« …dans l’étonnement heureux… »
Ce mince et sobre recueil est sorti des presses
quelques jours avant que le poète ne s’en aille rejoindre la clarté qu’il
évoque dans ces proses, aussi denses que légères, faites d’une matière
subtile, souple, soyeuse, translucide, envoûtante, qui s’insinue dans votre
âme et redresse votre esprit.
Avant
tout, faisons connaissance avec ce livre, par le biais d’un témoin
privilégié, qui l’a vu naître, et en rend compte d’une belle et fort
perspicace manière : sa dédicataire, José-Flore Tappy. Je cite :
« Au printemps
2020, Philippe Jaccottet s’est montré très impatient de donner forme et
vie à des projets restés en suspens. La Clarté Notre-Dame est
un texte en prose, tout à fait récent, dont il avait esquissé les
premières notes en 2012. La fatigue du grand âge, un certain
découragement aussi l’avaient empêché de le poursuivre comme il l’aurait
voulu. Comme souvent, chez lui, ce texte est né d’une promenade. Celle-ci
date du mois de mars (il me semble) en 2012. J'étais présente, tout
baignait dans un suspens assez particulier : l’heure, la lumière, la
fin du jour, la cloche d’un couvent, la ligne des collines, semblaient
résonner à l’unisson… Nous n’en avons jamais parlé, mais quelques années
plus tard, alors qu’il était déjà très affaibli, il m’a confié que ce
moment avait été le dernier à susciter en lui le désir d’écrire.
Il y a
quelque chose de testamentaire dans ce texte. On sent le poète prêt à
franchir le dernier seuil, mais aussi vouloir retenir quelque chose – ou
se tenir à une main invisible pour ne pas glisser trop vite… le son d’une
cloche, le murmure d’une eau vive, un vers de Hölderlin, de Dante ou de
Leopardi, un haïku. C’est un vieil homme qui se prépare à son dernier
voyage. Mais on ne peut pas pour autant parler de bilan. Je dirais plutôt
un regard grand ouvert, à la fois sur le tragique de l’existence humaine
et ses éblouissements, sur un possible apaisement aussi. On a là deux
tonalités puissantes, face à face : la beauté et la mort. Aucune
fuite ni pas de côté – l’essentiel est dit sans détour : l’horreur
de la violence, l’angoisse de l’inconnu à l’extrémité de la vie, et la
gratitude éperdue pour quelques moments très purs de l’existence. Le
recours aussi à la littérature comme une cascade d’eau fraîche où se
désaltérer sur cet aride chemin.
Jaccottet
tend un arc qui va de l’enfance au grand âge, et en une poignée de pages
met en balance la vie humaine dans ses contradictions. C’est un texte
très proustien, avec pour madeleine, ici, le son ténu, timide, d’une
petite cloche dans le lointain qui se risque avec une vaillance
presqu’intrépide au-dessus des collines, dans la lumière du soir, – lui
rappelant celle de son enfance. Discrètement rythmée par la chronologie,
cette prose reprise sur plusieurs années, tel un lied tenu de bout en
bout par la même voix, cherche à maintenir ce mouvement de
balancier : qu’est-ce qui peut tenir en équilibre le pire ?
Face à "l’effroi de perdre l’espace", il y a le
chant. »
(José-Flore Tappy, sur le site de France culture ; mais on apprend du
Cahier d’hommages à Philippe Jaccottet,
publié par Florence Trocmé dans Poézibao, où
ce texte figure également, qu’il représente en fait les propos de la chercheuse suisse, éditrice des
œuvres du poète dans la Pléiade, recueillis par Lisbeth Koutchoumoff Arman, dans Le Temps du 6-7 mars
2021).
Tout est dit
sur le « chant de cygne » du poète, dans ce beau texte, et loin
de moi toute velléité d’en faire mieux, surtout peu familière comme je le
suis avec l’œuvre de Philippe Jaccottet. Je me fais d’autant plus un
plaisir de rappeler ici l’excellent article écrit sur son œuvre, et en
particulier sur sa relation au paysage – ce regard de veille et de
justesse au sens propre du mot qui fonde son esthétique si particulière –
par Mireille Diaz-Florian. Je cite :
« Le poète est ouvert, disponible, impliqué dans son regard
sur le monde et il entraîne le lecteur, par une sorte de contagion, à
s’engager dans le mouvement du regard et de l’émotion, puis dans le
retrait où le texte prend forme, dans le creuset où la langue s’élabore.
