http://www.francopolis.net/images/fstitle.jpg

Articles sur les poètes francophones contemporains
&
Poètes du monde entier

ACCUEIL

ARCHIVES FRANCO-SEMAILLES

 


Septembre-Octobre 2019

 

 

Christian Tămaş :

Le chevalier noir

(roman traduit en français par Gabriel Mardare,

Éditions Ars Longa, 2019)

 

Note de lecture de Sonia Elvireanu

 

couverture Tant de bonheur-version bilingue-scan couverture

 

 

 

Dans le labyrinthe du temps…

 

Christian Tămaş est une personnalité complexe : romancier, nouvelliste, essayiste, traducteur de plusieurs langues, orientaliste, professeur universitaire de langue arabe, chercheur dans le domaine des sciences humaines et des arts, conseiller IBC Cambridge, Angleterre, membre de plusieurs sociétés et associations internationales d’écrivains, traducteurs et linguistes.

Il est bien connu pour sa prose fantastique où l’action est menée de main de maître et poussée entre le réel et l’irréel. Le prosateur explore habilement de multiples sources, ce qui permet aux lecteurs une interprétation à plusieurs niveaux : philosophique, psychologique, psychanalytique, mythologique, historique.

Le réel et le fantastique onirique tissent la toile du déroulement de l’action de ses romans dont le point de départ est toujours la réalité vivante, mais qui vire les personnages vers l’irréel, difficile à comprendre au premier abord.

Son roman Le chevalier noir, publié en 1992 en roumain, le premier d’une trilogie romanesque (La malédiction des cathares, Un nom sur le sable), vient de paraître en 2019 en traduction française, grâce à l’excellent travail du traducteur Gabriel Mardare, qui réussit à rendre l’atmosphère et le suspense, de même que la dynamique de la narration très alerte, malgré la difficulté du sujet : une maladie psychique qui bouleverse la vie d’une jeune femme, en proie aux angoisses mortelles. 

Le titre du roman, le leitmotiv du roman et à la fois la source de la maladie de Claire Chabert, est donné par une toile trouvée par hasard par celle-ci chez les bouquinistes des quais de la Seine. C’est une vieille peinture du XIVe siècle, écaillée et noircie par le temps, qui capte brusquement l’attention de la femme pendant sa promenade. Elle représente un chevalier en train de décapiter une femme sur le pont-levis d’un château-fort médiéval, devant le portique géant de l’entrée.

Devant le tableau, Claire vit une expérience troublante. Elle a l’impression de connaître le chevalier et le château, de s’identifier à la femme prête à rendre son souffle, comme si ce temps très éloigné eût été imprimé quelque part en elle, mais sans pouvoir s’expliquer ni la fascination, ni « l’effroi démesuré » que le chevalier aux yeux « profonds et ténébreux », aux « dents de jeune lion » exerce sur elle par son regard fixe qui semblait la dévisager. L’attraction de la toile est si violente qu’elle achète le tableau et le met au-dessus de son lit dans la chambre à coucher, un geste qui s’avère fatal, car il déclenche une série d’événements invraisemblables qui la poussent à la folie et au suicide : le même cauchemar nuit après nuit, l’impression au réveil d’avoir été possédée par le chevalier noir du tableau.

Le roman débute par une scène dans le cabinet du psychiatre Jean de Gryse que la jeune femme écrivaine vient de consulter. Elle lui raconte éperdue l’agression du tableau sur elle, sa vie totalement bouleversée. Le médecin se rend compte qu’il s’agit d’une psychose sexuelle, il identifie apparemment son origine, mais deux mois de thérapie intensive ne réussissent pas à guérir Claire, au contraire, son état empire par ses tentatives de suicide. C’est à ce point que le docteur rumine ses pensées pour trouver ailleurs la source de la maladie et décide de risquer une expérience extrême, hors de commun, paranormale, grâce à son initiation dans la mystique orientale par un maître indien.

