Dans
la même collection que l’« Arnaut Daniel »(1), il
serait dommage de passer sous silence les ouvrages consacrés à trois autres
troubadours dont la renommée – en tout cas pour les deux premiers – s’est
transmise jusqu’à nous. Le présentation des ouvrages de la collection est
toujours la même : sous une couverture blanche à rabats ornée d’une
enluminure sont présentés les poèmes les plus célèbres ou les plus
caractéristiques de chaque troubadour, accompagnés de leur traduction en
français par l’auteur de l’introduction(2).
Bertran de Born
À
tout seigneur tout honneur, commençons donc par Bertran de Born (~1140
~1210), authentique noble périgourdin en son château de Hautefort. Comme le
rappelle Jean-Pierre Thuillat dans les notices qui accompagnent les poèmes,
il perdit ses droits sur son domaine au profit de Constantin, son frère
cadet, pour s’être joint à une révolte des seigneurs locaux contre Richard
(Cœur de Lion) (fils d’Henri II Plantagenet et d’Aliénor d’Aquitaine). D’où
la rancœur de Bertran contre son frère :
Que
s’ai fraire, german, ni quart,
Part li l’ou e la mealha
E
s’el pois vol la mia part,
Ieu l’en giet de comunalha.
(Que
si j’ai un frère, germain ou second, / Je partage avec lui l’œuf et la maille
/ Mais si, en plus, il veut ma part, / Je l’exclus de la communauté.)
Le
château lui fut rendu par le roi Henri II mais il le perdit à nouveau
lorsqu’il fut assiégé et pris par Richard. Jusqu’à ce que le roi tranche à
nouveau en faveur de Bertran contre Constantin en vertu du droit d’aînesse.
Bertran
de Born raconte ces péripéties et plus généralement l’histoire troublée de
son temps dans des poèmes appelés sirventès. Les chansons d’amour ne
prennent en effet que peu de place dans son œuvre, même si l’on conserve de
lui deux poèmes à la gloire de la duchesse Mathilde de Saxe et de Bavière –
d’où le senshal (surnom) « La Saisa », la Saxonne, qu’il
lui donnait – fille aînée d’Aliénor d’Aquitaine. À noter que l’on connaît
également la musique qui accompagnait ces deux cansos.
E
de solatz mi semblet Catalana
E d’acuilhir de Fanjau
(Pour
la conversation je l’ai crue Catalane / Et par son accueil de Fanjeaux)
Bertran
de Born écrivait des poèmes « unisonans » – dont les rimes se
répètent d’une cobla (strophe) à l’autre – souvent alternant comme
ci-dessus décasyllabes et heptasyllabes, à rimes croisées. Ou à rimes
embrassées comme dans la canso (chanson) qui conclut le recueil, Quan
mi perpens ni m’albire (Quand je pense et considère).
No
m’agra fag paor mortz,
Mas
a sel en soi grazire
Qui
per nostra mortz ausire
Denher
esser en crotz mortz.
(La
mort ne me fait plus peur, / Mais j’en suis reconnaissant / À qui pour tuer
notre mort / Daigna mourir sur la croix.)
Bertran
termina sa vie dans l’abbaye cistercienne de Dalon, proche de son château.
***
Bernard de Ventadour
Contrairement
à Bertran de Born, Bernard de Ventadour (Bernartz de Ventador, ~1125 ~1200)
est le poète par excellence de l’amour, fin’amor et même fol amor.
Il naquit au château de Ventadour, probablement enfant bâtard du vicomte
Ebles II, lui-même troubadour et même chef d’une école de trobar
(voir ci-dessous). Bernard tomba amoureux de l’épouse d’Elbes III, fils du
précédent, et ses tentatives furent si bien couronnées de succès qu’il
finit par être chassé du château.
Domna,
si no*us vezon mei olh,
be
sapchatz que mos cors vos ve ;
e
no*us dolhartz plus qu’eu me dolh,
qu’eu
sai c’om vos destrenh per me.
Mas,
si*l gelos vos bat de for,
gardatz
qu’el no vos bat’ al cor.