Il n’est pas question de supprimer l’auteur, d’accéder à l’abstraction,
de laisser au texte sa propre énergie. Jaccottet est présent. Il fait
entendre sa voix qui, sans excès, sans lyrisme démesuré, permet de le
suivre. Sa voix, dans la retenue, cherche l’ajustement, l’accord avec les
signes perçus dans le paysage.
(…)
Le
poète est investi dans son rôle de veilleur. Il le formule ainsi dans un
poème, dès les années 50, justement intitulé Le travail du Poète : "L’ouvrage
d’un regard d’heure en heure affaibli / n’est pas plus de rêver que de
former des pleurs, / mais de veiller comme un berger et d’appeler / tout
ce qui risque de se perdre s’il s’endort". Il tente, conscient de la limite des mots, de "garder
ce qui scintille et va s’éteindre." Il est
"comme un homme à genoux qu’on verrait s’efforcer / contre le
vent de rassembler son maigre feu… Son
regard qui discerne l’ombre doit inscrire dans le texte, le fugitif
passage de la lumière." (…)
Nous
voici, me semble-t-il, dans le secret de la poésie de Philippe Jaccottet.
Les lieux, les moments, saisis, filtrés, transformés dans la langue,
ouvrent "la magique
profondeur du Temps". Soutenus par le rythme des vers comme de la
prose, arrêtés parfois dans le blanc de la page pour capter un souffle,
marcheurs immobiles dans l’espace poétique, nous sommes conduits à
regarder, fût-ce dans "l’interminable ténèbre", l’éclat
du jour. Nous saurons "qu’en fin de compte, la meilleure
réponse qui ait été donnée à toutes les espèces de questions que
nous ne cessons de nous poser, est l’absence de réponse du poème (…)
Parce que dans le poème la question est devenue chant et s’est enveloppée
dans un ordre sans cesser d’être posée." »
(Mireille
Diaz-Florian, Paysages avec figures absentes, à la
rubrique Une vie, un poète, dans Francopolis de mai 2017 ; j’invite aussi nos
lecteurs à lire ou relire, à la suite de ce même article, l’évocation
merveilleuse du poète par Mireille, dans un texte intitulé Passages).
« La
question est devenue chant »… Ceci nous ramène, de nouveau, à ce « chant de
cygne » qu’est La Clarté Notre-Dame. Et si j’ai quelque chose
à dire là-dessus, ce n’est certes pas en termes d’exégèse, même pas en
guise d’herméneutique aussi minimale soit-elle – car aucune légitimité
pour cela – mais en termes de pure expérience de lecture (après tout,
est-ce meilleure manière de parler d’un poète ?)
Ce récit –
car ç’en est un, assurément, et c’est là une des clés secrètes de la
fascination qu’exerce un grand poète – nous prend à la gorge dès la
première ligne et nous empoigne aussi discrètement que fermement, avec
une force aussi tendre qu’irrésistible, en nous obligeant de le suivre
jusqu’au bout : c’est ce que j’appelais une fois, de manière
faussement provocatrice, la « poésie narrative » (voir à la
rubrique Gueule des mots dans Francopolis de novembre 2015).
Une notation
de journal bien datée (19 septembre 2012) marque, comme au début d’un
roman, la découverte du « corps délit » en la présence
d’une perception sonore – « vraiment comme une espèce de parole,
d’appel ou de rappel, un tintement pur, léger, fragile et pourtant net »
– que le promeneur se propose de « ne pas oublier » :
tout le livre en découle, déroulant par des à-coups, des tâtonnements de
la pensée et de la parole, à partir de cet unique instant, une quête
d’indices, de signes, de souvenirs, d’associations, de références et
ressouvenances littéraires, et surtout, d’expression non faite pour
nommer et donner sens à l’événement qui vient de se produire, tel un
tremblement aussi subtil que profond, dans l’esprit du poète comme dans
le monde ; mais quel monde ?
