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Contour
je cours je dois courir le plus
vite possible de toutes mes forces sur une piste ovale au début j’ai dix
tours à couvrir et à chaque tour tu tends vers moi ta main mais au bout
de dix tours il y en a cinq cents et au bout de cinq cents il y en a
vingt mille ton geste est de moins en moins net mon point de côté de plus
en plus fort le médecin me dit de m’appliquer à bien respirer de me
concentrer sur la distance et sur rien d’autre il m’encourage me dit
qu’il ne me reste plus que huit cent mille trois cent seize tours le
poignard que j’ai fiché dans le foie me fait plus mal à chaque
inspiration de cette main que tu ne me tends plus glisse lentement une
poupée de tissu aux couleurs passées à l’œil arraché et trouée par
l’usure
Ce poème a été publié dans la revue Le Cafard Hérétique (Vitré,
France) n°14 en septembre 2020
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Des cailloux
je porte des cailloux de
toutes les tailles et de toutes les formes tu veux t’approcher et voir un
peu viens approche-toi et regarde à satiété tu me dis que tu veux un
caillou tu m’en réclames un au moins un tiens en voici un gris au hasard
parmi tous mes cailloux qui sont tous identiques voilà maintenant tu es à
mon image à jamais tu porteras des cailloux de toutes les tailles et de
toutes les formes
Ce poème a été publié
dans la revue en ligne Lichen (La Réunion, France) n°71 en avril 2022.
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Seuls spéculaires
les miroirs sans teint
pour N.H.
au fur et à mesure tout le
monde les amis les amants les maîtresses disparaissent partent sans
laisser de mot d’adieu ils oublient veulent oublier ils n’ont plus
d’adresse plus de numéro de téléphone leurs concierges ne se les
rappellent plus ils s’en vont continuer de vivre dans une autre cour
c’est comme s’ils mouraient on ne veut pas croire à leurs disparitions
mais au fur et à mesure on se résigne à leurs cadavres immatériels à
leurs visages que chaque jour efface un peu plus les transformant en quintaines
de vitrines commerciales je collecte de petits morceaux de souvenirs
particules sans nom ni plus d’odeur que je n’avais pas prévus de changer
jamais en tumulus vides un jour tu partiras toi aussi il faudra tant de
temps pour retrouver les mêmes chemins que nous avons empruntés tant de
fois déjà si longtemps encore pour t’attendre et au fur et à mesure te
rejoindre qui m’attends
Ce poème a été publié
dans la revue Scribanne (Jurançon, France) n°41-42 en mars 2003
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Désistement
une dernière fois regarder
passer les minutes en solo en attendant qu’elles forment des heures des
jours des univers une dernière fois enlacer les quarante kilos de flotte
et vingt kilos de viscères qui me font office de femme en leur disant je
t’aime une dernière fois s’épuiser à bouger à occuper l’espace une
dernière fois parler aux gosses comme on parle aux demeurés et aux
impotents sourire à la vie qui est si belle belle comme une décharge
publique dire bonjour dire merci dire merde et à demain rire d’une
plaisanterie qui ne fait rire personne une dernière fois jeter quelques
mots torves à la sale trogne du monde les biseauter pour qu’ils
t’arrachent le nez t’envoyer tous mes points-virgules pour qu’ils te
point-virgulent enfin je dis une dernière fois mais j’aurai peut-être le
courage d’attendre deux ou trois nouveaux jours à contempler mon cadavre
restant entre les dents de la vie comme un cheveu reste entre les dents
d’un peigne avant une autre dernière fois
Ce poème a été publié
dans la revue Comme Ça et Autrement (Nevers, France) n°22-23 en
octobre 2000.
Martin Zeugma, Seulement seul
(poèmes reproduits d’après le site de présentation
du recueil)
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