon poétique lui parvient comme un
vieux parfum oublié pour témoigner « qu’il traîne des parfums qui
furent des présences » (Gérard Prévot). Ce qu’on sait des choses
« c’est/ peut-être/ le geste
appris/ à/ ne pas/ agiter/ l’insecte// jusqu’au/ point mort// brisant/
son vol » ; « c’est
parfois/ de/ se faire/ éjecter/ de/ son âme/ au bon moment// pour
//retrouver /le geste/ retenu » ; « c’est un banc seul/ dans la nuit// il se souvient/ de/
tout// du cri/ du/ rapace nocturne/ agaçant/ l’ombre ».
Cela devient l’un des
leitmotivs des poèmes de Patrick Devaux tout comme la métaphore de la
louve aux yeux jaunes, une vision du poète dans la nuit qui pourrait être
le regard poétique qui voit de l’autre côté des choses.
« Écrire/
c’est du temps volé », « écrire/ est devenu/ l’obsession//
d’avoir baissé// la vitre// dans le silence/ d’un soir/ de/ brume//
tandis que/ la louve// regardait/ de/ l’autre côté/des choses ».
C’est capter un éclat de l’invisible, de la nuit du temps, retrouver le souvenir d’un regard, d’un geste,
d’un objet, d’un mouvement, d’une émotion. L’écriture a ses deux côtés
comme le trou de ver, l’un visible, les mots dits, écrits, qui retiennent
les traces des choses, et les mots non-dits de l’invisible, le virtuel
informe où fouille le poète dans sa quête sans fin pour un ultime poème à témoigner de sa vie. Le
vécu de l’être humain n’est que souvenir de ce qui a existé, englouti par
le temps, retrouvé par l’instant de grâce de l’inspiration poétique, « un geste/ d’éternité// à/
sauver du trou noir ».
Poète d’une profonde
sensibilité, Patrick Devaux a sa manière à lui de parler de la fragilité
des choses, de la vie, et
d’organiser ses vers très courts, mais riches de sens, de déployer verticalement sur la page,
tel le souffle d’une respiration ou l’écoulement de l’eau, de brèves
émotions ou pensées. Elles passent par le trou de ver tels des éclairs,
lui rendent le vécu par miettes, lui offrant ainsi la chance de fixer
poétiquement ce qui était et qui n’est plus, de se retrouver par
l’écriture, de témoigner de sa vie sur la terre, de partager ses
émotions, ses doutes, ses hésitations, ses instants de beauté et ses
épreuves.
Écrire « c’était/ du temps/ volé// quelques
secondes// à peine », c’est retenir le temps, sauver de l’oubli
la lumière d’une présence vive autrefois, échappée « de la fente de la nuit », car
« il reste/si/peu//parfois/de
nous//un geste/peut-être/furtif ».
Écrire toute sa vie ne
signifie pas avoir su dire les choses, car l’écriture elle aussi n’est
qu’une ombre du langage originaire, insaisissable, introuvable, le côté
blanc du trou de ver, peut-être : « j’ai tant écrit/
après// avoir / si peu/ su/ dire ».
Le recueil est préfacé par
Jean-Michel Aubevert, lui-même poète et raisonneur de la beauté fragile
de ce monde dont la sensibilité résonne avec celle de Patrick Devaux, de
même que celle de Catherine Berael, peintre et écrivain qui illustre avec
finesse par dessins et aquarelles les livres du poète.
Jean-Michel-Aubevert fait de son commentaire un véritable poème en prose.
© Sonia Elvireanu
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