En parcourant
une à une les pages de cette recherche on est emporté dans un autre
univers, bien que tous les « realia » connus – mais que
nous ne ressentions pas, ou plus – y soient évoqués comme témoins « dans
l’étonnement heureux » où baigne le poète (p. 16). Le son de la
cloche du couvent La Clarté Notre-Dame appelant aux vêpres et rappelant
au poète le cliquetis d’eaux sur les versants rocheux dans son enfance,
la lumière grise sur les collines, les prairies aux hautes herbes, les
jardins et ateliers des moniales s’adonnant à leurs occupations, la
chambre de Rilke au palais Salis dans le village de Soglio,
les crêtes diablesses des montagnes vaudoises, un oiseau blanc traversant
le paysage, les nuages bas, le casque de neige du Ventoux, mais aussi, le
couloir traversant une geôle syrienne creusée sous les ruines de Palmyre
détruite, résonnant des cris des prisonniers torturés – « comme
s’il me fallait en arriver à penser, in extremis (…), qu’il y
aurait, sous tout ce qu’on a pu contempler de plus admirable au monde,
des caves ténébreuses où s’affaireraient des êtres démoniaques tels que
des privilégiés dans mon genre ne les auraient entrevus que dans leurs
pires cauchemars »… (p. 22). Tout cela nous semble familier et
pourtant étrange ; familier non comme les référents préformatés tant
en pensée qu’en parole qui peuplent notre quotidien médiatisé, mais
familier comme des réalités longtemps oubliées et maintenant retrouvées,
ressenties avec joie – ou avec effroi ; étranger non comme le pays
qu’on découvre en touriste, mais comme l’étrange contrée qu’on pénètre en
rêve – ou en cauchemar...
C’est vrai
que par-dessus tout, le poète nous amène, encore et toujours, à le suivre
de prédilection dans « cette
demeure mouvante, changeante »,
qu’il avait découvert depuis Promenade sous les arbres, et
dont la contemplation lui procurait « une joie et une stupeur
croissantes » (éditions Lausanne, Mermod 1957, dessins
d’Anne-Marie Haesler, rééditée par La bibliothèque des arts en 1988 et
1997). Mais même cette « demeure » somme toute idyllique se révèle
être, sous sa plume, bien autre chose que « nature » et
« paysage ». Dans ses efforts, comme ceux d’un peintre ou d’un
musicien, d’en surprendre l’évanescence qui s’insinue en lui, de définir
au plus près, au plus juste, l’événement du dedans où quelque chose a
croisé quelque chose dont aucune ne puisse être repérée, identifiée,
déterminée comme étant, justement, une chose…, dans ces balbutiements, on
comprend, enfin, sa véritable quête : c’est en fait celle de l’envers
de l’être. Elle s’est poursuivie, avec entêtement, depuis toute
une vie… « jusqu’à en devenir décourageant, désespérant, le
"combat inégal" de mon vieux poème d’il y a un demi-siècle… »
(p. 22). Et voilà que la parole, enfin, vient suivre, tâtonnante, allant
au-delà et à l’envers des mots qui désignent, vers des mots qui privent
de désignation, qui vident de référent, car aucune désignation, aucun
référent ne rend compte au juste de ce qui se passe vraiment.
Voilà
comment, peu à peu, les touches déstructurantes d’une ontologie négative,
poussée au-delà des opposés symboliques telle lumière/obscurité,
s’accumulent dans le recueil, pour nous donner à voir et à entendre, en
partage, à partir du son de cloche de la Clarté Notre-Dame, comme à
travers un coquillage marin, l’indéfinissable objet-sujet de cet « étonnement » :
la « surprise », la « cible »
pressentie mais inconnue jusqu’à maintenant, de tant de flèches perdues
qui semblent enfin « converger », comme vers « une
apparence de sens, aussi fragile mais aussi tenace que tous ces signes
dont j’aurai été alors le cueilleur… » (p. 18). Donnons-en
quelques exemples :
« Outre
que, malgré que ce fût en plein après-midi, la
lumière même, et même le mot qui l’eût désigné, semblaient absents,
quoiqu’il ne fût pas question non plus de parler d’ombre, moins encore
d’obscurité.
Un
vaste espace ouvert et tranquille qu’on ne sait qui aurait chargé de
figurer le silence, et mieux que cela : quelque chose comme une
profonde absence. » (p. 12)
« Voilà
donc que dans mon grand âge, alors que "si peu de bruits", si
peu de signes du monde m’atteignent encore, cette cloche, et cette fois
non pas métaphorique, à nouveau et tout inopinément m’avait parlé ;
et de nouveau, pour m’orienter vers quelque cime dont je ne retrouverais
le nom sur aucune carte… » (p.
