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    poésie bâtarde de Monchoachi   Monchoachi (André
    Pierre-Louis, né en 1946) est un poète martiniquais auteur chez Obsidiane de trois recueils dont le premier, L’Espère-Geste
    (2002), a été récompensé par le prix Max Jacob. Militant engagé en faveur
    d’une Martinique libérée de ses chaînes (celles de la France et plus
    généralement celles d’un capitalisme destructeur), il a créé un mouvement
    éphémère, Lakouzémi (la cour des amis)
    accompagné d’une revue du même nom et tout aussi éphémère (un seul numéro
    en 2007). Défenseur du créole (il a traduit En Attendant Godot et Fin
    de Partie), il écrit désormais sa poésie dans une langue française que
    l’on peut dire bâtarde, avec des inserts de vocabulaire et de syntaxe
    directement empruntés au créole. Sa langue est donc doublement
    personnelle : non seulement par son rythme, ses images, tout ce qui
    peut distinguer un poète d’un autre parlant la même langue, mais encore par
    sa langue elle-même à nulle autre pareille. Voici
    par exemple comment il évoque les « ravètes
    l’église » (ravet = cafard) celles que, en
    Français de France, on appelle les grenouilles de bénitier :   Sitôt 
    sitôt de l’angélus du soir l’âme aspergée
    / Landi pè, lédi fis / Et di Saint / Tèsprit
    / Si soit-il   (les mains jointes )  
    coiffées sinon / tête-marée sinon chapeau paille sinon mouchouè-tête / Grand bonne-heure débarquant     Ravêtes-léglise
    ravêtes-délice / Ravêtes-malice
    Les Dites     une à une / Chacune
    collé-serré contre son corps   une tite cahier toute flapi / Leur corps serré l’un contre
    l’autre sur les chaises paille flapies (Lémistè
    [Les Mystères], 2012, p. 28).   Monchoachi peut tout aussi
    bien créer des sortes de syntagmes où deux mots se télescopent, comme, dans
    cette évocation de la couleur rouge, le verbe « bruitaliser ».   Rouge les cirouelliers
    / et les coqs bigarrés servis aux carrefours // Rouge du roucou le riz de
    l’offrande / Et les cassaves // Rouge la sève du calebassier du milieu du
    jeu de paume / qui bruitalise tant les entrailles
    des vestales (p. 39).   Le
    créole peut se manifester par une simple tournure, comme ci-après
    « là-même », laquelle, apparemment, n’ajoute rien au niveau
    strictement sémantique, mais qui en réalité contribue à renforcer le
    réalisme de l’image.     Allait devant un nègre hiératique
    campé    vieille redingote / Et haut
    de forme noirs / Venaient là-même derrière femmes en caracos de calicot
    noir / Un godet attaché à la taille (p. 32).   Le
    poète peut aussi inventer des mots, par exemple en partant d’un mot créole
    (merveil = merveille) auquel il adjoint la
    terminaison adverbiale française : « Mèveillement »
    ci-dessous.   Là-bas     là-bas sent
    bon l’odeur des fleurs // Avec des nuages et la nouvelle lune / et l’étoile
    du soir // Traversé de jeunes filles    
    belles belles meîme,
    / Mèveillement peintes le corps et le visage (p.
    91).   Après
    Lémistè, Liber America, une plongée dans
    l’univers antillais creuset d’influences multiples, Monchoachi
    a effectué un retour à ses sources spécifiquement africaines dans Lémistè 2, Partition noire et bleue (2015).
