Choix de textes de Mahmoud Darwich
Avec un choix d’œuvres d’artistes
palestiniens en guise d’illustration
« Et la terre
/ Se transmet / Comme la langue »
(Partie
2)
*
Notre histoire est la leur. N’était pas la
différence de l’oiseau dans les étendards, les peuples auraient uni
Les chemins de leur idée. Notre fin est notre
commencement. Notre commencement, notre fin. (…)
Leur histoire serait la nôtre.
(p. 249)
*
Un mètre carré en prison
C’est la porte, et derrière, l’éden
du cœur. Nos choses, tout ce qui nous appartient, s’estompent. Porte est la
porte, porte de la métaphore, porte du conte. Porte qui épure septembre.
Porte qui ramène les champs à la genèse des blés. Nulle porte à la porte,
mais je peux accéder à mon dehors, amoureux de ce que je vois et ne vois
pas. Tant de grâce et de beauté sur terre, et la porte serait sans
porte ? Ma cellule n'éclaire que mon dedans. Que la paix soit sur moi,
et paix sur le mur de la voix. En louange à ma liberté, j’ai composé dix
poèmes, ici-là et là-bas. J’aime les miettes de ciel qui s’infiltrent par
la lucarne, un mètre de lumière où nagent les cheveux, et les petites
choses de ma mère… Le parfum de café dans les plis de sa robe quand elle
ouvre la porte du jour à ses poules. J’aime la nature entre automne et
hiver, et les fils de notre geôlier, et les journaux étalés sur les
trottoirs lointains. Et j’ai composé
vingt chansons pour maudire le lieu où il n’y a pas place pour nous. Ma
liberté : être à l’opposé de ce qu’ils voudraient que je sois. Et ma
liberté : élargir ma cellule, poursuivre la chanson de la porte. Et
porte est la porte. Et nulle porte à la porte, mais je peux accéder à mon
dehors…
1986

Nabil Anani
- Jerusalem Landscape (2013)
*
Il étreint son assassin
Il étreint son assassin pour gagner
sa compassion : M’en voudras-tu beaucoup si j’en réchappe ?
Frère… mon frère ! Qu’ai-je fait pour que tu m’assassines ?...
Deux rapaces nous survolent, dirige ton feu vers le haut ! Déverse ton
enfer loin de moi… Viens donc à la petite maison de ma mère, qu’elle te
prépare un plat de fèves. Que dis-tu ? Que dis-tu ? Tu es las de
mes étreintes et de mon odeur ? Fatigué de ta peur tapie en moi ?
Mais alors, jette cette arme dans le fleuve ! Que dis-tu ?... Un
ennemi sur ta rive a mis en joue cette étreinte ? Tire donc sur
l’ennemi, nous échapperons ainsi à son feu et tu éviteras la faute. Que
dis-tu ? Tu vas me tuer pour que l’ennemi rentre chez lui – chez nous
– et que tu reviennes au mythe de la caverne ? Qu’as-tu fait du café
de ma mère, et de la tienne ? Qu’ai-je commis pour que tu me tues, mon
frère ? Je ne relâcherai pas mon étreinte
Et ne te lâcherai pas !
1986

Ismail
Shamout, Dignity in Grief (1976)
*
Je suis Joseph, ô mon père
Je suis Joseph, mon père, et mes
frères ne m’aiment pas et ne veulent pas de moi en leur sein. Ils
m’agressent et me lapident de cailloux et de mots. Ils souhaitent me voir
mort pour le louer. Ils m’ont fermé ta porte au nez. Ils m’ont chassé du
champ et ils ont empoisonné ma vigne, mon père. Ils ont cassé mes jeux, mon
père. Et lorsque la brise est passée et qu’elle a joué dans mes cheveux,
ils ont été jaloux de moi et se sont révoltés contre moi et contre toi. Que
leur ai-je donc fait, mon père ? Les papillons se sont posés sur mes
épaules, les épis se sont penchés vers moi et les oiseaux se sont perchés
sur sur mes paumes. Qu’ai-je donc fait, mon père. Et pourquoi moi ? Tu
m’as appelé Joseph, mais ils m’ont jeté dans le puits et accusé le loup. Et
le loup est plus clément que mes frères… Père ! Ai-je porté préjudice
à quiconque, lorsque j’ai dit : J’ai vu onze astres et le soleil et la
lune, et je les ai vus, devant moi, prosternés.
1986