13)
« Ainsi
le monde le plus implacablement réel nous impose-t-il quelquefois
d’inventer des figures irréelles sans lesquelles nous ne pourrions
pleinement en rendre compte. » (p.
15)
« À
vrai dire, aucune comparaison, au contraire de ce qui s’est produit
parfois, ne s’est imposée à mon esprit tout de suite. (Peut-être aussi
parce que je doutais d’avance qu’aucune pût me satisfaire et me dispenser
d’en essayer d’autre). » (p.
17)
« Si
j’avais un tribunal à affronter, comme dans nos plus vieilles fables
(mais il n’y aura pas de tribunal, et je serai trop réellement mort pour
l’affronter), je serais sans frayeur, et ma voix, ma non-voix, ne serait
ni tremblante ni bégayante, parce que, trop désarmé, je serais tout
simplement muet (…) ». (p.
29)
« …
je n’ai pu mieux faire que buter sur toujours les mêmes métaphores, la
même traduction, et que
celle-ci, loin d’être fortifiée par sa persistance, en souffre… ». (p.
31)
Au
fur et à mesure que l’on s’avance dans cette défoliation du langage au
cours du recueil, on est également saisi de plus en plus par l’étendue
grandissante et en même temps, par la dilution progressive de
l’opposition lumière/obscurité, qui, de structurante, devient
déstructurante, dans le sens où chacun des termes se voit comme amputé de
ses connotations, vidé de son contenu, démasqué, mis en cause dans sa
nature même, soumis au doute quant à son essence et à son sens propre,
comme si toutes nos certitudes – et celles du poète en premier – étaient
devenues illusoires. En voilà seulement quelques exemples choisis parmi
de très nombreux passages dans cette tonalité ambivalente et
auto-ironique, qui se densifient sur le parcours du recueil, prenant
par endroit des accents apocalyptiques :
« Voilà,
quoi qu’il en puisse être, la belle version des choses, la lecture
favorable, flatteuse, de mes quelques livres, et sur eux la lumière à la
fois tendre et pure telle qu’en cet instant même une fois de plus je la
vois éclairer le berceau des feuillages sur le point de jaunir, à
l’imitation du soleil couchant, et plus loin le sphinx déjà casqué de
neige du Ventoux, et plus haut la grande vitre du ciel que rien n’embue.
Rien
ne l’embue… sinon ce qui, en moi, cohabite avec la lumière du monde pour,
dirait-on, la détruire, la bafouer, la salir, la retourner, non pas en de
la nuit, ce serait trop beau, mais en un leurre à vous faire
vomir. » (p. 18)
« Réduit
donc, en toute fin de parcours, à tituber entre deux aspects de mon
expérience, eux au moins indubitables : le recueil des signes qui
est presque toute ma poésie, et dont le dernier reçu, cette année encore,
aura été le point de départ de ces pages – tous ces signes dont la
singularité est d’être toujours infimes, fragiles, à peine saisissables,
évasifs mais non douteux, très intenses au contraire ; en fin de
compte, ce que j’aurai reçu de plus précieux dans ma vie, sans l’avoir
cherché ni même espéré ; et, de l’autre côté, l’effroi grandissant
de celui qui marche dans un corridor d’une prison de Syrie et ne pourra
plus jamais effacer de son esprit les cris qu’il a entendus, montés d’un
des plus bas cercles de l’Enfer. » (p. 23)
« Et
donc, je me disais aussi : parviendrais-tu à composer, pour écran à
la mort, le tissu, le rideau, l’écran de mots poétiquement le plus
admirable ; ou bien – après tout ce serait infiniment plus sûr,
emprunterais-tu pour cet office protecteur l’un des plus beaux poèmes
jamais écrits (et Dieu sait qu’en en ayant tant lus, le choix te serait
facile) ; ou, cherchant une protection encore plus efficace,
ferais-tu s’élever là devant toi pour bouclier le chant le plus pur que
jamais musicien ait pu produire, eh bien ! rien n’y ferait. » (pp. 24-25)
[À
propos du distique final de son poème Le combat inégal « qui
date déjà de plus de cinquante ans, avec sa conclusion désabusée :
(Autant se protéger du tonnerre avec deux roseaux,
quand
l’ordre des étoiles se délabre sur les eaux…) »]
« Comme
s’est aggravé, depuis lors, le "tonnerre" dont le grondement se
rapproche (…) comme si, à la fin du parcours, aucune parole n’échappait à
la violence de bien pire qu’un orage… » (pp. 31-32)
« Le
ciel d’hiver, qui occupe sans peser les deux tiers de ma fenêtre, ce
matin du 6 décembre 2016, et qui change en fils d’argent les plus fines
branches des arbres presque immobiles au-dessus de lui, c’est encore une
fois comme s’il m’encourageait à en fêter la lumière… l’illusion de la
lumière. Comme pour qui écoute de la musique dans laquelle il baigne les
yeux fermés et s’imagine, le temps de l’écoute, à l’abri du pire ;
alors que ce manteau ne le protège pas mieux que celui de la neige.
