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Mai-Juin 2021

 

 

Le dernier livre de Madrigaux

 

de Philippe Jaccottet

 

 

(Éditions Gallimard, février 2021, 48 p., 9 €)

(*)

 

Une lecture

par Dana Shishmanian

 

Roselyne Fritel, Le bois des chagrins, monotype inédit, don de l’artiste (mai 2018)

 

 

Si les textes de La Clarté Notre-Dame (*) retraçaient à rebours, dans la mémoire intime, un chemin « proustien », à la recherche du sens caché dans un signe qui avait discrètement, secrètement, traversé l'histoire personnelle de l’homme et du poète, et dont la « clarté » se révélait d’un coup, en fin de vie, Le dernier livre des Madrigaux, lui, anticipe, on dirait, un trajet futur – oserons même le dire, un chemin eschatologique. Qui se nourrit, bien entendu, des visions de tous les grands poètes que Philippe Jaccottet a fréquenté de près pendant toute sa vie, et dont il s’est littéralement nourri : « les poètes, eux, s’entre-vivent »… (comme écrivait, en paraphrasant Prévert, le poète franco-roumain Constantin de Chardonnet, dont j’ai dressé un bref portrait dans notre revue d’avril 2012).

Ainsi reconnaîtra-t-on des allusions à peine voilées, parfois des références directes, à Dante, Hölderlin, Rilke, Ungaretti. À travers eux, Jaccottet retrouve et puise dans l’ancien filon mythique, remontant à Orphée, jamais nommé mais dont on pressent la figure comme en filigrane du recueil.

Ce livre de « madrigaux » se lit alors comme un parcours initiatique en terre des ombres au-delà du Styx, que le poète traverse deux fois dans la barque d’un Charon non nommé non plus mais pressenti, pour en ramener – ou pour y suivre, en se faisant lui-même ramener – une certaine « lumière »…

Tout commence « En écoutant Claudio Monteverdi », qui joue le rôle d’un mage enchanteur, évocateur autant que chasseur d’une certaine « ombre » :

On croirait, quand il chante, qu’il appelle une ombre

qu'il aurait entrevue un jour dans la forêt

et qu’il faudrait, fût-ce au prix de son âme, retenir :

c’est par urgence que sa voix prend feu.

 

Alors, à la lumière d’incendie, on aperçoit

un pré nocturne, humide, et la forêt par-delà

où il avait surpris cette ombre tendre,

ou beaucoup mieux et plus tendre qu’une ombre :

 

il n’y a plus que chênes et violettes, maintenant.

 

La voix qui a illuminé la distance retombe.

 

Je ne sais pas s’il a franchi le pré.     (p. 9)

Quelqu’un franchit pourtant, incontestablement, ce pré ou ce gué, puisqu’on le retrouve, tel un esprit errant, en proie au désir de monter dans la barque des trois « dames » (déesses, parques, fées ? – référence est faite à un poème de Dante et au dernier poème d’Ungaretti) qui semblent susceptibles de l’amener au-delà des brumes… (1), sans même s’apercevoir de sa présence, tant elle est effacée :

Alors désenvoûté, peut-être les priera-t-il

de monter avec lui plutôt dans l’autre barque

– si on le leur concède – afin de détourner de lui

l’assaut des brumes de plus en plus froides

qui l’attendent. Mais je sais

qu’à leur grâce il n’imposera pas telle équipée…

 

Qu’il se contente d’être au milieu d’elles rien de plus

qu'une ombre tendre, attentive, à peine triste,

que nulle, dans leur troupe heureuse, n’aura même vue.    (p. 18)

La seconde partie du livre débute par un éveil précédant une délivrance, figurée par le double mouvement de lier/délier (rappelant le petit traité symbolique De vinculis de Giordano Bruno), ce qui confirme le caractère initiatique du parcours :

Les ruisseaux se sont réveillés.

 

La voix moins claire s’entrelace à la plus claire

Comme se tressent leurs rapides eaux.

 

Pour qu’on me lie avec des liens pareils,

Je veux bien tendre les deux mains.

 

Ainsi lié, je me délivre de l’hiver.      (p. 23)

S’en suivent des montées progressives en pleine lumière, par étapes comme si le ciel avait des marches, ou des voiles successives pouvant cacher même des dangers mortels (on se rappelle les « sphères » et les « douanes » des cosmographies antiques) : ainsi « le tissu bleu du ciel » apparaît-il en même temps comme une protection et comme une étape à traverser, puisque « Pénélope à chaque aube, charitable, le retisse / (…) pour, patiente et fidèle, nous protéger / de l’archer noir au trop froides flèches » (qui font ainsi pendant aux « brumes froides » de l’Hadès que l’esprit errant du poète a déjà affrontées… ; p. 24).

Car la « beauté que les yeux et les mains touchent / et qui fait faire au cœur un premier degré dans le chant », « se dérobe et il faut s’élever plus haut » : alors « la cible et le chasseur tenace » se rejoignent dans un élan ascendant ininterrompu, « confondus dans la jubilation de la lumière » (p. 30). La grande ascension commence, celle de la divinisation royale (en empruntant la barque de Rê pour traverser le ciel diurne) :

Considérez le ciel solaire

à l’heure de l’extrême incandescence :

c’est là qu’il nous faut traverser.

 

Des barques croisent dans ce lac de lumière.

