Aux disparus de Lampedusa
Ils
étaient proches de la terre,
Mais
plus proches de la mort,
Épuisés
par l’angoisse,
La
terrifiante angoisse des noyés.
Agrippés
l’un à l’autre,
Corps
multiple flottant vers leur destin,
Ils
saisissaient l’espace, creusaient les vagues
Pour
embrasser la terre.
Mais
déjà la mer happait leur espoir
Et
fragmentait leurs prières;
Leurs
cris perdus au fond de l’océan
Entraient
dans la nuit peuplée d’étoiles englouties,
Comme
des oiseaux dans la neige.
Ceux
qui sont passés proches de la minute de l’éternité
Ont
vu les ombres du temps
Envelopper
leur rage de vivre
Et
des corps fleurir dans les nuages
Comme
des roses au matin.
Dans
leur détresse, la mer devenait larme
Et
le vent, plainte mêlée à leurs plaintes.
Avec
eux,
Toute
la douleur du monde échouait à Lampedusa.
Chaque
jour, ils crient dans ma mémoire,
Ces
infortunés qui n’ont pu franchir l’aube
Pour
un parfum de liberté.
Je
sais que, bientôt, le monde les rapatriera
Dans
l’indifférence,
Qu’il
accrochera leurs étoiles au ciel de l’oubli,
Qu’il
parlera d’eux comme d’une chose ancienne,
Au-delà
du souvenir.
Puisse
ma pensée leur être une sépulture
Et
mon poème, un chant d’adieu…
Pour
tous les disparus sans nom et sans visage
Qui
ont voulu engendrer l’avenir avec leurs illusions
En
empruntant la route de la mort,
Pour
leurs familles anéanties
Sur
un continent mille fois meurtri,
Pour
ceux qui souffrent de leurs souffrances,
Pour
les oubliés d’hier, d’aujourd’hui et de demain,
Pour
les migrants de tous les horizons…
Une
pensée,
Une
larme,
Un
sanglot,
Un
cri,
Une
lumière,
Une
espérance.
**
Aux rescapés de Lampedusa
Ils
ont des yeux de vague et d’océan,
Des
yeux muets, des yeux aveugles,
Des
yeux tristes, terriblement tristes,
Traversés
par la grande faille de la mort.
À
la limite du délire, ils parcourent du regard
L’horizon
à chaque instant ressurgi de leurs mirages.
La
mer hurle dans leur silence, le feu consume leur souffle.
Ils
tanguent et flottent dans la nuit de leurs cauchemars,
La
nuit en eux, la nuit partout,
La
nuit qui inonde leur cœur d’obscurité.
Leurs
bras rament continuellement en quête d’une terre
absente,
De
cette île où les cercueils alignés comme des menhirs
Racontent
l’histoire douloureuse d’une odyssée vers
l’au-delà.
L’angoisse
emprisonne leurs pensées.
Nul
langage ne vient rejoindre leurs cœurs brisés,
Nulle
espérance, nulle compassion, nul réconfort.
Ils
sont là dans le vide, portant le destin des noyés
Dans
leur souffrance, explorant le temps creux de l’absence
Comme
des fleurs sauvages sur la tombe des oubliés.
Des
corps silencieux reposent dans leurs souvenirs,
Des
corps, rien que des corps flottants, turgides et
désarticulés.
Ils
connaissent par cœur tous les noms engloutis
Dans
les profondeurs et le secret de toutes ces vies
Plus
fugaces que des comètes,
De
ces vies aimées jusqu’à la déchirure.
Le
soleil de la mort se lève sur leurs fronts noirs d’orage,
Leur
parole étouffée est une rose intérieure
Qui
exhale un parfum de détresse.
Comment
déposer sur leurs lèvres le mot qui ressuscite?
Le
monde qui existe n’est pas le leur
Ni
celui de leurs espérances.
C’est
un monde à l’envers, où des êtres s’élancent
dans
l’espace
Avant
de disparaître au fond de l’eau,
Un
monde où des étoiles tombent en ruine,
Où
chaque minute est un silence de l’éternel silence.
Avec
leur drame immense et les promesses de la mer
Dans
leurs désillusions, ils sont là, sur l’île qui
porte le
poids
De
l’indifférence du monde.
Ils
savent que leur histoire est une écharde
Dans
la chair de l’Europe,
Que
tous les cris ne sont pas appel à leur souffrance,
Que
toutes les larmes ne sont pas rosées sur leurs
blessures,
Que
les discours sont dérisoires,
Qu’un
jour on parlera d’eux comme d’un mythe,
Que
l’oubli chassera leurs ombres de la ville éternelle,
Que
personne ne viendra jeter un bouquet à la mer
En
mémoire de leurs frères disparus.
Ils
sont le rien venu d’ailleurs,
Ils
sont les naufragés de l’histoire.
***
Art poétique
Est
poète
Celui
qui écoute chanter la source au cœur de l’homme,
Qui
pleure avec les larmes des naufragés,
Qui
souffre de la souffrance des mal-aimés,
Qui
rit du rire lumineux des enfants…
Le
poète porte en lui un monde
Avec
les saisons de la joie et les paysages de la
douleur ;
Le
poète cueille les étoiles pour peupler la nuit des
oubliés
Et
les roses pour fleurir la mémoire des disparus…
Le
poète est la petite lumière dans la nuit des migrants
Et
la voix mystique qui guérit les blessures du temps.
*
Augustin, Yves Patrick
Né
en 1968 en Haïti,
passionné dès le jeune âge par les arts et les
lettres, Yves Patrick Augustin vit au Canada depuis 2003, et poursuit
une double carrière d’infographiste et de poète.
Plusieurs recueils publiés, ses textes sont également
publiés dans des collectifs et des revues du Canada, d'Afrique
et de France.
Membre
de la revue Carquois et de la Société des
Poètes Français
Lauréat
du Concours International de Poésie
Écritout 2008.
Liens:
Librairie Francopolis
Textes
sélectionnés et commentés (mai 2012)
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