Il
me semble opportun sinon nécessaire de lire ou relire Armel Guerne aujourd’hui (1).
Notre
monde n’a pas cessé de glisser sur sa pente – à savoir, vers une déchéance
de l’humain,
un délitement social,
un aveuglement politique,
une escalade guerrière aux relents de conflit mondial ultime, une destruction de
la planète par tous les moyens – depuis que ce grand poète traducteur de
poètes et héro de la Résistance élevait sa voix de colère vaticinante pour
dénoncer l’histoire de mensonge hypocrisie et trahison qui se tramait sous
ses yeux,
dans les années d’avant,
pendant et après la seconde guerre mondiale (2).
Mais
n’avait-il pas perçu et mis à nu cette universelle dégringolade depuis déjà, selon lui, les débuts de l’ère
industrielle,
où s’élevaient en leur temps, en se débattant, les ailes sublimes
de génies visionnaires et martyrs tels que Novalis, Hölderlin, Nerval ? Ainsi
les voyait en tout cas Armel Guerne, en se reconnaissant
en eux au point de les ramener à lui : ne traduisait-il pas en
français – « la langue même de la Poésie » comme il la
déclarait,
lui le Suisse aux racines bretonnes – les romantiques allemands, pour
« sauver » en quelque sorte leurs hauts esprits purs et
cristallins,
de la pâteuse matière opaque au spirituel dont il disait être faite la
langue allemande – dont « le mouvement gourd était plus lent que
l’esprit » et qui « véritablement n’est pas… faite pour
l’ineffable » – langue qu’il déclarait aux sbires de la Gestapo avoir
oubliée de parler le jour où les Allemands ont franchi les frontières sans
passeport !… (3)
Acerbe
et virulent dénonciateur des maux du siècle – le XXe s’entend, mais sa vision
prophétique couvre entièrement et risque de dépasser hélas en prévision fatidique
le premier quart du XXIe que nous sommes en train d’achever – Armel Guerne ne s’est jamais fait d’illusions sur le sort des
idéaux qu’il n’a cessé de défendre toute sa vie, au risque de sa
vie : ils deviennent soit, pour les politiciens, de purs slogans
pour cacher des crimes de masse et manipuler les peuples, soit, pour ces derniers et
certaines élites – des « ruminants intellectuels » comme
il les appelait – des vœux pieux traduits en utopies idéologiques et
forcément démagogiques voire totalitaires à terme – pour aboutir finalement
à « une guerre ultime (…) qui sera faite au
nom de la paix pour le ravage des continents, dans une apothéose du
mensonge qui deviendra la vérité par-dessus lui » (4).
Mais pour certains
esprits insoumis,
lucides et intransigeants comme le sien, le sens vrai des mots comme liberté, vérité, amour, implique
l’engagement total de l’être, quel que soit la fin : la
victoire – ou l’échec. Il n’a jamais sombré dans le désespoir si ce ne fut
pour y puiser une capacité renouvelée d’espérance, avec une
obstination inébranlable : celle de la foi en une vérité qui est, quoi qu’on puisse
lui opposer pour la détruire ou l’occulter. Il l’appelait Père :
« Celui / Dont il ne suffit pas / De croire qu’il n’est pas / Pour
qu’il ne soit pas là » (5). Il l’appelait Verbe nu.
Je
vois en Armel Guerne un combattant de l’esprit, un
gardien du Graal à savoir de la Parole gnostique et
poétique, un dernier chevalier alliant sainteté et héroïsme au service de
Dame Poésie vue comme le dernier recours de l’homme – non « la
poésie parfumée (…) la poésie de la consolation » mais « la
poésie telle qu’elle est (…) pure et impure déjà de tout le connaissable
aux portes de l’inconnaissable » – tel « le nuage
d’inconnaissance » du mystique anonyme anglais du XIVe s. qu’il a
magnifiquement traduit – où le Beau ne se justifie que par le Vrai, appelant l’humanité
en nous au réveil, à la responsabilité et à la libération du mensonge (6).
*
Parce que, ainsi que le disait Armel Guerne le traducteur, essayiste et critique, à propos
de ses auteurs : « Je n'ai jamais
compris autrement la critique : contemplative, illuminée, pleine de
discrétion aussi devant le grand visage émouvant de la poésie »
– car « On ne peut que donner sa voix — fût-elle
à bout de souffle — à la voix qui appelle » – j’aimerais accomplir
ici,
en lui donnant la parole pour écouter sa voix à travers un choix de ses
textes,
« un geste simple et bienheureux, total aussi comme un aveu
découvrant sa révélation : quelqu'un est là, et ce qu'il a écrit est
peut-être le chant même de notre temps. » (7)
Première partie
(cliquer
ici pour ouvrir la page)
Les fragments qui composent le
premier volet de cette évocation sont glanés dans quelques anthologies
posthumes de ces écrits :
Le Verbe nu. Méditation sur la fin
des temps. Anthologie
de textes dont des inédits, et préface par Sylvia Massias,
Seuil 2014.
