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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Printemps 2024

 

 

Mahmoud Darwich : « La terre nous est étroite »

ou « vers la cité qui n’est pas encore née ».

 

Une lecture par Dana Shishmanian

(en 2 parties)

 

Partie 2  

(retour à : Partie 1)

 

Mohammad Saleh Khalil, Poster pour l’exposition :

 Passport. IN REMEMBRANCE OF MAHMOUD DARWISH, BY 27 PALESTINIAN ARTISTS, MARCH 2009

(Al Mahatta Gallery, Palestine)

 

(*)

 

« Le traducteur de poésie – un poète parallèle »

(Partie 2)

Passionnée de l’exercice, tant décrié par certains, de la traduction de poésie, j’ai été éblouie par l’acuité et la pertinence de la conception qu’avait en la matière Mahmoud Darwich (1941-2008), dont j’ai découvert les réflexions dans sa préface à l’anthologie de son œuvre poétique qu’il a composée lui-même, La terre nous est étroite (Gallimard 2000, traductions de l’arabe palestinien par Elias Sanbar).

Ni traduction par glose et paraphrase, en renonçant à tous aspects formels réputés « intraduisibles » de l’original pour soi-disant lui transmettre le sens, comme s’il s’agissait de la sémantique d’un discours électoral, ni non plus littéralisme suivant de près le texte de l’original, comme s’il s’agissait de reproduire, dans un matériel différent, une paire de bottes. Ces deux manières de faire ne sont pour moi pas de la traduction mais des exercices scolaires dans le gendre « que veut dire le poète » et/ou « quels figures de styles utilise le poète pour… », que tout véritable professeur de littérature devrait bannir de sa classe !

J’ai été donc d’autant plus touchée par ce que dévoile le poète sur la traduction de ses œuvres, en l’occurrence en français, sinon sur la traduction en général, comme étant autant une création parallèle qu’une recréation à un niveau supérieur de synthèse du spécifique et de l’universel. Je cite (p. 8) :

« Toute langue possède son système de signes, son style, sa structure propres. Le traducteur n’est pas un passeur du sens des mots mais l’auteur de leur trame de relations nouvelles. Et il n’est pas le peintre de la partie éclairée du sens, mais le guetteur de l’ombre et de ce qu’elle suggère.

Aussi le traducteur de poésie se retrouve-t-il dans la position du poète parallèle, libéré de la langue d’origine et faisant subir à la langue d’accueil un sort identique à celui que l’auteur du poème a déjà fait subir à sa propre langue.

C’est dans cet espace de libération de l’œuvre originale que le traducteur commet cette belle et inévitable trahison, qui protège la langue du poète de la pesanteur de sa nationalité mais aussi de la dissolution dans la langue de la traduction. Et la poésie traduite se retrouve ainsi placée devant l’obligation de préserver tant les attributs universels de l’œuvre que les traits qui signalent ses origines spécifiques déjà exprimées dans une autre structure de langue et un système de références propres.

C’est cette dualité qui fait le charme particulier de la poésie traduite. Que ce soit par goût du dialogue entre ce qui est commun à tous et ce qui distingue chacun ou par soif de découverte de l’immense richesse et variété de l’expérience poétique, la poésie traduite développe également la capacité de toute langue à renouveler ses styles et ses constructions à l’écoute de l’expérience d’une autre langue. »

Admirable et très instructif pour tout traducteur de poésie – en tout cas, s’il n’est pas poète lui-même, mieux vaut s’abstenir !

 

©Dana Shishmanian

 

Retour :

(Partie 1)

 

Choix de textes de Mahmoud Darwich

Avec un choix d’œuvres d’artistes palestiniens en guise d’illustration

 

« Et la terre / Se transmet / Comme la langue »

(Partie 2)

 

*

 

Notre histoire est la leur. N’était pas la différence de l’oiseau dans les étendards, les peuples auraient uni

Les chemins de leur idée. Notre fin est notre commencement. Notre commencement, notre fin. (…)

Leur histoire serait la nôtre.

