rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Novembre-Décembre 2021

 

 

Une Vie, un Poète :

 

 

Monchoachi

 

Présenté par Michel Herland

 

 

Une image contenant personne, homme, repas

Description générée automatiquement

Photo du poète par Laurent Vielet, reproduite du site Potomitan

 

(*)

 

La poésie bâtarde de Monchoachi

 

Monchoachi (André Pierre-Louis, né en 1946) est un poète martiniquais auteur chez Obsidiane de trois recueils dont le premier, L’Espère-Geste (2002), a été récompensé par le prix Max Jacob. Militant engagé en faveur d’une Martinique libérée de ses chaînes (celles de la France et plus généralement celles d’un capitalisme destructeur), il a créé un mouvement éphémère, Lakouzémi (la cour des amis) accompagné d’une revue du même nom et tout aussi éphémère (un seul numéro en 2007). Défenseur du créole (il a traduit En Attendant Godot et Fin de Partie), il écrit désormais sa poésie dans une langue française que l’on peut dire bâtarde, avec des inserts de vocabulaire et de syntaxe directement empruntés au créole. Sa langue est donc doublement personnelle : non seulement par son rythme, ses images, tout ce qui peut distinguer un poète d’un autre parlant la même langue, mais encore par sa langue elle-même à nulle autre pareille.

Voici par exemple comment il évoque les « ravètes l’église » (ravet = cafard) celles que, en Français de France, on appelle les grenouilles de bénitier :

 

Sitôt  sitôt de l’angélus du soir l’âme aspergée / Landi , lédi fis / Et di Saint / Tèsprit / Si soit-il   (les mains jointes )   coiffées sinon / tête-marée sinon chapeau paille sinon mouchouè-tête / Grand bonne-heure débarquant     Ravêtes-léglise ravêtes-délice / Ravêtes-malice Les Dites     une à une / Chacune collé-serré contre son corps   une tite cahier toute flapi / Leur corps serré l’un contre l’autre sur les chaises paille flapies (Lémistè [Les Mystères], 2012, p. 28).

 

Monchoachi peut tout aussi bien créer des sortes de syntagmes où deux mots se télescopent, comme, dans cette évocation de la couleur rouge, le verbe « bruitaliser ».

 

Rouge les cirouelliers / et les coqs bigarrés servis aux carrefours // Rouge du roucou le riz de l’offrande / Et les cassaves // Rouge la sève du calebassier du milieu du jeu de paume / qui bruitalise tant les entrailles des vestales (p. 39).

 

Le créole peut se manifester par une simple tournure, comme ci-après « là-même », laquelle, apparemment, n’ajoute rien au niveau strictement sémantique, mais qui en réalité contribue à renforcer le réalisme de l’image. 

 

Allait devant un nègre hiératique campé    vieille redingote / Et haut de forme noirs / Venaient là-même derrière femmes en caracos de calicot noir / Un godet attaché à la taille (p. 32).

 

Le poète peut aussi inventer des mots, par exemple en partant d’un mot créole (merveil = merveille) auquel il adjoint la terminaison adverbiale française : « Mèveillement » ci-dessous.

 

Là-bas     là-bas sent bon l’odeur des fleurs // Avec des nuages et la nouvelle lune / et l’étoile du soir // Traversé de jeunes filles     belles belles meîme, / Mèveillement peintes le corps et le visage (p. 91).

 

Après Lémistè, Liber America, une plongée dans l’univers antillais creuset d’influences multiples, Monchoachi a effectué un retour à ses sources spécifiquement africaines dans Lémistè 2, Partition noire et bleue (2015). On y retrouve ce même lyrisme qui mêle à la quête de ce qu’il y a d’essentiel dans l’humanité, un humour toujours sous-jacent et la préciosité d’une langue inimitable.

Monchoachi ne se cache pas sa détestation pour le monde moderne. Dans le précédent recueil, il n’avait pas de mots assez durs pour décrire les ravages de la société de consommation, la régression qu’elle induit en détruisant les identités particulières, le matérialisme qui abolit l’indispensable dimension du sacré. Dans Lémistè 2, il affirme plus précisément sa position dans l’introduction en prose d’une partie du texte. Il y dénonce en des termes on ne peut plus explicites « la rationalité rapetissante, standardisante, nivelante, le fatalisme morne généré par un culte obtus rendu à l’évolutionnisme, et une vision historisante calamiteuse du temps, l’engloutissement dans une vie privée de ‘monde’, l’horizon borné de mièvres jouissances, l’assujettissement à des réjouissances mesquines, à des plaisirs pitoyables, le pullulement de langages abjects, les rets sans cesse resserrés d’un mode artificieux, fabriqué, bref la dégradation et l’impuissance absolues fantasmagoriquement converties en progrès exaltant et en liberté souveraine » (p. 84).