    On y retrouve ce même lyrisme qui mêle à la quête de ce qu’il y a
    d’essentiel dans l’humanité, un humour toujours sous-jacent et la
    préciosité d’une langue inimitable. Monchoachi ne se cache pas
    sa détestation pour le monde moderne. Dans le précédent recueil, il n’avait
    pas de mots assez durs pour décrire les ravages de la société de
    consommation, la régression qu’elle induit en détruisant les identités
    particulières, le matérialisme qui abolit l’indispensable dimension du
    sacré. Dans Lémistè 2, il affirme
    plus précisément sa position dans l’introduction en prose d’une partie du
    texte. Il y dénonce en des termes on ne peut plus explicites « la
    rationalité rapetissante, standardisante,
    nivelante, le fatalisme morne généré par un culte
    obtus rendu à l’évolutionnisme, et une vision historisante calamiteuse du
    temps, l’engloutissement dans une vie privée de ‘monde’, l’horizon borné de
    mièvres jouissances, l’assujettissement à des réjouissances mesquines, à
    des plaisirs pitoyables, le pullulement de langages abjects, les rets sans
    cesse resserrés d’un mode artificieux, fabriqué, bref la dégradation et
    l’impuissance absolues fantasmagoriquement converties en progrès exaltant
    et en liberté souveraine » (p. 84). La
    poésie de Monchoachi se nourrit d’un double
    mouvement de révolte contre le
    monde moderne et de nostalgie
    d’un passé révolu : « qui sait encore écouter [les] histoires
    [des] vieilles femmes au bord de l’eau ? » (p. 155).
    Cependant Lémistè 2 se présente d’abord comme un
    fabuleux hommage à l’Afrique éternelle, primordiale, tellurique, une
    Afrique où hommes et femmes ne font qu’un avec la nature qui nourrit leurs
    rites mystérieux et qu’ils égratignent à peine. L’Afrique
    des rites et des danses :   Et les filles qui émergent une à une
    à la lune / Mettent leurs corps à danser // Se posent sur le corps avec les
    rêves / Filles belles comme feuilles d’égbési /
    peau lisse lisse saupoudrée d’osun
    (p. 39 - « egbesi »
    ou « gbesi » est un terme ajagbe (Sud Bénin) désignant le chat sauvage, « Osun » est le nom d’une déesse du Nigeria, « osun » celui d’un savon noir utilisé dans ce même
    pays).   L’Afrique
    immémoriale, l’Afrique des masques :   Nouveau masque aux yeux ardents, /
    masque aux yeux d’antilope / enchatonné de triangles noirs et rouges /
    peint oseille et sang sacrificiel (p. 47).   Femmes
    et hommes, chacun à sa place :   Fimelle le coquillage nacré, le poulpe //
    rai de lumière // dans les cavernes de la mer // Mâle « la fureur
    sacrée », l’esprit vengeur qui le premier // posa son pied sur la boue
    // et assécha la terre (p. 52).   Ou
    encore :   Nord,
    direction néfaste, demeure vieilles femmes, / Sud, bons vents, porteurs de
    pluie  // jeunes épousées aux hanches
    souples // Guerriers derechef dansant en cercle // passant de croissant au
    cercle, / bercent enfant qui grandit (p. 63).   Bien
    que le créole soit moins présent dans ce texte qui n’est pas directement
    inspiré par la Martinique, il apporte ici ou là une touche d’exotisme avec
    son supplément de poésie : Comparé à « Corps allégé du lãnmisè bésoin bisoin » (p. 38), la traduction en bon
    français (« le corps allégé de la misère et du besoin ») paraît
    bien plate. Au-delà
    du recours au créole, il y a chez Monchoachi un
    vrai bonheur de jouer avec les mots, en toute liberté … maîtrisée, comme
    dans ce tableau des lions arrêtés près d’un point d’eau.   Y font des choses (toutes sortes) //
    se lèvent et se couchent, / se couchent et se soient, / se couchent et
    s’assisent, / vont et viennent, / disposent eau (et) air, // Font toutes
    sortes (p. 24).   Ou
    dans le passage suivant, méditation baroque sur le mystère de l’univers et
    de la vie. Toutes les ninivers
    qui or bitent // et toute la
    chose qui s’offre / les limbes qui tripotent les nuages / les vents qui
    broutent arbres / les graines qui clapotent colportent // monde invisible (p.
    145).   Il
    faudrait encore parler de la typographie, particulièrement travaillée,
    impossible à reproduire ici. Les décalages successifs qui scandent la page
    éclairent le discours tout en ajoutant au propos une dimension proprement
    picturale. Parfois, une « fantaisie » typographique – qui n’en
    est pas vraiment une – signale l’importance d’un mot sur lequel le lecteur
    risquerait de passer top rapidement.   Pieds maïs-bois // fourrés d o u c e
    m e n t / deux par deux dans la terre (p. 48).      ©Michel
    Herland   
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