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CHRONIQUE SPÉCIALE  août 2005

RITUEL D'AFFLICTION

La marionnette –  main-graphie et voix fictive.



L'apprentissage de la voix humaine par la marionnette


L'homme est le sujet de la marionnette, l'homme est assujetti à
l'objet qu'il manipule...

L'objet de la marionnette est d'imiter l'homme, l'homme soumis à la figure animée, grossière et anthropophage, qui se repaît de son image…

…donner à l'homme une idée de ce qu'il peut être…

C'est à dire que la marionnette est un objet chargé d'une mission : représenter l'homme.

C'est-à-dire, la marionnette est-elle un objet entre les mains de l'homme, destiné à le décharger de l'idée qu'il a de lui-même, au moment même où il se voit figuré.

C'est à dire : l'homme cherche-t-il à concevoir sa condition comme un objet qu'il peut prendre en main ?

Aussi la marionnette est-elle une main qui façonne et reproduit son  créateur.

Le rêve d'une main, tiens, telle est la marionnette, dans le sens où tout ce que peut faire une main fait regretter tout ce qu'elle ne peut pas encore faire…

La marionnette est un regret, aussi bien qu'un désir, ou pour dire autrement, la marionnette est un projet, voire un destin…

Destin, le grand et le vieux mot, embarrassé d'attributs tragiques…
Avec autour de lui toute une grandiloquence de la transcendance et du sur-naturel qui recouvre mal l' objet humain tel qu'il nous arrive en ce début du XXIé siècle, pièce jointe d'un courrier codé dans la matière organique.


La marionnette a-t-elle une fonction ?


En premier, ce sera d'être une matérialisation de notre conception de l'être humain, à un moment donné de la vie du spectateur - qui rencontre la vie du marionnettiste - qui rencontre la possibilité de devenir humaine de la poupée inanimée…

M-a-i-s

La marionnette n'est pas simplement un corps, elle est un corps au moment où le corps est un signe.

Un corps choisi, une combine d'éléments bricolés dans l'intention de communiquer un message qui s'imbriquera dans le grand discours que l'humanité constitue.

L'humanité procède d'une grammaire de choses et d'objets…

Les marionnettes sont les idéogrammes en trois dimensions qui servent à écrire le langage que les hommes parlent silencieusement au quotidien - en vivant... Mais il faut dire que cette écriture de formes matérielles n'a rien à voir avec le langage des hommes, parlé ou écrit. On pourrait dire que cette écriture fixe la syntaxe de l'existence, dans la mesure où l'existence serait le langage qui utilise les êtres humains, pour tenir un discours étrange à une intelligence qui a besoin de comprendre quelque chose / à quelque chose que nous ne saurions même pas imaginer… Pasolini parle de « la langue écrite de la réalité », la réalité étant le langage sur lequel
serait bâti celui du cinéma ; nous pourrions parler de « la langue parlée de l'humanité », dont la marionnette entreprendrait la transformation en écriture…



L'homme est un débris, l'homme est un bibelot, l'homme est bidule, l'homme est bien fait, ou tout de travers, l'homme est un tout ou un tout petit bout d'un tout, presque que dalle, l'homme est une pluie, une gerbe de matière, un coup de vent, un glaçon, une feuille de papier, blanche ou déjà noircie de signes, l'homme est un chiffon, un gant, une doublure, un envers ou un endroit, l'homme est sans fond, ou bien à double fond ou encore à tiroir, bref, un drôle de placard, une commode, un four ou une douche, un mur ou un poteau criblé d'impacts,
un bûcher, une corde ou une chaise électrique, une lame, alors, sabre ou guillotine, toute une industrie, usine à bagnoles ou atelier de confection, garage ou décharge, casse ou musée, rebref, l'homme ressemble à une marionnette, la marionnette qui raconte l'homme surgie entourée de son essaim de mots qui s'agglutinent à elle, tourbillonnant, et c'est tout autant que chaque corps humain se présente aux autres avec sa cohorte de mots qui essaiment son anatomie, sa gestuelle, ses postures, son habillement, ses coquetteries, son maquillage ou ses bijoux, c'est à dire que les corps des hommes, tout autant que ceux des marionnettes, s'affrontent-ils aussi comme des signes à consommer, comme des poupées de pain, pétries de significations, rassis ou sorties du four, délicieuses ou corrompues, comestibles ou empoisonnées…



Comment sursaute alors ce corps de signes - la marionnette - lorsqu'on lui donne soudain une voix humaine ?