La poésie de Monchoachi se nourrit d’un double mouvement de révolte contre le monde moderne et de nostalgie d’un passé révolu : « qui sait encore écouter [les] histoires [des] vieilles femmes au bord de l’eau ? » (p. 155). Cependant Lémistè 2 se présente d’abord comme un fabuleux hommage à l’Afrique éternelle, primordiale, tellurique, une Afrique où hommes et femmes ne font qu’un avec la nature qui nourrit leurs rites mystérieux et qu’ils égratignent à peine.

L’Afrique des rites et des danses :

 

Et les filles qui émergent une à une à la lune / Mettent leurs corps à danser // Se posent sur le corps avec les rêves / Filles belles comme feuilles d’égbési / peau lisse lisse saupoudrée d’osun (p. 39 - « egbesi » ou « gbesi » est un terme ajagbe (Sud Bénin) désignant le chat sauvage, « Osun » est le nom d’une déesse du Nigeria, « osun » celui d’un savon noir utilisé dans ce même pays).

 

L’Afrique immémoriale, l’Afrique des masques :

 

Nouveau masque aux yeux ardents, / masque aux yeux d’antilope / enchatonné de triangles noirs et rouges / peint oseille et sang sacrificiel (p. 47).

 

Femmes et hommes, chacun à sa place :

 

Fimelle le coquillage nacré, le poulpe // rai de lumière // dans les cavernes de la mer // Mâle « la fureur sacrée », l’esprit vengeur qui le premier // posa son pied sur la boue // et assécha la terre (p. 52).

 

Ou encore :

 

Nord, direction néfaste, demeure vieilles femmes, / Sud, bons vents, porteurs de pluie  // jeunes épousées aux hanches souples // Guerriers derechef dansant en cercle // passant de croissant au cercle, / bercent enfant qui grandit (p. 63).

 

Bien que le créole soit moins présent dans ce texte qui n’est pas directement inspiré par la Martinique, il apporte ici ou là une touche d’exotisme avec son supplément de poésie : Comparé à « Corps allégé du lãnmisè bésoin bisoin » (p. 38), la traduction en bon français (« le corps allégé de la misère et du besoin ») paraît bien plate.

Au-delà du recours au créole, il y a chez Monchoachi un vrai bonheur de jouer avec les mots, en toute liberté … maîtrisée, comme dans ce tableau des lions arrêtés près d’un point d’eau.

 

Y font des choses (toutes sortes) // se lèvent et se couchent, / se couchent et se soient, / se couchent et s’assisent, / vont et viennent, / disposent eau (et) air, // Font toutes sortes (p. 24).

 

Ou dans le passage suivant, méditation baroque sur le mystère de l’univers et de la vie.

Toutes les ninivers qui or bitent // et toute la chose qui s’offre / les limbes qui tripotent les nuages / les vents qui broutent arbres / les graines qui clapotent colportent // monde invisible (p. 145).

 

Il faudrait encore parler de la typographie, particulièrement travaillée, impossible à reproduire ici. Les décalages successifs qui scandent la page éclairent le discours tout en ajoutant au propos une dimension proprement picturale. Parfois, une « fantaisie » typographique – qui n’en est pas vraiment une – signale l’importance d’un mot sur lequel le lecteur risquerait de passer top rapidement.

 

Pieds maïs-bois // fourrés d o u c e m e n t / deux par deux dans la terre (p. 48).  

 

©Michel Herland

 

 

 

(*)

Voir aussi, dans ce même numéro, à la rubrique Francosemailles, quelques notes sur le dernier recueil du poète, Fugue vs Fug (Lémistè 3), qui vient de paraître (aussi dans nos Annonces).

 

 

Une vie, un poète

Monchoachi présenté par Michel Herland

Francopolis novembre-décembre 2021

Recherche Dana Shishmanian

 

Créé le 1 mars 2002