Sliman
Mansour, couverture pour le magazine Al-Awda (1980)
*
Le dernier discours de l’homme rouge
6
Un temps long passera avant que,
pareil à nous-mêmes, notre présent devienne un passé. Nous irons tout
d’abord à notre mort, et nous défendrons des arbres qui nous habillent et
la cloche de la nuit, nous défendrons une lune que nous désirons au-dessus
de nos cabanes. Et l’étourderie de nos gazelles défendrons, la glaise de
nos poteries et notre plumage dans l’aile des chansons dernières. Sous peu
vous édifierez vote monde sur le nôtre. De nos tombes vous tracerez les
chemins vers les satellites. Voici venu le temps des industries. Le temps
des métaux. Du charbon jaillit le champagne des puissants. Et il y a morts
et colonies, morts et bulldozers, morts et hôpitaux, morts et radars
surveillant des morts qui plus d’une fois s’éteignent dans dans une vie,
des morts qui survivent après trépas, des morts qui enseignent la mort au
monstre des civilisations, et des morts qui trépassent pour transporter la
terre au-dessus des restes des défunts. Ô maître des Blancs, où emportes-tu
mon peuple et le tien ? Vers quel gouffre ce robot hérissé d’avions et
de porte-avions entraîne-t-il la terre ? Vers quel gouffre béant
montez-vous ? Et tout ce que vous désirez vous échoit. La nouvelle
Rome, la Sparte de la technologie et l’idéologie de la folie. Quant à nous,
nous fuirons un temps pour lequel nous n’avons pas encore apprêté notre
obsession. Nous nous en irons vers la patrie de l’oiseau, volée d’humains
avant-coureurs. Des gravats de notre terre, nous verrons notre terre ;
des trouées dans les nuages, nous verrons notre terre ; de la parole
des étoiles, nous verrons notre terre ; et de l’air des lacs, du duvet
du maïs fragile, de la fleur des tombes, des feuilles de peuplier, de tout
ce qui vous encercle, ô Blancs, morts qui trépassent, morts vivants, morts
qui ressuscitent, morts qui divulguent le secret. Laissez donc un sursis à
al terre. Qu’elle dise la vérité, toute la vérité quant à vous, quant à
nous. Quant à nous, quant à vous.
1992

Rawan Anani, Cœurs brisés (2024)
*
Une rime pour les Mu’allaqât
Personne
ne m'a guidé vers moi
Je suis le guide, je suis le guide
Vers moi, entre mer et désert
De ma langue, je suis né sur la route de l'Inde
Au sein de deux petites tribus
Vivant sous la lune des religions anciennes et de la
paix impossible
Contraintes d'apprendre l'astrologie du voisin persan
et la grande obsession des Byzantins pour que
les temps pesants
Délestent encore la tente de l’Arabe
Qui
suis-je ? C'est la question que les autres posent Et elle est sans réponse
Moi ? Je suis ma langue, moi
Et je
suis un, deux, dix poèmes suspendus
Voici
ma langue
Je suis ma langue. Et je suis
Ce que les mots ont dit
Sois notre corps, et je fus un corps pour leur
timbre Je suis ce que j'ai dit aux mots
Soyez
le confluent entre mon corps et l'éternité désert
Soyez, que je sois selon ce que je dis
Pas de terre au-dessus de la terre qui me porte
Alors rues mots me portent
Oiseau issu de moi, et qui construit le nid de son
voyage devant moi, dans mes débris
Dans les débris du merveilleux, autour de moi
Sur un vent, je me suis dresse. Et ma longue nuit
m'est interminable
Voici ma langue, colliers d’étoiles aux cous de ceux
que j’aime
Ils sont partis
Ils ont emporté le lieu
Emporte le temps
Efface leurs odeurs des jarres et de l'herbe avare.
Partis
Ils ont emporté les mots. Et le cœur meurtri est
parti aussi. L'écho, cet écho
Contiendra-t-il ce blanc mirage sonore d'un nom, dont
la raucité remplit l'inconnu
Et que le départ emplit de divinité ?
Le ciel pose sur moi une fenêtre. Je regarde
Je ne vois nul autre que moi
Je me suis trouvé en mon dehors. Pareil a moi-même
Et mes visions ne s'éloignent pas du désert
De vent et de sable sont mes pas
Et mon univers est mon corps et ce que possèdent mes
mains
Je suis le voyageur et le chemin
Des dieux m'apparaissent et s'en vont, et nous n'en dirons pas plus sur ce qui adviendra
Nul
autre lendemain en ce désert que ce que nous avons vu hier
A moi
de brandir ma mu' allaqa, que se brisent les temps cycliques
Et viennent les beaux jours
Tout ce passé qui s'en vient demain
J'ai laissé mon être a lui-même. Plein de son présent
Et le départ m'a désempli des temples
Le ciel a ses peuples et ses guerres
Quant à moi, j'ai la gazelle pour épouse, et j'ai les
palmiers
Poèmes suspendus dans le livre de sable
Du passé, ce que je vois
L'homme possède le royaume de la poussière et une couronne
À ma
langue de l'emporter sur le siècle adverse
Sur ma lignée
Sur moi, sur mon pore et sur une fin qui ne finit pas
Voici ma langue et mon miracle. La
baguette de ma féerie
Les jardins de ma Babylone, mon obélisque, ma première
identité
Mon métal poli, et
Le sacre de l'Arabe au désert
Qui adore ce qui coule
Des rimes, étoiles sur sa cape
Et adore ce qu'il dit
Il faudra donc une prose
Une
prose divine pour que triomphe le
Prophète
1995

Jihad Alghoul, Patience night song (2020)
*
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