Lorsque la marionnette parle, ce à quoi nous assistons, c'est à la découverte de la parole par l'homme, au moment où il quitta le règne purement animal. Autant dire que ça ne marche pas toujours, que c'est souvent grossier, que la créature veut en dire plus que ce qu'elle est capable de supporter sans ridicule.
Pour elle commence alors le long apprentissage de l'expression orale, avant même qu'elle ne songe à pouvoir écrire quoi que ce soit…


« Les formations sauvages sont orales, vocales, mais non pas parce qu'elles manquent d'un système graphique : une danse sur la terre, un dessin sur une paroi, une marque sur le corps sont un système graphique, un géo-graphisme, une géographie. Ces formations sont orales précisément parce qu'elles ont un système graphique indépendant de la voix, qui ne s'aligne pas sur elle et ne se subordonne pas à elle, mais lui est connecté, coordonné « dans une organisation en quelque sorte rayonnante » et pluridimensionnelle. (Et il faut dire le contraire de l'écriture linéaire : les civilisations ne cessent d'être orales qu'à force de perdre l'indépendance et les dimensions propres du système graphique ; c'est en s'alignant sur la voix que le graphisme supplante et induit une voix fictive).  Leroi-Gourhan a admirablement décrit ces deux pôles hétérogènes de l'inscription sauvage ou de la représentation territoriale : le couple voix-audition, et main-graphie. Comment fonctionne une telle machine ?
Car elle fonctionne : la voix est comme une voix d'alliance, à laquelle se coordonne sans ressemblance une graphie, du côté de la filiation étendue. Sur le corps de la jeune fille est posée la calebasse de l'excision. Fourni par le lignage du mari, c'est la calebasse qui sert de conducteur à la voix d'alliance ; mais le graphisme doit être tracé par un membre du clan de la jeune fille. »
Gilles Deleuze et Félix Guattari. L'Anti-Œdipe. 1972/1973.




Des boîtes ou de l'homme ?


…mais la marionnette peut-elle être nue ?

Quoi de plus nu
Pour signifier
La nudité de la marionnette
Que la seule main nue ?


Alors
Le signe du corps humain
Est-il devenu la main seule…

Il y a main mise de l'esprit et de la volonté sur l'entreprise marionnettique, tout autant que sur l'entreprise de la vie sociale ou existentielle. Tel est l'acte de concevoir…

Et l'œuvre de pensée que constitue la création d'un spectacle de marionnettes consiste à resserrer au maximum l`amplitude des deux doigts de l'acte de concevoir - Penser et Vouloir - afin de saisir le fil imprévisible, qui ne sert pas à manipuler les destins mais, tout au contraire, à entraîner la main dans le mouvement du vivant.

Tel est le principe de réversion de la création : tout ce qu'investit le marionnettiste, comme intention dans son pantin, lui revient et le mène.

Qu'est ce que devient l'être humain à nos yeux, lorsque les
marionnettistes remplacent leur marionnette par leur main ou par de simples objets ?



En plus des pantins géants ou miniatures, des muppets ou des marionnettes chinoises, nous avons vu surgir la figure humaine de bien étranges manières…


