Elles avaient pris la route sans
savoir où elles s'arrêteraient. Ici, plus loin... Ça ne changeait rien.
Elles avaient juste besoin d'un point sur la route. Les mains ouvertes
brassent l'épaisse fumée de la sauge qui brûle. Les paupières se
rejoignent pour accompagner la prière aux morts. Aujourd'hui leur prière
sonnait comme une question. Car elles ne savaient pas où étaient celles
pour qui elles priaient. Leurs filles, leurs sœurs et leurs amies sont
allées rejoindre le chiffre approximatif des disparues de Highway Sixteen, la Route des Larmes.
Elles avaient toutes reçu la
visite d'un uniforme. Entendu la même formule prononcée à reculons, les
yeux de l'agent vissés sous la casquette. L'annonce d'une disparition
livrée comme un compte-rendu chirurgical. On leur avait donné le même
formulaire à remplir. Puis une phrase jetée comme on pousse les miettes
de la nappe pour aller vite: "We'll let you know." La violence du téléphone qui ne sonne
pas et la violence d'une voix qui répond enfin : "La procédure suit
son cours." Dans ce pays trop grand, la violence est toujours
silencieuse. Elle se glisse dans le pack de bière sur le perron des
maisons, contre les portes fermées sur les secrets des nuits où se
rejouent des scènes héritées des pensionnats où elles ont grandi,
arrachées à leurs familles, dans le chèque d'assistance sociale qui
arrive tous les mois; elle est dans les corps trop encombrants de ceux
qui pendant des millénaires étaient nomades, et qu'on parqua dans des
petites maisons toutes identiques; qui sentent les chips et le soda; elle
s'installe, se prélasse dans les regards perdus des hommes qui ne savent
plus écouter la forêt.
Alors les femmes vont sur la
route. Pour rien, pour être là. Le plus là qu'elles peuvent. Aussi près
qu'on peut l'être d'une disparition. De leurs gorges râle tout un peuple.
Il a connu toutes les formes d'anéantissement : la conversion, les
épidémies, les massacres, l'interdiction de circuler, l'enlèvement des
enfants à qui on faisait subir le whitening,
les exhibitions sous l'œil des scientifiques, les mises en scène
folkloriques. Parqués dans les réserves, entre les murs des maisons
copies conformes où ricochent les souvenirs des internats. Un peuple
coupé à blanc, comme les forêts éventrées qui cachent le massacre
derrière un écran d'arbres, au bord de cette route interminable où les
filles aujourd'hui disparaissent.
Les tambours n'y peuvent rien.
Elles le savent. Debout au bord de la route, les femmes défient le vide.
Elles décrètent que c'est ici que leur fille s'est arrêtée, le pouce au
vent, ici que le camion a ralenti, que la portière à
claqué. Leurs yeux se mouillent enfin. Mais le souffle d'un camion qui
passe efface la route que les larmes venaient dessiner sur leur joue.
*
Il avait décidé de rendre visibles ces disparitions. Car il savait que
les jeunes générations héritent des blessures silencieuses de leurs
parents, comme le feu continue à consumer le bois après qu'on l'ait
éteint. En plein Quartier des Spectacles, il avait ramené un menhir de
bois de près de cinq cents kilos. Pendant trois jours, sous les yeux des
touristes et des habitants de la ville, il avait sculpté une femme sans
visage. La Femme de la Nuit naissait en plein jour, dans la ville des
Blancs. Elle montrait un grand trou où pouvaient se loger les visages de
toutes les disparues de la Route des Larmes. Au troisième jour, il la
brûlerait. Il rendrait visible la disparition. Alors quelque chose
s'apaiserait dans le cœur de son peuple.
Il allait accomplir un geste à
l'encontre de la culture des Blancs. Au lieu de garder, de conserver, de
lutter contre le temps qui passe, son œuvre irait rejoindre la matière et
l'accompagner dans son cycle. Comme d'autres peuples effaçaient les
peintures de leurs corps, brûlaient les écorces qu'ils avaient peintes,
dansaient sur des pigments colorés. Il voulait dire que la disparition
n'est pas une destruction. Seulement une transformation. Que peindre,
danser, chanter, sculpter, c'est réactualiser l'énergie créatrice qui
traverse tout le vivant, du souffle d'une fourmi à celui du bois arraché
aux forêts qu'on éventrait.
Mais dans la nuit du deuxième au
troisième jour, la sculpture disparut. Des employés de la Ville "ont
cru qu'il s'agissait d'une œuvre éphémère ayant terminé sa vie
utile", se sont défendus les organisateurs du festival Présence
autochtone. Beau titre pour une disparition. Une de leurs filles leur
avait été dérobée encore une fois. Cette femme sans visage, ce n'était
pas seulement ces femmes autochtones qui disparaissaient sur Highway Sixteen. C'était aussi cette partie de lui qu'on lui
avait arrachée au pensionnat. Cette langue qu'il n'avait pas eu le droit
de parler. Cette fois, ce n'était pas la volonté destructrice qui
recouvrait son histoire d'une cendre de silence. C'était la bêtise, la
négligence, l'inattention. Et il sentait que contre cela, il n'y avait
pas d'arme. Même pas celle de l'art. Au fond de la place, les mères de la
Route des Larmes regardaient le carré vide où la Femme de la Nuit aurait
dû se tenir. C'était peut-être ainsi qu'elle avait choisi de raconter
leur histoire.
Extrait de Quelque chose
tombe et ce n'est pas la nuit, revue Les Écrits, été 2019.
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