(Dame,
si ne vous voient mes yeux / sachez bien que mon cœur vous voit / et n’en
souffrez pas plus que j’en souffre / car je sais qu’on vous contraint pour
moi. / Mais si le jaloux vous bat au dehors / gardez-vous qu’il vous batte
le cœur.)
Ainsi
existait-il parfois des entorses à l’amour courtois… Après avoir quitté
Ventadour, Bernard rejoignit la cour d’Aliénor d’Aquitaine dont le mariage
avec le roi de France Louis VII venait d’être rompu et sur le point
d’épouser Henri II, bientôt roi d’Angleterre. Parce qu’elle avait soutenu
un complot de ses trois fils (dont Richard) contre leur père Henri II, ce
dernier l’emprisonna en Angleterre et Bernard se replia alors chez le comte
Raimond (Raimon) V de Toulouse. Et, s’il faut en croire la légende, il
aurait rejoint Bertran de Born dans le monastère de Dalon pour y achever
lui aussi sa vie. Ce n’est pas attesté, tout comme l’on remet parfois en
cause désormais l’existence d’une véritable « cour d’amour »
autour d’Alienor.
Bernard
de Ventadour est considéré comme le plus lyrique de tous les troubadours.
Il chante la nature en même temps que l’amour. En témoignent les titres de
plusieurs cansos – Can par la flors josta *l vert folh (Quand
paraît la fleur dans le vert feuillage), Pel doutz chan quel rossinhols
fai (Par le doux chant que le rossignol fait), etc. Sa poésie
est savante et raffinée, utilisant toute la palette des constructions
possibles. Pois preyatz me, senhor (Si m’en priez, seigneurs)
est à coblas doblas (les rimes changent toutes les deux strophes).
La construction de Tant ai mo cor ple de joia (Tant j’ai mon cœur
plein de joie) est particulièrement complexe avec, pour chaque cobla
de douze vers, deux rimes en
« a » (« oia » et « ura » dans la première
cobla) ou « aire » plus une rime en « or », la deuxième
rime de chaque cobla devenant la première rime de la cobla suivante et le
mot amor terminant rituellement le neuvième vers de chaque cobla !
Ce
qui n’empêche pas une expression toute simple et charmante comme dans ces
quatre vers de Lo gens tems de Pascor (Le joli temps de Pâques)
évoquant une coquette.
Can
vei vostras faissos
e*l
bels olhs amoros,
be*m
meravilh de vos
com
etz de mal respos.
(Quand
je vois vos façons / et vos yeux amoureux, / je m’émerveille que vous /
répondiez si méchamment.)
Dans
le même poème, Bernard vante le « corps blanc [de son aimée] tout
pareil à la neige de Noël » :
cors
blanc tot atretal
com
la neus a Nadal.
A
noter que le poème enchaîne huit coblas de huit vers monorimes deux par
deux, soit successivement la rime « or » (deux coblas) suivie des
rimes « an », « al » et « os ».
***
Peire Vidal
Pour
finir, Peire Vidal (~1150 ~1210), fils d’un pelissier (fourreur)
toulousain, un aventurier s’il faut en croire la vida
particulièrement longue et détaillée reproduite au début du recueil. Une vida
est le récit d’une vie, par un auteur souvent anonyme, comme ici. Il en
ressort que Peire Vidal n’a pas toujours courtisé les dames avec la
« courtoisie » nécessaire et qu’il dût à plusieurs reprises
prendre la fuite afin d’échapper à la vindicte d’un mari jaloux. On raconte
par ailleurs qu’il aurait épousé à Chypre une Grecque se prétendant de la
dynastie régnant à Constantinople ! Quant au titre du recueil, Le
Loup amoureux, il fait référence à sa passion pour la châtelaine de
Pennautier qu’il surnommait la Lobba (la louve). On explique à ce
propos qu’il se serait attifé d’une peau de loup pour attirer l’attention
de la dame et se serait fait chasser par des bergers...
Il
ne pêchait en tout cas pas par excès de modestie comme en témoignent les
vers suivants :
Ajostar
e lassar
Sai
tan gen mot et so,
Que
del car ric trobar
No*m
ven hom al talo.
(Ajuster
et lacer / Les mots et les sons si bien je sais / Que dans le cher et riche
« trobar » / Nul homme ne m’arrive au talon.)