Des petits bonshommes découpés dans de la gélatine d'éclairagiste, debout sur un disque vinyle, éclairés par une petite ampoule pendant qu'ils tournent sur la musique, de façon à ce que leurs « ombres » de lumière colorée, leur projection donc, courent sur la surface des murs. Un petit bonhomme, fait sur le même schéma, (la silhouette marquée sur la porte des toilettes pour hommes, ecce homo…) est taillé dans une bande de terre couverte de gazon. L'homme en herbe donc, l'homme-terre/herbe. A l'autre bout de cette chaîne de représentations qui font penser à l'être humain, où nous sommes passés par des statuettes de terre, de plâtre, des éponges, des punching ball ou des paires de doigts en ombre chinoise, nous avons trouvé des croix. Des crucifix, entreprises littéralement comme des êtres humains, articulées et animées, caricaturaux représentants de la post-modernité ramenés à la condition humaine selon le christianisme. Le cadre supérieur, le militant ou l'étudiante en médecine sont crucifiés sur l'antique croix qu'ils sont chargés de porter. On peut voir là les éléments d'un raccourci entre la vision marxiste des classes sociales et une vision chrétienne de la vanité des vanités. Cette croix mise en jeu est celle de la génération, de la filiation et de la paternité, perpétuation de l'espèce dans le sens d'une mission ou d'une escroquerie cosmique, révolte de la créature contre son créateur et inquiétude du père pour le destin de ses descendants, fils ou fille, chair rejetée, qui a leur tour rejettera son géniteur… « Je fais un fils comme on fait un pantin pour qu'un jour il manipule mon cadavre au bord de la fosse. »

Le bois, dans toute sa corruptibilité, prend valeur de matériau humain par excellence. Et l'on peut jouer avec les croix comme avec des hommes en colère ou des femmes amoureuses, on peut vaincre la croix ou l'épuiser ou danser avec elle ou encore la niquer, prendre un de ses bras et le bercer comme un bébé ou l'épauler comme un fusil, bref, les croix condensent tous les aspects de la vie humaine, de la naissance à… la croix. Chaque être humain se révèle être un Golgotha, une croix dans une croix dans une croix… Le Christ devient le schéma marionnettique suprême, une véritable abstraction de toutes les figures en un seul signe.

Cet exemple, nous permet de mettre le doigt sur un motif récurrent des spectacles : l'échange de rôle entre le marionnettiste et la marionnette, pour figurer le personnage… Ce motif constitue comme le point crucial des questions de l'identification et de la distanciation que soulèvent les arts du spectacle. Mais s'y ajoute ce mouvement du marionnettiste à la marionnette, c'est-à-dire, de l'homme à la figure de l'homme, ou plus largement, de l'homme à l'objet…

Il était une fois l'histoire d'une diva qui, à force de jouer les pantins, avait commencé à se transformer en bois - par la jambe...
C'est une histoire un peu dans ce goût-là qu'on nous raconte, en interprétant par des marionnettes un texte qui raconte le destin d'une actrice. Le personnage est alternativement incarné par la marionnettiste et par la minuscule et vivace marionnette chinoise.
Ainsi nous parle-t-on d'un être humain qui joue à être d'autres êtres…
Ce qu'on apprend au cours de ce spectacle, c'est la dangerosité de ce courant qui fait osciller l'être entre la chose et la personne. De fait, à la fin, la marionnette se pend, une corde autour du cou, comme les désespérés le font au fond d'une grange, et la marionnettiste vient nous demander de nous casser, nous les voyeurs, nous les incapables, voire nous, les sadiques… Le moment où la marionnette se pend est intolérable, car c'est quelque chose de la marionnettiste qu'on violente sous nos yeux, alors que celle-ci est ailleurs, derrière le castelet, à régler les questions techniques du suicide de son pantin, malgré tout, et même si elle ne s'en rend pas compte, et
nous sommes là pour le lui dire, la marionnettiste joue avec son image à elle, qu'elle a réduit à la figure lamentable du jouet de bois.
Quelque chose dans ces paradoxes de la mise en scène nous a fait penser à une amie qui s'est pendue dans sa cave, face à un miroir déformant, avec autour du cou un panneau où elle avait écrit : « Tcaho pantin »… Nous avons imaginé un instant que, toute à l'organisation de son happening, elle en avait complètement oublié qu'elle mettait en œuvre sa mort. Et c'est sa grimace déformée dans le miroir, au-dessus de l'inscription absurde, qui le lui aura rappelé – cruellement – comme tout théâtre qui quitte le domaine de l'illusion et des projections. Il faut donc parfois mourir pour reprendre pied avec le réel… Mais ça ne marche qu'une fois, n'est-ce pas…