L’âme insurgée. Écrits sur le
romantisme.
Édition augmentée par rapport à celle parue en 1977 aux
éditions Phébus ; avec une préface de Stéphane Barsacq, éditions Points 2011 (sur le
préfacier,
voir entre autres son entretien avec Philippe Chauché
dans La
cause littéraire du 16 mars 2023).
Le
poids vivant de la parole. Anthologie
(reprenant l’édition homonyme parue chez Solaire en 1983, et Au bout du
temps,
Solaire-Fédérop 1981) incluant quelques textes
mais surtout des poèmes,
dont des inédits, avec une préface de François-René Daillie,
éditions Fédérop
2007.
Seconde partie
(cliquer
ici pour ouvrir la page)
Le
second volet,
dédié à sa poésie,
consiste en plusieurs extrais de la dernière des anthologies susmentionnées
– Le poids vivant de la parole – ainsi que trois d’un groupage de 20
poèmes parus,
en avant-première au recueil Le jardin colérique (Phébus 1977) –
aujourd’hui introuvable – dans la revue québécoise Liberté. Art et politique, volume 18, numéro 2
(104), mars–avril 1976,
dont l’archive en ligne nous permet de les lire, regroupés dans un
document téléchargeable : Armel
Guerne. Vingt poèmes du Jardin colérique.
Notes
(1) Pour évoquer
sa vie (1911-1980) et son œuvre (de penseur et poète – trop peu connu –
mais surtout de passeur et traducteur insatiable, par mouvements entiers et par littératures, de l’Amérique à l’Asie avec comme pivot la
vieille Europe, toujours
selon ses propres choix dictés par une quête personnelle) je citerai
quelques ressources et prises de position essentielles :
- Charles Le Brun & Jean Moncelon, Armel Guerne.
L’Annonciateur, éditions Pierre-Guillaume
de Roux (qui nous a quitté le 11 février 2021 à 57 ans), 2016 (194
pages, 20,90 €).
- Jean Moncelon
(sur son site), Armel Guerne – poète.
- Jean-Dominique Rey, Armel Guerne – un poète absolu, dans Le Matricule des Anges n°34 avril
2001.
- Henri Rosset, Armel
Guerne ou le tocsin de l’Absolu, dans PHILITT
(Philosophie Littérature et Cinéma), 30 novembre
2022.
- Jean-Yves
Masson, introduction
à Armel
Guerne - La nuit veille (éditions InTexte 2006).
- Jean Moncelon, Armel Guerne - Les Jours de l’Apocalypse. Genèse de l’ouvrage
(Cahiers du Moulin : avril 2003).
- Armel
Guerne, « Franchisseur
d’abîmes, évocateur d’infini ». Journée d’étude organisée par Florence Schnebelen, Bernard Franco et Jean-Yves Masson. Samedi
20 novembre 2021 Amphithéâtre Chasles. Sorbonne – Lettres.
- L’article Armel
Guerne (1911-1980). Poète et traducteur dans
l’encyclopédie Larousse.
- La préface de Sylvia Massias
au volume anthologique Le
Verbe nu. Méditation sur la fin des temps, Seuil 2014.
(2) Voir
« Sans amour et sans haine », texte paru
dans la revue Juin, 15 octobre
1946, ou « Et voici mon année », inédit non daté, reproduits
dans Le verbe nu, 2014, pp. 165-169 ;
170-173.
(3) Voir dans ce
sens « Hölderlin ou le mystique malgré lui », texte paru dans la revue La vie spirituelle, 1953, reproduits
dans L’âme insurgée, 2011, pp. 57-91 (en particulier pp. 80-82).
(4) Cité de
« Factum est », texte inédit
non daté, reproduit dans Le verbe nu, 2014, p. 216.
(5) Son verbe, poème daté du 18 octobre 1969, reproduit dans Le poids vivant de la parole, 2007, p. 49.
(6) Cité de Temps
des signes (1957), reproduit
dans Le poids vivant de la parole, 2007, pp. 13-15.
(7) Cité de
« Entre nous » (1979), d’après Le poids vivant de la parole, 2007, p. 134.
©Dana
Shishmanian
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