Si les textes de La Clarté
Notre-Dame (*) retraçaient à rebours, dans la mémoire intime, un
chemin « proustien », à la recherche du sens caché dans un
signe qui avait discrètement, secrètement, traversé l'histoire
personnelle de l’homme et du poète, et dont la « clarté » se
révélait d’un coup, en fin de vie, Le dernier livre des Madrigaux,
lui, anticipe, on dirait, un trajet futur – oserons même le dire, un
chemin eschatologique. Qui se nourrit, bien entendu, des visions de tous
les grands poètes que Philippe Jaccottet a fréquenté de près pendant
toute sa vie, et dont il s’est littéralement nourri : « les
poètes, eux, s’entre-vivent »… (comme
écrivait, en paraphrasant Prévert, le poète franco-roumain Constantin
de Chardonnet, dont j’ai dressé un bref portrait dans notre revue
d’avril 2012).
Ainsi reconnaîtra-t-on des
allusions à peine voilées, parfois des références directes, à Dante,
Hölderlin, Rilke, Ungaretti. À travers eux, Jaccottet retrouve et puise
dans l’ancien filon mythique, remontant à Orphée, jamais nommé mais dont
on pressent la figure comme en filigrane du recueil.
Ce livre de « madrigaux »
se lit alors comme un parcours initiatique en terre des ombres au-delà du
Styx, que le poète traverse deux fois dans la barque d’un Charon non
nommé non plus mais pressenti, pour en ramener – ou pour y suivre, en se
faisant lui-même ramener – une certaine « lumière »…
Tout commence « En écoutant
Claudio Monteverdi », qui joue le rôle d’un mage enchanteur,
évocateur autant que chasseur d’une certaine « ombre » :
On croirait, quand il chante,
qu’il appelle une ombre
qu'il aurait entrevue un jour dans
la forêt
et qu’il faudrait, fût-ce au prix
de son âme, retenir :
c’est par urgence que sa voix
prend feu.
Alors, à la lumière d’incendie, on
aperçoit
un pré nocturne, humide, et la
forêt par-delà
où il avait surpris cette ombre
tendre,
ou beaucoup mieux et plus tendre
qu’une ombre :
il n’y a plus que chênes et
violettes, maintenant.
La voix qui a illuminé la distance
retombe.
Je ne sais pas s’il a franchi le
pré. (p. 9)
Quelqu’un franchit pourtant,
incontestablement, ce pré ou ce gué, puisqu’on le retrouve, tel un esprit
errant, en proie au désir de monter dans la barque des trois
« dames » (déesses, parques, fées ? – référence est faite
à un poème de Dante et au dernier poème d’Ungaretti) qui semblent
susceptibles de l’amener au-delà des brumes… (1), sans même
s’apercevoir de sa présence, tant elle est effacée :
Alors désenvoûté, peut-être les
priera-t-il
de monter avec lui plutôt dans
l’autre barque
– si on le leur concède – afin de
détourner de lui
l’assaut des brumes de plus en
plus froides
qui l’attendent. Mais je sais
qu’à leur grâce il n’imposera pas
telle équipée…
Qu’il se contente d’être au milieu
d’elles rien de plus
qu'une ombre tendre, attentive, à
peine triste,
que nulle, dans leur troupe
heureuse, n’aura même vue. (p. 18)
La seconde partie du livre débute
par un éveil précédant une délivrance, figurée par le double mouvement de
lier/délier (rappelant le petit traité symbolique De vinculis de
Giordano Bruno), ce qui confirme le caractère initiatique du
parcours :
Les ruisseaux se
sont réveillés.
La voix moins claire s’entrelace à
la plus claire
Comme se tressent leurs rapides
eaux.
Pour qu’on me lie avec des liens
pareils,
Je veux bien tendre les deux
mains.
Ainsi lié, je me délivre de
l’hiver. (p. 23)
S’en suivent des montées
progressives en pleine lumière, par étapes comme si le ciel avait des
marches, ou des voiles successives pouvant cacher même des dangers
mortels (on se rappelle les « sphères » et les
« douanes » des cosmographies antiques) : ainsi « le
tissu bleu du ciel » apparaît-il en même temps comme une protection
et comme une étape à traverser, puisque « Pénélope à chaque aube,
charitable, le retisse / (…) pour, patiente et fidèle, nous protéger
/ de l’archer noir au trop froides flèches » (qui font ainsi pendant
aux « brumes froides » de l’Hadès que l’esprit errant du poète
a déjà affrontées… ; p. 24).
Car la « beauté que les yeux
et les mains touchent / et qui fait faire au cœur un premier degré dans
le chant », « se dérobe et il faut s’élever plus
haut » : alors « la cible et le
chasseur tenace » se rejoignent dans un élan ascendant
ininterrompu, « confondus dans la jubilation de la lumière » (p.
30). La grande ascension commence, celle de la divinisation royale (en
empruntant la barque de Rê pour traverser le ciel diurne) :
Considérez le ciel solaire
à l’heure de l’extrême
incandescence :
c’est là qu’il nous faut
traverser.
Des barques croisent dans ce lac
de lumière.
