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Les fleurs du silence


LE SILENCE

Rencontre

- L'enfance

Thierry Cazals-Jack Kerouac


 rebonds de Thierry Cazals
recueillis par Juliette Schweisguth


Le silence du haïku, lui, est tout en ouvertures, en frémissements…
Cela rejoint un proverbe japonais que j'aime beaucoup :

« Les mots qu'on n'a pas dits sont les fleurs du silence. »

Ah, si seulement les adultes avaient l'humilité et la patience d'être les jardiniers de ces fleurs-là !


Tu évoques le silence… Es-tu d'accord si je dis "le haïku est la note de musique du silence" ?

Ta belle formule me fait penser à ce fragment du journal de Mozart : « La vraie musique est entre les notes. »
Là est peut-être la clef du mystère. L'artiste "véritable" ne travaille pas uniquement sur des matières (des sons, des mots, des couleurs, des blocs de marbre ou d'argile), il œuvre d'abord et avant tout sur des espaces, des relations, des rapports, des entre-deux… Ce que dit Mozart rejoint la philosophie orientale : c'est le vide qui donne à toute chose son sens, son centre, son potentiel d'éclosion et de rayonnement. Une œuvre véritable existe d'abord par ses vides, ses creux, ses absences, sa part souterraine et invisible, sa puissance de suggestion… Sans cette vacuité, une musique ou un poème agissent comme une dalle de béton : ils recouvrent tout, étouffent tout et ne permettent pas à la vie et ses innombrables échos de résonner et se déployer en nous.


Le haïku part-il du silence ou le silence dessine-t-il le haïku ?

Est-ce l'île qui dessine l'étendue illimitée de l'océan ? Ou est-ce l'océan qui dessine les contours de l'île ? Le haïku n'aime pas les réponses univoques. Il est profondément paradoxal. Il réunit en son sein toutes les dimensions, toutes les perspectives possibles et nous permet d'explorer plusieurs chemins simultanément. Ces chemins dessinent un paysage-étoile, un espace rayonnant. Au centre de cet espace, se tient un point d'une extrême densité. C'est là que le silence est le plus vibrant, le plus évocateur, le plus vertigineux…
Un haïku de Seïshi Yamaguchi parle de "cela", me semble-t-il :



Point final
De l'escargot
Au milieu de sa coquille


On le voit : les rapports du haïku et du silence ne sont pas mécaniques, mais organiques. Il ne suffit pas de se taire, pour automatiquement entrer en poésie. On peut se carapaçonner sous une épaisse cuirasse de silence et être, en fait, au comble du bavardage intérieur et de l'inattention. On peut aussi avoir l'oreille infiniment affûtée au cœur-même du "bruit et de la fureur" du monde. La poésie n'est pas une posture, mais une plongée.
Prenons quelques exemples parmi les poètes japonais classiques pour faire sentir toutes les nuances de ce jeu de cache-cache subtil avec le silence.



Une châtaigne tombe
Les insectes font silence
Parmi les herbes


Ce haïku de Boshô (à ne pas confondre avec Bashô !) traduit une sensation de saisissement, un arrêt brusque et soudain. Le silence apparaît ici non pas comme un repos paisible et douillet, un état de douce léthargie, mais comme une tension, le point extrême d'un mouvement de concentration. La châtaigne en tombant a interrompu l'activité fébrile des insectes (qui fait écho à l'agitation de notre cerveau sans cesse encombré par mille petites pensées). Ce choc bref et imprévisible a agi à la manière d'un coup de gong unificateur. C'est comme si toutes les vies éparpillées dans l'herbe n'en faisaient soudain plus qu'une. Une seule et même présence à l'écoute de la Présence…
Avant d'aller plus loin dans cette exploration, évitons tout de suite un malentendu. Le haïku ne s'oppose pas au bruit, au surgissement abrupt des sons ou des mots. Ce n'est pas le bruit ou les mots qui sont l'ennemi du silence, car le silence est un receptacle infini capable d'accueillir toute la gamme et toutes les nuances de sons. Non, le véritable obstacle, c'est le bavardage routinier, le ronron perpétuel de l'inattention, cette fuite dans la léthargie et l'indifférence qui ne laissent pas de place au "mot vrai" ou à la "note juste".
J'aime beaucoup ces vers du poète contemporain Tanikawa Shuntarô :



C'est notre vanité qui maquille les mots
Moi j'aimerais entrevoir leur visage sans maquillage
Et leur sourire archaïque


Des mots sans maquillage, des mots ramenés à leur sourire originel, peuvent très bien faire rebondir notre silence vers un silence encore plus profond…
Dans le haïku, silence et parole sont comme deux pôles, deux polarités animées par une pulsation secrète, quasi-érotique. Les mots sont propulsés vers un au-delà des mots. Le silence est propulsé vers un au-delà du silence. Le dit et le non-dit s'entrelacent dans un jeu imprévisible débordant de vivacité. Rien à voir avec la musique soporifique des supermarchés ou le bavardage perpétuel dont la plupart de nos contemporains s'enveloppent en permanence pour se fuir…
Là encore, j'aimerai citer le poète Tanikawa Shuntarô qui écrit en octobre 2001 :



La montagne
ne refuse pas
les mots

Le nuage
l'eau
les étoiles non plus

C'est toujours
l'homme
qui refuse les mots

Pris de peur
de haine
d'envie de bavarder


Voilà une vérité poétique qu'il est toujours bon de rappeler. Le vaste corps du silence et la résonance des mots justes ne s'opposent pas. Ce dont témoigne également ce haïku de Bashô :

 

 

Bruit de quelqu'un
Se mouchant avec les doigts —
Les pruniers dans leur éclat


Nulle opposition ici entre le bruit trivial de la personne qui se mouche et l'éclat silencieux des pruniers au printemps. Ce bruit un peu vulgaire et la splendeur majestueuse des arbres en fleur sont comme deux cymbales qui, en se heurtant, vont créer un profond choc esthétique et émotionnel.
On pourrait retenir du haïku de Bashô seulement deux mots : "bruit" et "éclat". Ces deux mots tracent à eux seuls une trajectoire d'éveil. Une expérience de pure ouverture. Comme si le bruit avait capté et affûté l'attention du poète et l'avait propulsé dans une sphère de beauté indicible et immaculée.
Un bruit suggère Bashô n'est pas forcément un accident, un événement insignifiant et confus : cela peut être aussi un gong permettant à notre conscience de se réveiller, sortir de sa somnolence ou de sa routine habituelle. Un bruit peut être une porte, une faille, un interstice par lequel quelque chose va pouvoir nous atteindre, un je ne sais quoi va pouvoir se faufiler jusqu'à nous et fleurir.



Silence
Le chant des cigales
Pénètre les rocs


Autre haïku de Bashô. Là encore, le silence et le chant ne s'opposent pas. Au contraire. C'est par le silence que le chant des cigales devient plus actif. C'est par le silence que notre conscience s'affûte, se met à frémir, à bruisser, jusqu'à pouvoir pénétrer l'impénétrable : le mystère de toute matière, de toute réalité.



Dans la brume de l'aube
Tournoie
Le son de la cloche


Le son dont nous parle ici Bashô est proche du silence. Il est vaste, limpide, rond, enveloppant, il dessine au fur et à mesure qu'il se répand un espace qui palpite, qui vibre…
Là encore, nulle dualité, nulle opposition. Se baigner dans les remous tournoyants d'un son à la fois vide et plein n'est-il pas la meilleure façon d'entrer en silence ?



.....suite :Thierry Cazals-Jack Kerouac


Créé le 1 mars 2002

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