(p. 249)

 

*

Un mètre carré en prison

C’est la porte, et derrière, l’éden du cœur. Nos choses, tout ce qui nous appartient, s’estompent. Porte est la porte, porte de la métaphore, porte du conte. Porte qui épure septembre. Porte qui ramène les champs à la genèse des blés. Nulle porte à la porte, mais je peux accéder à mon dehors, amoureux de ce que je vois et ne vois pas. Tant de grâce et de beauté sur terre, et la porte serait sans porte ? Ma cellule n'éclaire que mon dedans. Que la paix soit sur moi, et paix sur le mur de la voix. En louange à ma liberté, j’ai composé dix poèmes, ici-là et là-bas. J’aime les miettes de ciel qui s’infiltrent par la lucarne, un mètre de lumière où nagent les cheveux, et les petites choses de ma mère… Le parfum de café dans les plis de sa robe quand elle ouvre la porte du jour à ses poules. J’aime la nature entre automne et hiver, et les fils de notre geôlier, et les journaux étalés sur les trottoirs lointains.  Et j’ai composé vingt chansons pour maudire le lieu où il n’y a pas place pour nous. Ma liberté : être à l’opposé de ce qu’ils voudraient que je sois. Et ma liberté : élargir ma cellule, poursuivre la chanson de la porte. Et porte est la porte. Et nulle porte à la porte, mais je peux accéder à mon dehors…

1986

 

Nabil Anani - Jerusalem Landscape (2013)

*

 

Il étreint son assassin

Il étreint son assassin pour gagner sa compassion : M’en voudras-tu beaucoup si j’en réchappe ? Frère… mon frère ! Qu’ai-je fait pour que tu m’assassines ?... Deux rapaces nous survolent, dirige ton feu vers le haut ! Déverse ton enfer loin de moi… Viens donc à la petite maison de ma mère, qu’elle te prépare un plat de fèves. Que dis-tu ? Que dis-tu ? Tu es las de mes étreintes et de mon odeur ? Fatigué de ta peur tapie en moi ? Mais alors, jette cette arme dans le fleuve ! Que dis-tu ?... Un ennemi sur ta rive a mis en joue cette étreinte ? Tire donc sur l’ennemi, nous échapperons ainsi à son feu et tu éviteras la faute. Que dis-tu ? Tu vas me tuer pour que l’ennemi rentre chez lui – chez nous – et que tu reviennes au mythe de la caverne ? Qu’as-tu fait du café de ma mère, et de la tienne ? Qu’ai-je commis pour que tu me tues, mon frère ? Je ne relâcherai pas mon étreinte

Et ne te lâcherai pas !

1986

 

Ismail Shamout, Dignity in Grief (1976)

*

 

Je suis Joseph, ô mon père

Je suis Joseph, mon père, et mes frères ne m’aiment pas et ne veulent pas de moi en leur sein. Ils m’agressent et me lapident de cailloux et de mots. Ils souhaitent me voir mort pour le louer. Ils m’ont fermé ta porte au nez. Ils m’ont chassé du champ et ils ont empoisonné ma vigne, mon père. Ils ont cassé mes jeux, mon père. Et lorsque la brise est passée et qu’elle a joué dans mes cheveux, ils ont été jaloux de moi et se sont révoltés contre moi et contre toi. Que leur ai-je donc fait, mon père ? Les papillons se sont posés sur mes épaules, les épis se sont penchés vers moi et les oiseaux se sont perchés sur sur mes paumes. Qu’ai-je donc fait, mon père. Et pourquoi moi ? Tu m’as appelé Joseph, mais ils m’ont jeté dans le puits et accusé le loup. Et le loup est plus clément que mes frères… Père ! Ai-je porté préjudice à quiconque, lorsque j’ai dit : J’ai vu onze astres et le soleil et la lune, et je les ai vus, devant moi, prosternés.

 1986

 

Sliman Mansour, couverture pour le magazine Al-Awda (1980)

*

 