L'art de la marionnette semblerait pouvoir se résumer à prendre soin des choses – de soi-même à travers les choses, et de l'autre, qui est toujours la figure marionnettique du jeu qu'on met en place dans la relation avec lui… La marionnettiste qui enfile ses pieds dans des chaussures d'homme et qui se met à frapper du pied, comme pour faire souffrir les chaussures, elle s'en prend à elle-même, tout autant qu'à la figure du mari que les chaussures évoquent, mais nous ne voulons pas de sa violence envers elle-même. De la même manière, c'est par la délicatesse de ses gestes que la marionnettiste donne à ses pantins articulés les caractères de la vie. Ce sont ces petits pantins qui nous enseignent que l'homme n'est rien en tant que tel, qu'il lui faut un habillage de gestes et le brillant d'éclat de verre de ses yeux, et la parole qui le traverse, pour qu'un homme puisse exister, c'est-à-dire se dresser, entre la révolte et le désir de persévérer à être, se dresser face à sa propre conception, contre le projet qui l'enferme entre les parois utérines des désirs de la société et de ses géniteurs et les limites amniotiques que le temps impose à la chose corporelle...

Après le fils qui s'en prend à la croix, c'est Œdipe remonte à sa mère pour en finir avec le père… C'est-à-dire que ce mouvement de projection de soi-même dans un objet, pour viser à la description d'un universel – en un mot : le jeu de la marionnette - rejoint le mouvement de la personne qui, à travers l'acte artistique, explore la possibilité d'être en-dehors du treillage des lignes de la génération, dans le champ de l'inengendré.

Est-ce un hasard si nombre de marionnettistes du groupe sont étrangers, en exil volontaire ?

La marionnette découvre des exils, pourrait-on dire… Comme jeu d'identification, elle nécessite une sorte d'exil hors de soi-même, mais surtout elle requiert un premier exil à l'intérieur de soi-même, sans quoi, la traversée n'est pas possible. La marionnette impose le questionnement vécu de cette inadéquation entre ce qu'on se sent pouvoir être, sans autre limite que son désir ou son imagination, et ce qu'on peut à peine être, joyeusement et pitoyablement...

Et il y a aussi l'exil du marionnettiste hors de la marionnette, la révolte de l'homme contre les trucs, les choses et les machins… On l'a vu avec ce pantin de bois constitué de bric et de broc, la tête usée, le tout dégageant une impression féminine incontestable, que vint avérer la voix enregistrée, diffusée par un appareil électrique… La marionnette, presque grandeur nature est assise au bout d'un système spectaculaire de fils, de poids et de contrepoids, en face du garçon, torse nu, prêt à se glisser entre les fils pour actionner la créature qui nous parle. Mais le garçon ne deviendra jamais la marionnette. Il a coupé le fil de la voix. La voix est peut-être le dernier fil, le fil essentiel, qui anime la marionnette. Même si la voix est murmure, même si la voix est mentale. Mais même mentalement, nous sommes persuadés que le garçon a coupé le fil de la voix de la marionnette puisqu'il l'a donnée à une autre personne chargée de dire le texte enregistré… Et quelle autre personne ! Une jeune fille. LA jeune fille, à la voix mécanisée comme l'est le corps de l'automate avec qui Casanova trouve le bonheur le plus pur de son existence, al valse la plus réussie… Le garçon, car nous ne pouvons plus dire le « marionnettiste », n'a pas joué le jeu d'être le jouet de son pantin : il manipule les fils à distance, par l'intermédiaire de la machinerie qui décharge son corps de prendre soin des membres de la poupée. La marionnette impose habituellement au marionnettiste de devenir autre chose que lui-même. C'est là que se déroule l'expérimentation sur l'être humain. C'est là que la marionnette peut se retourner contre le marionnettiste, et l'animer… Le garçon n'a pas laissé cette chance à sa marionnette, et c'est comme si elle alors, elle, la figure féminine, lui avait imposé de ne pas devenir autre chose, mais lui-même… Ou ce qu'il croit de lui-même être le garçon qui se tient torse nu entre les fils, face à la voix féminine… Il n'a donc pas laissé l'objet jouer le féminin en lui. Abandonnée, la marionnette, à elle-même, au bout de ses fils… Comme un acteur au bout d'un texte, qui ne serait pas redevenu parole…

Le marionnettiste peut-il se contenter de n'être que montreur, s'il veut ne montrer que des parties vivantes aux vivants ?