Aiguisez mieux votre regard :
vous les verrez franchir sans
bruit cette brume éblouie
et, par-delà, s’ancrer dans les
eaux de la nuit
pour y plonger éternellement leurs
filets
dans
les profondeurs. (p. 31)
On remarquera, en guise de signaux
de passage, que les « froides flèches » lancées par
« l’archer noir » d’au-delà du « tissu bleu du ciel »
font place à « cette brume éblouie », on dirait, autant par
« l’extrême incandescence » de la lumière du « ciel
solaire » que par « les eaux de la nuit », qui ne sont pas
sans rappeler les « brumes froides » au début du parcours… Oui,
il est paradoxal, ce chemin, sans pour autant être circulaire. Car la
qualité de cette « beauté », de cette « lumière »,
change, comme change d’autre part la nature du « noir » ou de
la « nuit » : on dirait, un chiasme avec transvasement de
sens.
On retrouve ainsi la double
ambiguïté de la « clarté » et de la « brume » – qu’on
avait déjà vue à l’œuvre dans La Clarté Notre-Dame – et qu’on ne
saura éviter d’associer à la « nuit obscure » de Jean de la
Croix et à la « nuit » de Novalis, pour ne pas évoquer aussi
l’anonyme « nuage d’inconnaissance » (The Cloude of Unknowyng) du XIVe siècle, magistralement
traduit par l’incomparable Armel Guerne (2).
Car la lumière, la vraie, est une
« nomade » qui nous vient « des noirs
déserts » :
Qui la dirait comète ne parlerait
pas en vain,
cette clarté, visible rarement en
une vie
et, dans la mienne, je le crains,
pour la dernière fois.
Celle d’espaces inconnus venue
et chargée de tous les parfums de
la distance,
la nomade à jamais des noirs
déserts,
j’aurai dans ses légers cheveux
rêvé de perdre le sommeil. (p. 32)
C’est à ce moment-là du parcours,
me semble-t-il, que se révèle le rêveur, on pourrait même dire qu’il se
réveille… par suite même de la révélation de cette double nature
ombre/lumière, qui lui est donnée furtivement (Eurydice ?...). Pour
moi, c’est une évidence : il s’agit du Poète par excellence, Orphée,
dont la figure émerge entre les lignes telle sa tête portée par la lyre
flottant sur les vagues de la mer dans le tableau de Jean Delville (bien
plus évocateur que celui de Gustave Moreau).
Pour quelques pas qu’il aurait
fait près d’elle dans la nuit,
je pressens qu’il l’aurait placée,
comme on l’a fait pour Andromède
ou Bételgeuse,
au plus haut de son ciel
intérieur,
entre les cornes de la Lyre,
afin que jusque dans l’hiver
glacial
il puisse encore voir étinceler
les traces des trop tendres
griffes sur son cœur. (p. 34)
La rencontre ultime se passe
au-delà de la lumière-écran, qu’il convient d’écarter tel un voile pour
accéder à cette révélation pressentie, celle qui est vision au
double sens du mot, objet et sujet, vue et voyante :
Écarte cette lumière qui n’a
jamais d’yeux
comme un rideau inutile et entre,
approche, toi qui regardes et qui
parles,
plus touchante que l’air
d’automne,
plus tendre que toute sa laine et
tout son lait. (p. 37)
Le dernier poème nous ramène sur
terre, dans la cabane – lire, le quotidien solitaire – du poète
visionnaire qui se demande s’il a seulement rêvé de ce chemin mystique ou
s’il l’a vraiment entrevu, et alors, s’il lui faut encore œuvrer pour se
rendre digne de le parcourir, un jour… Assurément, il l’est, finalement,
devenu ! (3)
Et maintenant, tu te retrouves
seul devant le feu
dans ta cabane.
Les flammes semblent étouffer le
bois comme du lierre.
N'y a-t-il vraiment plus ici
d'autre ombre que toi ?
As-tu rêvé que la lumière n'était
pas seulement au ciel,
hors de portée,
pas seulement dans la musique
entendue
mais dans la musicienne, sur ses
lèvres,
dans ses yeux, même quand elle se
tait ?
Ne dis pas que tu as rêvé, ne le
crois pas :
simplement, tu n'étais pas digne.
Bûcheron gourd ou loup naïf, ne
sors donc plus
de tes forêts : la neige y compte
sur toi.
Heureusement, la hache est posée
loin de tes mains.
(1) Cette vision peut aussi nous
faire penser à la barque portant Arthur vers Avalon, conduit par Ygraine,
Viviane et Morgane, pour trouver, au-delà des brumes, la cristalline
« île des morts » – insula vitrea (un riche article à ce
sujet : Éric Lysøe, « Souvenirs d’Avalon. L’île et la montagne
de verre dans le fantastique à l’époque romantique », dans Cahiers
de recherches médiévales 11 | 2004, en ligne).
(2) Le Nuage d’inconnaissance, Cahiers du Sud, 1953 ; réédition Paris,
Seuil, coll. « Points Sagesse », 1977 et 1998.
(3)
Sur les poèmes inclus dans Le
dernier livre des Madrigaux, une notice finale nous indique
qu’ils ont été écrits en 1984, repris et complétés par la suite, et
réunis sous leur titre définitif en 1990 : ils auraient donc attendu
plus de 30 ans pour être publiés, juste avant la mort de l’auteur !
©Dana Shishmanian
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