Le dernier discours de l’homme rouge

6

Un temps long passera avant que, pareil à nous-mêmes, notre présent devienne un passé. Nous irons tout d’abord à notre mort, et nous défendrons des arbres qui nous habillent et la cloche de la nuit, nous défendrons une lune que nous désirons au-dessus de nos cabanes. Et l’étourderie de nos gazelles défendrons, la glaise de nos poteries et notre plumage dans l’aile des chansons dernières. Sous peu vous édifierez vote monde sur le nôtre. De nos tombes vous tracerez les chemins vers les satellites. Voici venu le temps des industries. Le temps des métaux. Du charbon jaillit le champagne des puissants. Et il y a morts et colonies, morts et bulldozers, morts et hôpitaux, morts et radars surveillant des morts qui plus d’une fois s’éteignent dans dans une vie, des morts qui survivent après trépas, des morts qui enseignent la mort au monstre des civilisations, et des morts qui trépassent pour transporter la terre au-dessus des restes des défunts. Ô maître des Blancs, où emportes-tu mon peuple et le tien ? Vers quel gouffre ce robot hérissé d’avions et de porte-avions entraîne-t-il la terre ? Vers quel gouffre béant montez-vous ? Et tout ce que vous désirez vous échoit. La nouvelle Rome, la Sparte de la technologie et l’idéologie de la folie. Quant à nous, nous fuirons un temps pour lequel nous n’avons pas encore apprêté notre obsession. Nous nous en irons vers la patrie de l’oiseau, volée d’humains avant-coureurs. Des gravats de notre terre, nous verrons notre terre ; des trouées dans les nuages, nous verrons notre terre ; de la parole des étoiles, nous verrons notre terre ; et de l’air des lacs, du duvet du maïs fragile, de la fleur des tombes, des feuilles de peuplier, de tout ce qui vous encercle, ô Blancs, morts qui trépassent, morts vivants, morts qui ressuscitent, morts qui divulguent le secret. Laissez donc un sursis à al terre. Qu’elle dise la vérité, toute la vérité quant à vous, quant à nous. Quant à nous, quant à vous.

1992

 

Une image contenant peinture, dessin, art, texte

Description générée automatiquement

Rawan Anani, Cœurs brisés (2024)

*

 

Une rime pour les Mu’allaqât

Personne ne m'a guidé vers moi

Je suis le guide, je suis le guide

Vers moi, entre mer et désert

De ma langue, je suis né sur la route de l'Inde

Au sein de deux petites tribus

Vivant sous la lune des religions anciennes et de la paix impossible

Contraintes d'apprendre l'astrologie du voisin persan et la grande obsession des Byzantins pour que les temps pesants

Délestent encore la tente de l’Arabe

Qui suis-je ? C'est la question que les autres posent Et elle est sans réponse

Moi ? Je suis ma langue, moi

Et je suis un, deux, dix poèmes suspendus

Voici ma langue

Je suis ma langue. Et je suis

Ce que les mots ont dit

Sois notre corps, et je fus un corps pour leur timbre Je suis ce que j'ai dit aux mots

Soyez le confluent entre mon corps et l'éternité désert

Soyez, que je sois selon ce que je dis

Pas de terre au-dessus de la terre qui me porte

Alors rues mots me portent

Oiseau issu de moi, et qui construit le nid de son voyage devant moi, dans mes débris

Dans les débris du merveilleux, autour de moi

Sur un vent, je me suis dresse. Et ma longue nuit m'est interminable

Voici ma langue, colliers d’étoiles aux cous de ceux que j’aime

Ils sont partis

Ils ont emporté le lieu

Emporte le temps

Efface leurs odeurs des jarres et de l'herbe avare. Partis

Ils ont emporté les mots. Et le cœur meurtri est parti aussi. L'écho, cet écho

Contiendra-t-il ce blanc mirage sonore d'un nom, dont la raucité remplit l'inconnu

Et que le départ emplit de divinité ?

Le ciel pose sur moi une fenêtre. Je regarde

Je ne vois nul autre que moi

Je me suis trouvé en mon dehors. Pareil a moi-même

Et mes visions ne s'éloignent pas du désert

De vent et de sable sont mes pas

Et mon univers est mon corps et ce que possèdent mes mains

Je suis le voyageur et le chemin

Des dieux m'apparaissent et s'en vont, et nous n'en dirons pas plus sur ce qui adviendra

Nul autre lendemain en ce désert que ce que nous avons vu hier

A moi de brandir ma mu' allaqa, que se brisent les temps cycliques

Et viennent les beaux jours

Tout ce passé qui s'en vient demain

J'ai laissé mon être a lui-même. Plein de son présent

Et le départ m'a désempli des temples

Le ciel a ses peuples et ses guerres

Quant à moi, j'ai la gazelle pour épouse, et j'ai les palmiers

Poèmes suspendus dans le livre de sable

Du passé, ce que je vois

L'homme possède le royaume de la poussière et une cou­ronne

À ma langue de l'emporter sur le siècle adverse

Sur ma lignée

Sur moi, sur mon pore et sur une fin qui ne finit pas Voici ma langue et mon miracle. La baguette de ma féerie

Les jardins de ma Babylone, mon obélisque, ma première identité

Mon métal poli, et

Le sacre de l'Arabe au désert

Qui adore ce qui coule

Des rimes, étoiles sur sa cape

Et adore ce qu'il dit

Il faudra donc une prose

Une prose divine pour que triomphe le

Prophète

1995

 

Jihad Alghoul, Patience night song (2020)

*

 

Retour :

(Partie 1)

 

 

 

(*)

 

En septembre 2006 nous avons dédié cette rubrique au grand poète Mahmoud Darwich – alors encore en vie – sous la plume de Cécile Guivarch : Mahmoud Darwich, Paroles de prophètes ?