Comment les choses vivraient s'il n'y investissait pas sa vie… C'est le montreur qui fait le monstre, et non l'inverse…

A moins que ce ne soit le texte, non pas son contenu, mais sa nature de texte, c'est-à-dire de parole encrée, qui a plongé le marionnettiste dans le désarroi, provoquant le bug, lui faisant rater, ou refuser, l'exil vers la marionnette… C'est une véritable et profonde expérience effectuée à même  l'humanité, qui consiste pour l'homme à se mettre au service de la figurine, et à disparaître dans la figuration sous la forme nouvelle du personnage. L'expérience est dangereuse, on peut en ressortir avec une jambe de bois, ou la voix, ou le coeur brisé... Mais il y a là une histoire de l'amour qui nous sort des écrans de la projection, à travers l'intérieur : au cours de la métamorphose, le sujet est libéré de lui-même et peut se prendre pour objet… C'est là où l'humanité peut se faire projet…

Qu'est-ce qu'un cadavre ?
Un corps qu'on n'ose pas toucher. Ou qu'il ne vaut pas la peine de toucher dans la mesure où la vie qu'on lui communiquera ne pourra rien faire d'autre que devenir de l'inanimé.
Qui croirait jamais à l'illusion d'un cadavre qu'un marionnettiste macabre aurait l'idée de faire jouer ? Au contraire, on ne jouera jamais qu'avec le corps de son ennemi, faisant bouger le mort pour affirmer sa dé-fonction définitive… Ce n'est pas tant qu'il y ait rien de sacré, c'est seulement que la mort ne s'affirme que dans sa tautologie – où la mort c'est la mort – tant que la conception de l'être humain demeurera celle qui implique d'avoir un corps vivant parcouru de pensée et d'électricité nerveuse…

Dans une petite chambre, un acteur accueille les spectateurs et leur raconte un homme dont on voit la silhouette tracée sur le sol, silhouette entière, forme inversée du schéma humain, sur les murs tapissés de carton, mais aussi traçage d'éléments de ce corps, main ou avants bras sur le sol… L'espace de la chambre lui-même est partagé par des panneaux de cartons dépliés. Le temps du spectacle, l'acteur nous définit un homme en parcourant une série de postures et de mouvements. A la fin, l'acteur constitue un cirque miniature et installe le personnage qu'il a joué jusqu'à présent, et devient pour le coup, marionnettiste. L'intérêt tout particulier de ce solo, dans
la perspective de cette étude sur l'échange des rôles entre le marionnettiste et la marionnette, c'est que l'espace, la chambre, a constitué beaucoup plus que le lieu de la représentation, mais littéralement une figure de l'espace intérieur du personnage.

Dans un autre solo, le texte nous raconte une autopsie cannibale de la mère sur son fils. Et la peau elle-même devient un objet marionnettique. On est en plein dans l'évocation de la chose humaine par l'intérieur de son corps, avec encore une fois ce désir de se laisser dévorer par l'organisme géniteur, en espérant le modifier. Et la marionnettiste qui manipule certains de ses éléments de loin, par des systèmes de fils et de contrepoids, viendra à son tour incarner la mère en se glissant derrière un buste, donnant ses jambes gainées de rouge au corps de la mère, dont la tête de modèle pour apprentie coiffeuse agite furieusement la tignasse…Cet association jambes/corps est une autre version de l'engagement de la marionnettiste dans la représentation du personnage, à la limite du jeu théâtral. Cette version évoque le démembrement et la parcellisation du corps, ainsi que la plongée à l'intérieur de l'organisme.

