Articles sur les poètes francophones contemporains
&
Poètes du monde entier

ACCUEIL

ARCHIVES FRANCO-SEMAILLES

 


Hiver 2024

 

Nina Živančević :

Cinq poèmes inédits

Traduits en français par Raphael Baudrimont

(*)

 

 Une image contenant art, peinture, Graphique, graphisme

Description générée automatiquement

© Jacques Grieu, Encerclements

 

 

Ce n’était…

Ni leur bruit ni leur manque de politesse

Il s’agissait de ma bêtise

D’être fière de leur mauvais goût

Ce n’était ni leur souffle

Religieux ni leurs citations

Du fleuve Styx

Qui me poussaient dehors

Ce fut ma détresse

Qui m’a gardée dans cette salle

Où tout le monde parlait

Parlait et parfois ronflait

Mais comment cela peut-il arriver ?

De s’insérer dans une mauvaise bribe, méchant fragment de public,

RES publica, la loi publique ; l’essence de la république,

Oui, ce n’était …

Ni leur bruit inclassable ni leur manque

De politesse issue d’une polis…

 

 

Cette voix

Ce matin, j’ai appelé la mairie,

Le vieux syndicaliste avait toujours ce ton enthousiaste et alerte.

Sa voix n’avait pas encore été brisée par le temps ou les circonstances.

Peut-être le sera-t-elle demain,

Ou peut-être gardera-t-elle cette chaleur et cette clarté

De la social-démocratie.

La voix est la chose la plus importante de l’homme,

Même quand elle se tait, elle porte la détermination et la couleur de l’âme.

Quand la voix se tait, l’homme ne sait pas où il va,

Il est pris de peur, comme un ours

Mené à travers la foire de la vie…

J’écoute les voix brisées, effrayées et fissurées

Dans le cœur natal de la Serbie, elles se font encore entendre,

Puis se taisent, certaines plus fortes que d’autres,

Mais toujours souffrantes et à bout de souffle.

Les vieux prophètes avaient raison – quand

Les relations sexuelles avec les états tout-puissants cessent

Et que les arrogants dominent le peuple, ce qui disparaît en premier

Dans la tribu, c’est la voix ;

Elle est justement codifiée et falsifiée

Par les grands prêtres, toujours plus haut placés,

De cette malveillante technologie programmée.

 

 

Comment te dire ?

Comment te dire tout cela alors que

Tu ne peux plus, tu ne veux plus m'entendre,

Julia, que j'aime tellement et qui a tant aimé

Sollers, a écrit

Sur lui toutes ces lettres,

Dans lesquelles rayonnent sa douleur et sa tristesse.

Mais je ne puis dans ces lignes de papier

Retranscrire en un mot ce que TU as été, mon bien-aimé

Osiris, disque solaire sur la face

D'une planète blêmie, et j’ajouterai ceci :

Nous aimions l'air vers lequel tu t’en es allé, toi mon Eurydice.

Je ne me retournerai pas car il n'y a point d'eau derrière nous,

Et le Cerbère du temps hurle et cherche à nous mordre,

Il attaque et aboie,

Et voilà ! Je me suis retournée,

Et tu es parti à jamais…

Mais je ne t'ai pas perdu, et tu ne m'as pas perdue non plus.

 

7 juin 2024

 

Il y a des morts...

 

Il y a des morts qui ne font que

Nous effleurer, on baisse la tête ou verse une larme

Et puis on ne s’y attarde pas, comme si elles étaient passées ;

Il y a des morts pour lesquelles nous hurlons, elles passent

Puis, au bout de dix ans, elles nous reviennent en rêve ;

Il y a des morts que nous ne remarquons même pas, mais

qui nous ont emportés vivants, comme si nous étions déjà morts,

Il y a des morts pour lesquelles nous chantons,

Il y a des morts auxquelles on ne prête aucune attention,

Il y a des morts qui ne sont pas les nôtres – on se teinte les cheveux et elles passent,

Il y a des morts pour lesquelles nous portons un talisman ou une voix, comme un avertissement,

Il y a des morts faciles et d'autres très dures,

Il y a des morts après lesquelles personne

Ne nous manque, il y en a qui passent

Mais reviennent quand nous sommes au plus bas,

Il y a des morts qui nous attendent derrière la porte

Ou derrière l’embrasure, pendant que nous faisons des crêpes

Ou des beignets que le défunt aimait,

Il y en a qui nous laissent au milieu de la foule

Ou dans le silence, complètement seuls. Il y en a qui crient

Ou restent silencieuses, il y a des morts

Qui nous piquent comme un moustique et d’autres

Qui nous mordent comme un chien,

Il y en a qui ne nous touchent pas et d’autres

Qui nous transpercent de douleur, avec une précision

Mathématique de leur « plus jamais ».

Et alors on se demande jusqu'où nous sommes allés, si désormais

Notre tour est venu et combien de temps

Nous allons continuer ainsi...

 

 

Ode à la liberté – à mort la quarantaine

Ceci est un poème tout à fait ordinaire,

Il ne se révolte pas, ne crache pas sur les autres poèmes,

Il n’aime pas, ne déteste pas, ne bronche pas

Il ne s’élève pas au-dessus des autres pièces,

Mais je l’affirme haut et fort : après

Quasiment deux ans passés en résidence surveillée

Je suis sortie dans la rue, masquée tel Zorro ou le Che

Et je suis partie, ici et ailleurs, tout comme cet original qui fabrique

Des frondes avec des élastiques, encore encore et encore

À une soirée de poésie… cette fois-ci pour une revue

De jeune poésie italienne, la meilleure que puisse produire

L’Italie après Pasolini et Dario Bellezza.

Il y avait ce jeune collègue au cœur brisé, au foie meurtri,

À la confiance bafouée - au compte bancaire piraté,

Totalement éteint, mis à part peut-être cette lueur que l’on nomme

« le dernier espoir », qui lorsqu’elle s’éteint nous conduit nécessairement  à sauter d’un pont.

Mais dans son poème, il n’a pas dit tout cela ou du moins il a récité

Son œuvre avec calme, parfaitement audible et pur, seul son pied gauche

Tremblait et traduisait tout ce que faisait son poème.

Que de souffrance dans cette poésie, des nuances qu’aucune caméra de Zoom

N’aurait pu saisir, et sous la table le poète tremblait, frissonnait

Et je me demande encore comment nous avons pu

Dans cette prison éclairée de Zoom

Rester si longtemps, nous autres poètes,

Ainsi que tous les autres

Êtres vivants…

 

©Nina Živančević

Traduction : ©Raphael Baudrimont

 

 

(*)

 

 

Nina Živančević est bien connue à Francopolis, pour ses poèmes ainsi que pour des traductions de poètes serbes contemporains, à la rubrique D’une langue à l’autre. Elle a fêté en novembre cette année 40 ans d’activité littéraire (voir l’exposition et le programme des événements et des lectures dans notre rubrique Liens).

 

 

Nina Živančević

Francosemailles, Hiver 2024

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Accueil  ~  Comité Francopolis ~ Sites Partenaires  ~  La charte  ~  Contacts

Créé le 1 mars 2002