Il nous apparaît comme un devoir pour Francopolis de rappeler, ici et maintenant, l’actualité tragique et universelle de sa parole poétique, entre-tissée d’horreurs vues tout près et de rêves entendus tout au loin, foisonnant de voix multilingues et d’images multiculturelles, tellement originale, tellement innovante, tellement impénitente à dénoncer « l’idéologie de la folie » – tout en restant visionnaire et humble, criante et tendre, aussi spirituelle que charnelle, et tout aussi ancrée dans le vécu d’un peuple martyrisé que dans le cœur d’une humanité meurtrie tout entière.  (D.S.)

 

 

(**)

 

Les artistes palestiniens et leurs œuvres reproduites dans cette page :

 

Mohammad Saleh Khalil (n. 1960, à Ramallah)

Ses œuvres : voir orientgallery.net, palarchive.org.

Mahmoud Darwish-Passport : poster reproduit d’après le site de l’exposition (Al Mahatta Gallery (Palestine).

 

Nabil Anani (n. 1943)

Après des études à la faculté des beaux-arts de l’Université d’Alexandrie, Anani est retourné en Palestine pour commencer sa carrière d’artiste et enseignant à l’école de formation de l’ONU à Ramallah. Sa première exposition à Jérusalem a eu lieu en 1972 et depuis il a été exposé en Europe, en Amérique du Nord, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et au Japon. Il a été nommé en 1998 à la tête de la Ligue des artistes palestiniens et a joué un rôle clé dans la création de la première Académie internationale des arts en Palestine.

Son parcours, ses œuvres : voir sur wikipedia, dafbeirut.org, palestineposterproject.org.

Jerusalem Landscape (2013) : reproduit d’après dafbeirut.org.

 

Ismail Shamout (1930-2006)

Bio, parcours : voir sur all4palestine.org.

Ses œuvres, dont Dignity in Grief (1976) : voir sur patestineposterproject.org.

 

Sliman Mansour (n. 1947, à Birzeit, au nord de Jérusalem)

Il a été à la tête de la Ligue des artistes palestiniens de 1986 à 1990. En 1994, Mansour a cofondé le centre d’art al-Wasiti à Jérusalem-Est. Il est membre du conseil d’administration fondateur de l’Académie internationale des arts de Palestine, créée en 2004.

Sa bio, ses œuvres : voir Wikipedia, palestineposterproject.org, zawyeh.net.

Couverture pour le magazine Al-Awda (1980) : reproduite d’après instagram.

 

Rawan Anani (Ramallah)

Sa bio : voir sur emmyinthemix.com.

Ses œuvres, dont Cœurs brisés (2024) : voir sur facebook, instagram.

 

Jihad Alghoul

Patience night song (2020) : reproduit d’après facebook, où la peinture est accompagnée par le texte suivant (daté 25 novembre 2020, ici traduit de l’arabe) :

« Un jour les bateaux chargés de recherche d'espoir arriveront. À la plage de Salam perdue. Je jouerai tôt la mélodie de la liberté. Je vais crier à haute voix. Chant des oreilles dans la mosquée. Et les cloches de l'église. Les fleurs de jasmin et l'espoir pousseront parmi les épines et les rochers. La joie se répandra partout malgré la douleur sur cette terre. Nous irons ensemble en sécurité pour récolter la récolte de la liberté. La belle nuit de patience deviendra l'aube de l'espoir et des rêves réels.

Un jour, des bateaux chargés de ceux qui cherchent l'espoir arriveront à la plage perdue de la paix. Je vais jouer le son de la liberté tôt. Je vais chanter fort. Et les cloches de l'église. Les fleurs de jasmin et l'espoir pousseront entre les épines et les rochers. La joie se répandra sur place malgré la douleur dans ce pays. Nous irons ensemble en sécurité pour récolter la récolte de la liberté. »

 

 

Une vie, un poète : Mahmoud Darwich  

Francopolis Printemps 2024

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Créé le 1 mars 2002