Découvrir ce qu'il y a derrière derrière. C'est à ce mouvement que nous invite les marionnettistes en ouvrant une porte qui ouvre sur une autre pièce, où il va falloir les suivre, avant peut-être qu'elles n'ouvrent encore une autre porte, et ainsi de suite, nous entraînant dans un mouvement d'inclusions successives, parfaite image de ce que constituent les exils de l'identification et de l'interprétation. De pièce en pièce, les murs se rapprochent chaque fois un peu plus des corps, resserrant les spectateurs les uns contre les autres, vers un seul corps qui habiterait l'espace. Les pièces de plus en plus petites, dont l'une d'elle ne contient que le corps de la marionnettiste, définissent de plus en plus précisément le volume d'un corps humain. Aussi, cet usage de l'espace comme manière de figurer l'intérieur du corps humain, se renverse pour en délimiter à nouveau l'extérieur, comme le fera le cercueil ou les parois de la fosse…
L'idée qui s'ouvre alors, comme dans ce grenier tendu de draps pourpres, où une autopsie devient une promenade, est celle de l'homme comme une boîte, s'ouvrant sur d'autres boîtes, contenant quoi, alors ?

Des boîtes ou de l'homme ?

Est-ce que l'image d'un homme, avec tout ce qu'elle contient, est une marionnette ?

Pour se replacer dans la perspective de notre question : Quel est alors ce personnage que constituent le marionnettiste et sa marionnette (son image-boîte) ? Le cerveau, avec ses deux hémisphères, serait donc cette boîte contenant du contenant…


Dans une boîte en verre, comme un aquarium, une petite silhouette d'homme dessinée contre la paroi transparente, éclairée en contre-jour. La marionnettiste verse du sable, qui remplit la boîte, jusqu'à composer un bloc compact où il ne reste nulle trace de la figure humaine sinon cette masse cubique, luisante et sombre de sable prêt à se répandre, comme une autre abstraction de la figure humaine, encore plus radicale que la croix, le cube, corps sans organe massé dans ses cristaux de perception, rayonnant vers le monde à angle droit.



Plus il dit qu'il n'est rien, plus l'homme exprime son désir d'être quelque chose, quelque chose comme une cristallisation minérale de l'idée qu'il a de lui-même. Il n'y a pas constat du néant dans la plainte de l'homme, mais plutôt l'aveu de son impuissance à être rien, jusqu'au fond, et en même temps, et surtout, la crainte de concevoir enfin, lucidement, n'être rien d'autre qu'une chose…



Et la dernière « figure » traitée par les marionnettistes est la matérialité typographique, elle-même, évidée dans un support qui laisse passer la lumière, ou projetée sur le corps… Le langage des imprimeurs nous le dit : les lettres ont un corps, et nous ignorons leur sentiments, leurs pensées, leurs rêves et leurs souffrances, comment elles sont écorchées et martyrisées par la voix qui n'a d'autre souci que de les faire éclater… La marionnettiste attentive au texte ne néglige pourtant pas de nous les présenter, dans le silence du regard, dans la douceur de la main, le plus loin possible du sacrifice de la lettre que constitue la profération du théâtre, éclaboussant de sens les murs de la représentation.


« Pour que la transformation de la jeune fille soit pleinement effective, il faut que s'opère un contact direct entre le ventre de celle-ci d'une part, la calebasse et les signes inscrits sur elle d'autre part. Il faut que la jeune fille s'imprègne physiquement des signes de la procréation et se les incorpore. La signification des idéogrammes n'est jamais enseigné aux jeune filles durant leur initiation. Le signe agi par son inscription dans le corps…
L'inscription d'une marque dans le corps n'a pas seulement ici valeur de message, mais est un instrument d'action qui agit sur le corps lui-même… Les signes commandent les choses qu'ils signifient, et l'artisan des signes, loin d'être un simple imitateur, accomplit une œuvre qui rappelle l'œuvre divine
Michel Carty, « La calebasse de l'excision en pays gourmantché », Journal de la société des africanistes, 1968, 2, pp. 223.225. Cité dans L'Anti-Œdipe.



D'où sort ce visage ?