Trobar
vient du bas-latin tropare, composer des vers, qui donnera trouver
(et trouvères) en langue d’oïl. Le trobar c’est donc l’art du
troubadour qui consiste à « inventer », à « trouver »
des vers et à composer de la musique, puisque les cansos étaient
comme le nom l’indique chantées.
C’est
dans ce même poème, Ajostar e lassar, que Peire Vidal narre
l’incident qui l’obligera à quitter précipitamment Marseille.
Si
aigui qu’un mati
Intrei
dins sa maizo
E*lh
baizei a lairo
La
boca e.l mento.
(Si,
pourtant un matin / J’entrai dedans sa chambre / et lui baisai à la
dérobée / La bouche et le menton.)
Avec
la « morale » bien peu morale qui suit :
E
qui*l ver en despo,
Totz
hom deu percasser son be,
Ans
que mals senhers lo malme.
(Mais
il est vrai que tout homme / Doit chercher à prendre son bien / avant que
son seigneur le malmène.)
Sa
vantardise ne concernait pas que l’art de tourner des vers et de séduire
les dames. Bien que roturier, il se présente comme un fier guerrier prompt
à terrasser qui s’en prendrait à lui.
Per
ver sabran cal son li colp qu’eu fier :
Que
s’avian cors de fer et d’acier
No
lur valra una pluma de pau.
(En
vérité ils sauront de quels coups je frappe : / Que leur corps soit de
fer ou d’acier / Il ne leur vaudra pas plus qu’une plume de paon.)
Peire
Vidal ne cultivait pas des constructions aussi complexes que certains de
ses contemporains. On le considère comme un poète du trobar leu, le trobar
clair ou léger. Ses poèmes comparativement faciles n’obéissent pas moins à
des contraintes redoutables. Ainsi, le poème en l’honneur de la
« Louve », De chantar m’era laissatz (De chanter je
m’étais lassé) qui contient cet agréable quatrain :
Et
am mais bosc e boisso
No
fauc palaitz ni maizo
Et
ab joi li er mos treus
Entre
gel et vent e neus.
(J’aime
bien mieux bois et buissons / Que ne fais de palais ni maison, / Et joyeusement
j’irai vers elle / Parmi le gel, le vent, la grêle.) (3)
Ce
poème comporte six coblas unisonans de huit vers où les rimes
s’enchaînent dans l’ordre suivant : atz / or / or / atz / o / o /
eus / eus, plus deux « tornades » (envois) de quatre vers reprenant
les quatre rimes conclusives des coblas, soit o / o / eus / eus. Qui
pourrait faire aujourd’hui sinon mieux, aussi bien sans tomber dans le
charabia ?
Notes
(1) Michel
Herland, « Cansos : Arnaut Daniel, la croisade
albigeoise ». https://mondesfrancophones.com/publications/cansos-arnaut-daniel-la-croisade-albigeoise/.
(2)
Voilà les trois recueils :
Haut
et fort – Chansons de Bertran de Born, présentation
et traduction de Jean-Pierre Thuillat. Édition bilingue occitan-français,
Gardonne, Fédérop, 2018, 208 p. 15 €.
Fou
d’amour – Chansons de Bernard de Ventadour,
présentation et traduction de Luc de Goustine. Édition bilingue
occitan-français, Gardonne, Fédérop, 2016, 214 p. 16 €.
Le
Loup amoureux – Peire Vidal, présentation et
traduction de Francis Combes. Édition bilingue occitan-français, Gardonne,
Fédérop, 2014, 136 p. 14 €.
(3) De
Du Bellay, trois siècles et demi plus tard : « Plus me plaît le
séjour qu’ont bâti mes aïeux, / Que des palais romains le front
audacieux » dans Les Regrets (1558). Encore plus proche par le
sens quoique plus éloigné dans le temps, de La Fontaine : « J’ai
quelquefois aimé ! Je n’aurais pas alors / Contre le Louvre et ses
trésors, / Contre le firmament et sa voûte céleste, / Changé les bois,
changé les lieux » (Les Animaux malades de la peste).
©Michel
Herland
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