Vient
le moment du manteau déchiré, du corps déchiré, et trop souvent des
tortures sans aucune excuse pensable.
Vient
la destruction sans aucun remède et dont on ne peut plus parler sans
mensonge, sans fioritures, sinon ces brassées de fleurs qui ne font que
masquer l’insoutenable. » (p.
37).
Alors,
que retient-on finalement de la quête du poète, à l’affût de ce qui ne se
laisse pas définir, cette quête qui malgré tout, s’enfonce
inéluctablement dans le doute et dans l’angoisse d’insoutenables
déchirures du décor de la réalité, comme de l’écran où se projette le
rêve poétique ? Quand la lumière s’avère elle aussi illusion ?
Quand aucun bouclier aussi pur et aussi beau soit-il ne protège
plus ?
Je
comprends, à la fin du livre, que la réponse était déjà donnée à la toute
première page, et qu’elle est en fait toute contenue dans le titre. Il
reste La Clarté Notre-Dame.
Le
son de « la petite cloche des vêpres à la Clarté Notre-Dame,
d’une incroyable limpidité », « je dois le garder vivant
comme un oiseau dans la paume de la main, préservé pour un essor encore
possible… » (p. 11).
Non
pas au-delà, mais plutôt en-deçà de toute tentative de circonscrire,
nommer, décrire l’événement fondateur de ce livre – et de toute une vie
d’ailleurs, on le comprend bien en lisant ces confessions intimes, avec
tout « l’effort que son récit m’impose » –, reste
« une vraie cloche, si humble fût-elle,
qui avait résonné là » (p. 15). Et s’il faut se donner malgré
tout un cadre de référence, le poète est prêt à prendre son courage à
deux mains, pour le nommer, dans le Post-scriptum de son
témoignage, « le sacré », en l’appelant ainsi par
quatre fois en fin de quatre magnifiques paragraphes tels des odes, tout
en se dépouillant du même coup de toute fausse pudeur qu’une vie entière
lui avait imposée – ou superposée. De ces quatre paragraphes, j’en cite
les deux derniers :
« Durant
tant d’autres de ces voyages, s’était produit la même espèce d’émotion,
toujours liée à un lieu religieux anodin, une petite chapelle, même
modeste, même quelconque, pas même décorée, ou une crypte, et au fond je
me suis dit que si je n’avais pas été un peu obnubilé par une sorte
d’anticléricalisme qui était le nôtre à tous à un moment donné, en
particulier les amis de gauche que j’avais à l’époque à Lausanne,
j’aurais peut-être réfléchi qu’il y avait là quelque chose de beaucoup
plus important que ce que j’aurais pu imaginer d’abord, qui était
vraiment cette rencontre, inattendue souvent, inespérée, et pourtant…
peut-être poursuivie en le cherchant, du sacré.
En
longeant un verger – un verger d’amandier, ou ailleurs de cognassiers –,
en y pénétrant, en le traversant, je retrouvais la même émotion. Celle
d’une construction ouverte, qui contiendrait l’infini. Avec, à chaque
fois, le sentiment vraiment central du sacré. » (p. 42).
C’est
alors que les deux derniers vers admirables de Hölderlin qu’il cite, lui,
son grand admirateur, nous ramènent à la prière qu’adresse le Poète à une
sorte de dieu inconnu :
« So gib unschuldig Wasser,
O Fittige gib uns…
Donne-nous une eau innocente
Oh donne-nous des ailes… »
(…)
Un
dieu que le poète aide ainsi, par sa prière même, à maintenir vivant le
lien, frêle - le son de la Clarté :
« Comme,
maintenant, si tard dans ma vie, cela me devenait clair et profond ! »
(pp. 43-44).
©Dana Shishmanian
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