Qu'est-ce que l'homme joue quand il joue à l'homme… Pardon, quand il joue à la marionnette…
Si on imagine un transfert de l'homme dans la marionnette équivalent à celui du signifié dans le signe, alors on peut se demander comment ce processus d'investissement met en œuvre le même rituel d'affliction qui a présidé à l'association entre ce qui se passe entre le texte et la marionnette… Et c'est déjà, et de toutes manières, la question de ce qui se passe entre la voix et la graphie, la parole et l'écrit…

Les marionnettes me racontent comment l'écriture a été inventée, c'est-à-dire comment le graphisme s'est trouvé lié à l'oralité. Les anthropologues nous racontent comment s'est faite la terrible mise en relation entre les signes et le langage parlé… C'est l'œil d'un spectateur qui a effectué la connexion entre la main qui grave le signe et le visage qui prononce les paroles rituelles ; et ce qui animait cet œil, c'était la cruauté de voir comment le signe s'inféode à la voix - par quelle douleur…

Car cet événement que constitue l'invention de l'écriture ne pouvait pas avoir lieu en-dehors de l'espace du corps humain, mur de caverne ou page blanche… Et l'écriture toujours marque le corps, ne serait-ce que d'une sensation, de caresse ou de griffe, lorsque ce n'est pas de la blessure irrémédiable d'une scarification. C'est sûrement une des grandes nouveautés de l'ère informatique, que d'éloigner encore un peu plus loin le scripteur du souvenir de la peau de son corps que constitue le papier, lorsqu'il tape ses messages sur le clavier, et qu'il les voit s'afficher sur l'écran. En quoi le message sera-t-il modifié par ce déplacement des modalités de l'écriture, c'est l'étrange question qui se pose à nous, au moment de taper lettre par lettre ces mots, corps éclatés, qu'auparavant nous couchions sur le papier, comme des organismes pleins et déliés…


Alors la question : Comment les marionnettes peuvent-elles servir un texte ?

La vraie question serait plutôt de savoir si elles peuvent s'en servir, et comment…

Ou : Pourquoi les marionnettes blairent-elles aussi mal le texte ?

On constate souvent que le même texte peut être dit par un comédien mais qu'il tombe des mains lorsque la marionnette s'en empare, à moins de beaucoup le réduire, ou de l'étaler dans le temps, afin d'en illustrer chaque parcelle.

Pour le dire autrement, et plus brutalement : une marionnette tolère moins de texte à dire qu'un comédien. Les comédiens, surtout français, blairent bien, et beaucoup le texte. Mais la marionnette, même avec des papiers français en règle… Il nous suffit de la regarder, avons-nous même besoin qu'elle parle ?

C'est que la marionnette est déjà un discours en elle-même, ou pour le dire encore autrement, qu'elle sollicite énormément l'attention du spectateur, et sur un mode très concentré, de par la richesse des informations que son corps propose, puisque chaque élément a été choisi par le constructeur dans la perspective de communiquer un univers de référents et de signes. Au contraire de l'acteur, qui prend place dans un ensemble qui le dépasse, l'englobe, l'engloutit, et qui a donc souvent besoin du texte pour prendre sa place, ne serait-ce qu'en donnant de la voix. La marionnette, quant à elle, est presque toujours le lieu du spectacle : à la fois le décor et les accessoires, sur quoi convergent les effets lumineux et sonores...

S'ajoute à cela le fait qu'il manque tout simplement à la marionnette l'organe de la parole, la bouche, et que, dans le transfert entre la bouche du montreur et la figure de la marionnette, on déplore une véritable hémorragie de la signification. C'est pour ces raisons, que les textes pour marionnettes sont aussi denses et secs. La cohorte de signes qui accompagne la marionnette se chargera d'amplifier les espaces entre les mots, et de donner un corps inattendu aux idées.
C'est comme ça aussi qu'on peut interpréter la formidable expansion que les textes prennent lorsqu'ils sont traités par les marionnettes…
Mais cela ne peut être que sur de courtes séquences, et pour traiter des thématiques elles-mêmes très concentrées. Dans ce qui différencie, quant au texte, la marionnette du théâtre, on peut penser à ce qui distingue la poésie du roman…

Il est vrai que l'art des marionnettes recouvre un champ de plus en plus large et indéfini, qui rogne sur le territoire du théâtre.
Néanmoins, reste que c'est un théâtre qui se passera du texte, puisqu'il offre tant à voir et à sentir... A ce moment, on peut penser à la danse, comment elle se passe de mots, non pas que les corps et les mouvements soient eux-mêmes bavards, mais plutôt, les formes dans l'espace rendent le langage superflu.