 

Aiguisez mieux votre regard :

vous les verrez franchir sans bruit cette brume éblouie

et, par-delà, s’ancrer dans les eaux de la nuit

pour y plonger éternellement leurs filets

                                   dans les profondeurs.    (p. 31)

On remarquera, en guise de signaux de passage, que les « froides flèches » lancées par « l’archer noir » d’au-delà du « tissu bleu du ciel » font place à « cette brume éblouie », on dirait, autant par « l’extrême incandescence » de la lumière du « ciel solaire » que par « les eaux de la nuit », qui ne sont pas sans rappeler les « brumes froides » au début du parcours… Oui, il est paradoxal, ce chemin, sans pour autant être circulaire. Car la qualité de cette « beauté », de cette « lumière », change, comme change d’autre part la nature du « noir » ou de la « nuit » : on dirait, un chiasme avec transvasement de sens.

On retrouve ainsi la double ambiguïté de la « clarté » et de la « brume » – qu’on avait déjà vue à l’œuvre dans La Clarté Notre-Dame – et qu’on ne saura éviter d’associer à la « nuit obscure » de Jean de la Croix et à la « nuit » de Novalis, pour ne pas évoquer aussi l’anonyme « nuage d’inconnaissance » (The Cloude of Unknowyng) du XIVe siècle, magistralement traduit par l’incomparable Armel Guerne (2).

Car la lumière, la vraie, est une « nomade » qui nous vient « des noirs déserts » :

Qui la dirait comète ne parlerait pas en vain,

cette clarté, visible rarement en une vie

et, dans la mienne, je le crains, pour la dernière fois.

 

Celle d’espaces inconnus venue

et chargée de tous les parfums de la distance,

la nomade à jamais des noirs déserts,

j’aurai dans ses légers cheveux rêvé de perdre le sommeil.    (p. 32)

C’est à ce moment-là du parcours, me semble-t-il, que se révèle le rêveur, on pourrait même dire qu’il se réveille… par suite même de la révélation de cette double nature ombre/lumière, qui lui est donnée furtivement (Eurydice ?...). Pour moi, c’est une évidence : il s’agit du Poète par excellence, Orphée, dont la figure émerge entre les lignes telle sa tête portée par la lyre flottant sur les vagues de la mer dans le tableau de Jean Delville (bien plus évocateur que celui de Gustave Moreau).

Pour quelques pas qu’il aurait fait près d’elle dans la nuit,

je pressens qu’il l’aurait placée,

comme on l’a fait pour Andromède ou Bételgeuse,

au plus haut de son ciel intérieur,

entre les cornes de la Lyre,

afin que jusque dans l’hiver glacial

il puisse encore voir étinceler

les traces des trop tendres griffes sur son cœur.     (p. 34)

La rencontre ultime se passe au-delà de la lumière-écran, qu’il convient d’écarter tel un voile pour accéder à cette révélation pressentie, celle qui est vision au double sens du mot, objet et sujet, vue et voyante :

Écarte cette lumière qui n’a jamais d’yeux

comme un rideau inutile et entre,

approche, toi qui regardes et qui parles,

plus touchante que l’air d’automne,

plus tendre que toute sa laine et tout son lait.     (p. 37)

Le dernier poème nous ramène sur terre, dans la cabane – lire, le quotidien solitaire – du poète visionnaire qui se demande s’il a seulement rêvé de ce chemin mystique ou s’il l’a vraiment entrevu, et alors, s’il lui faut encore œuvrer pour se rendre digne de le parcourir, un jour… Assurément, il l’est, finalement, devenu ! (3)

Et maintenant, tu te retrouves seul devant le feu

dans ta cabane.

 

Les flammes semblent étouffer le bois comme du lierre.

 

N'y a-t-il vraiment plus ici d'autre ombre que toi ?

 

As-tu rêvé que la lumière n'était pas seulement au ciel,

hors de portée,

pas seulement dans la musique entendue

mais dans la musicienne, sur ses lèvres,

dans ses yeux, même quand elle se tait ?

 

Ne dis pas que tu as rêvé, ne le crois pas :

simplement, tu n'étais pas digne.

 

Bûcheron gourd ou loup naïf, ne sors donc plus

de tes forêts : la neige y compte sur toi.

 

Heureusement, la hache est posée loin de tes mains.   

 

 

(1) Cette vision peut aussi nous faire penser à la barque portant Arthur vers Avalon, conduit par Ygraine, Viviane et Morgane, pour trouver, au-delà des brumes, la cristalline « île des morts » – insula vitrea (un riche article à ce sujet : Éric Lysøe, « Souvenirs d’Avalon. L’île et la montagne de verre dans le fantastique à l’époque romantique », dans Cahiers de recherches médiévales 11 | 2004, en ligne).

(2) Le Nuage d’inconnaissance, Cahiers du Sud, 1953 ; réédition Paris, Seuil, coll. « Points Sagesse », 1977 et 1998.

(3) Sur les poèmes inclus dans Le dernier livre des Madrigaux, une notice finale nous indique qu’ils ont été écrits en 1984, repris et complétés par la suite, et réunis sous leur titre définitif en 1990 : ils auraient donc attendu plus de 30 ans pour être publiés, juste avant la mort de l’auteur !

 

©Dana Shishmanian

 

 

 

 

Jean Delville, Orphée mort, huile sur toile, 1893

(Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Inv. 12209 ;

reproduit du site du musée).

 

 

(*)

 

Cet article fait suite à ma note de lecture du numéro précédent, L’adieu-clarté de Philippe Jaccottet, dédiée au recueil La Clarté Notre-Dame paru aux éditions Gallimard en même temps que celui-ci, peu de temps avant la disparition du poète.

 

D.S.

 

 

 

 

 

Dana Shishmanian sur Philippe Jaccottet

Francosemailles, mai-juin 2021

 

 

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