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Archives : Vue de Francophonie

 

Janvier-février 2022

 

 

 

La route des larmes

 

Nouvelle de Sarah Roubato

 

 

Elles avaient pris la route sans savoir où elles s'arrêteraient. Ici, plus loin... Ça ne changeait rien. Elles avaient juste besoin d'un point sur la route. Les mains ouvertes brassent l'épaisse fumée de la sauge qui brûle. Les paupières se rejoignent pour accompagner la prière aux morts. Aujourd'hui leur prière sonnait comme une question. Car elles ne savaient pas où étaient celles pour qui elles priaient. Leurs filles, leurs sœurs et leurs amies sont allées rejoindre le chiffre approximatif des disparues de Highway Sixteen, la Route des Larmes.

Elles avaient toutes reçu la visite d'un uniforme. Entendu la même formule prononcée à reculons, les yeux de l'agent vissés sous la casquette. L'annonce d'une disparition livrée comme un compte-rendu chirurgical. On leur avait donné le même formulaire à remplir. Puis une phrase jetée comme on pousse les miettes de la nappe pour aller vite: "We'll let you know." La violence du téléphone qui ne sonne pas et la violence d'une voix qui répond enfin : "La procédure suit son cours." Dans ce pays trop grand, la violence est toujours silencieuse. Elle se glisse dans le pack de bière sur le perron des maisons, contre les portes fermées sur les secrets des nuits où se rejouent des scènes héritées des pensionnats où elles ont grandi, arrachées à leurs familles, dans le chèque d'assistance sociale qui arrive tous les mois; elle est dans les corps trop encombrants de ceux qui pendant des millénaires étaient nomades, et qu'on parqua dans des petites maisons toutes identiques; qui sentent les chips et le soda; elle s'installe, se prélasse dans les regards perdus des hommes qui ne savent plus écouter la forêt.

Alors les femmes vont sur la route. Pour rien, pour être là. Le plus là qu'elles peuvent. Aussi près qu'on peut l'être d'une disparition. De leurs gorges râle tout un peuple. Il a connu toutes les formes d'anéantissement : la conversion, les épidémies, les massacres, l'interdiction de circuler, l'enlèvement des enfants à qui on faisait subir le whitening, les exhibitions sous l'œil des scientifiques, les mises en scène folkloriques. Parqués dans les réserves, entre les murs des maisons copies conformes où ricochent les souvenirs des internats. Un peuple coupé à blanc, comme les forêts éventrées qui cachent le massacre derrière un écran d'arbres, au bord de cette route interminable où les filles aujourd'hui disparaissent.

Les tambours n'y peuvent rien. Elles le savent. Debout au bord de la route, les femmes défient le vide. Elles décrètent que c'est ici que leur fille s'est arrêtée, le pouce au vent, ici que le camion a ralenti, que la portière à claqué. Leurs yeux se mouillent enfin. Mais le souffle d'un camion qui passe efface la route que les larmes venaient dessiner sur leur joue.

 

*


Il avait décidé de rendre visibles ces disparitions. Car il savait que les jeunes générations héritent des blessures silencieuses de leurs parents, comme le feu continue à consumer le bois après qu'on l'ait éteint. En plein Quartier des Spectacles, il avait ramené un menhir de bois de près de cinq cents kilos. Pendant trois jours, sous les yeux des touristes et des habitants de la ville, il avait sculpté une femme sans visage. La Femme de la Nuit naissait en plein jour, dans la ville des Blancs. Elle montrait un grand trou où pouvaient se loger les visages de toutes les disparues de la Route des Larmes. Au troisième jour, il la brûlerait. Il rendrait visible la disparition. Alors quelque chose s'apaiserait dans le cœur de son peuple.

Il allait accomplir un geste à l'encontre de la culture des Blancs. Au lieu de garder, de conserver, de lutter contre le temps qui passe, son œuvre irait rejoindre la matière et l'accompagner dans son cycle. Comme d'autres peuples effaçaient les peintures de leurs corps, brûlaient les écorces qu'ils avaient peintes, dansaient sur des pigments colorés. Il voulait dire que la disparition n'est pas une destruction. Seulement une transformation. Que peindre, danser, chanter, sculpter, c'est réactualiser l'énergie créatrice qui traverse tout le vivant, du souffle d'une fourmi à celui du bois arraché aux forêts qu'on éventrait.

Mais dans la nuit du deuxième au troisième jour, la sculpture disparut. Des employés de la Ville "ont cru qu'il s'agissait d'une œuvre éphémère ayant terminé sa vie utile", se sont défendus les organisateurs du festival Présence autochtone. Beau titre pour une disparition. Une de leurs filles leur avait été dérobée encore une fois. Cette femme sans visage, ce n'était pas seulement ces femmes autochtones qui disparaissaient sur Highway Sixteen. C'était aussi cette partie de lui qu'on lui avait arrachée au pensionnat. Cette langue qu'il n'avait pas eu le droit de parler. Cette fois, ce n'était pas la volonté destructrice qui recouvrait son histoire d'une cendre de silence. C'était la bêtise, la négligence, l'inattention. Et il sentait que contre cela, il n'y avait pas d'arme. Même pas celle de l'art. Au fond de la place, les mères de la Route des Larmes regardaient le carré vide où la Femme de la Nuit aurait dû se tenir. C'était peut-être ainsi qu'elle avait choisi de raconter leur histoire.

 

Extrait de Quelque chose tombe et ce n'est pas la nuit, revue Les Écrits, été 2019.

 

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Sarah Roubato est écrivaine franco-canadienne, artiste de scène et anthropologue. Elle se définit comme « pisteuse de paroles, chercheuse en trans-écritures, écouteuse à temps plein ». Elle a publié entre autres Lettres à ma génération (Ed Michel Lafon), et Trouve le verbe de ta vie et autres lettres sonores (Ed  Fremeaux).

Son site personnel : https://www.sarahroubato.com/en/

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Sarah Roubato

Vue de Francophonie, janvier-février 2022

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Créé le 1 mars 2002