 Comment interpréter ce phénomène ?
Peut-être doit-on se dire qu'il faut s'asseoir pour pouvoir parler..
Du moins que ce qu'on dit debout, en courant, ou en se battant, en agissant, donc, n'est pas la même chose que ce qu'on dit lorsqu'on a fait son deuil de l'action, l'action passée, l'action ratée, l'action rêvée, l'action envisagée, l'action niée, l'action retardée, l'effrayante action, parce qu'elle coupe le fil des mots… Les danseurs qui lisent des textes en dansant mettent le spectateur face à un coup de force, qui peut être très joyeux, mais qui constitue une vraie contestation de l'écrit et de la parole, comme un retour au cri.

Les marionnettes quant à elles constituent une condensation extrême du mouvement et de l'espace dans le volume de l'objet. Elles portent la danse au cœur même du regard.

Cela nous en apprend long sur la blancheur uniforme de la surface que présente l'acteur face au spectateur. Même celui qui aura le physique le plus caractérisé disparaît dans la substance de la scène s'il n'ouvre pas la bouche, s'il ne vient pas nous dire quelque chose, ou s'il le dit mal. Ou bien, on peut jouer sur les jambes ou les poitrines de actrices, sur la nudité des corps ou l'exhibition des sexes, si l'on veut attirer l'attention sur les êtres humains qui patientent en attendant de dire les mots des poètes…

L'homme est une figure vide, plus pauvre qu'une marionnette, s'il ne recourre pas aux mots. C'est bien que, au théâtre, l'homme ne nous intéresse pas, à la différence de l'amphithéâtre de médecine. De l'homme, ce n'est pas sa présence physique qui nous intéresse mais ce qu'il constitue lorsqu'il utilise la parole. On pourrait faire la même réflexion quant au sport, où ce n'est pas l'homme qui nous intéresse mais la prouesse par laquelle l'athlète rejoint… Quoi ? L'histoire du sport ? Un territoire humain… L'exercice de l'intelligence par les objets matériels, le corps humain étant le plus sensible parmi tous les trucs matériels de la nature, mais que les trucs artificiels vont
bientôt rendre périmé.

Mais le gros plan qui accompagne la médiatisation du sport vient un peu changer la donne… D'où sort ce visage ? Là, c'est bien l'homme qui nous intéresse. Pauvre intérêt, en vérité, sauf lorsque l'athlète se pète la gueule sous nos yeux, et que l'image télévisuelle prend valeur d'icône, prélude aux futurs idéogrammes des langages par lesquels les machines évoqueront leur passé humain, dans les conversations qu'elles
tiendront pour leur divertissement…



« Mais comment expliquer le rôle de la vue, indiqué par Leroy-Gourhan, aussi bien dans la contemplation de la face qui parle que dans la lecture du graphisme manuel ? Ou, plus précisément : en vertu de quoi l'œil est-il capable de saisir une terrible équivalence entre la voix d'alliance qui inflige et oblige, et le corps affligé par le signe qu'une main grave en lui ? Ne faut-il pas ajouter un troisième côté aux deux autres, un troisième élément du signe : œil-douleur, outre voix-audtion et main-graphie ? Le patient dans les rituels d'affliction ne parle pas, mais reçoit la parole. Il n'agit pas, mais est passif sous l'action graphique, il reçoit le tampon du signe. Et sa douleur, qu'est-elle sauf un plaisir pour l'œil qui la regarde, l'œil collectif ou divin qui n'est animé d'aucune idée de vengeance, mais seul apte à saisir le rapport subtil entre le signe gravé dans le corps et la voix sortie d'une face – entre la marque et le masque. »
L'anti-Œdipe.


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                                                    "rituel d'affliction" par Lazlo

Créé le 1 mars 2002

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