Le romancier construit un récit dont le rythme alerte et le mystère des événements tiennent le lecteur à bout de souffle. La narration, même discontinue par l’intrusion dans le passé du docteur et ses réflexions médicales pour résoudre le cas, s’enchaîne de séquence en séquence de façon à éclaircir par leur passé la vie des personnages, mais ne perd rien de son mystère, car la psychanalyse ne suffit pas à guérir la patiente, d’autres forces entrent en jeu pour mettre le lecteur sur une nouvelle piste, celle de la philosophie et de la mystique indienne. C’est le passé du docteur qui rend compte de son pouvoir mental dès son enfance, activé involontairement en état de tension (les lumières allumées à Luna Park, l’accident évité du camion, la rencontre par le pouvoir de la pensée de son futur Maître spirituel, un fakir indien), développé et maîtrisé grâce aux exercices spirituels parallèlement à sa formation en psychiatrie.

La tension du récit est maintenue par l’aggravation de la maladie, les tentatives manquées de suicide, l’observation du comportement de la malade à son domicile pendant ses cauchemars, les plongées dans le passé du psychiatre (pour suggérer  l’abandon de la pratique psychiatrique en faveur d’une nouvelle voie,  empruntée par le docteur à sa formation spirituelle, voire mystique), l’hypnose, la descente dans le labyrinthe du temps pour retrouver l’origine du mal, le récit médiéval encadré dans la trame du présent, les rencontres et les conversations du docteur avec son Maître.

Le rythme est donné par le dialogue avec les personnages secondaires et l’enchaînement des séquences de façon à créer la tension, le suspense ou à décontracter un instant le ruminement du cas (le monologue du médecin) par un regard extérieur, détaché, sur le paysage (le regard de la fenêtre du cabinet, la promenade le long de la Seine).

Il y a un parfait équilibre entre la narration, le dialogue, le monologue intérieur, la réflexion médicale, les brefs instants descriptifs, de calme. Les explications psychiatriques sur la maladie, une intrusion justifiée du langage médical, ne sont ni monotones, ni trop longues, juste pour faire comprendre un cas de psychose et la thérapie. De même, les éléments de philosophie orientale qui anticipent et éclairent l’expérience ultime à tenter sur la malade : vider son cerveau, se détacher de tout élément extérieur, créer le vide pour se mettre en rapport avec l’esprit éternel, invoquer d’autres forces à son aide pour guérir Claire.

En pesant le pour et le contre, le docteur se décide à répéter une expérience échouée faite sur un enfant en proie à des crises de folie. La seule chance de guérir Claire était de retourner dans le temps et de trouver la source de l’événement terrible qu’elle vivait pendant le rêve, une terreur subie par une autre femme, au Moyen Age, dont la source était le chevalier noir du tableau, qui hantait après des siècles une autre femme. Mais cette tentative de descendre dans le labyrinthe du temps pour connaître le Mal qui possédait la jeune femme n’était pas sans risques pour le docteur : ne pas pouvoir maîtriser le Chaos primordial et ne plus revenir dans le monde réel, sombrer dans la folie.

Cependant, c’était l’unique chance et le psychiatre provoque la transe hypnotique pendant laquelle il passe dans un autre temps et entrevoit comme dans un rêve le chevalier noir, l’incarnation du Mal, dans son château, en train de sacrifier une femme sur l’autel du Méchant, de la brûler sur un gril. C’est le cauchemar de chaque nuit de Claire, suivi d’une crise de folie pendant laquelle elle s’ébat comme possédée de l’esprit malin du chevalier et déchire ses vêtements, terrifiée d’horreur.

Le docteur réussit à libérer la femme de ces cauchemars, mais il se rend compte qu’elle s’est attachée à lui, le regardant comme « l’incarnation du bien qui terrasse le Mal ». C’est ce qui arrive en psychiatrie, le patient transfère sur son thérapeute son amour. Le docteur va involontairement devenir l’objet d’un amour fétiche de la femme, risquant de sombrer dans une aventure amoureuse involontaire. Il en est conscient et il l’avoue à son Maître, craignant encore la force maléfique et mystérieuse du tableau.

En effet, l’énigme du chevalier noir n’est pas résolue à la fin du roman. Le Maître emprunte au docteur le tableau enlevé à Claire pour l’en débarrasser. Pendant son vol vers New York, lorsqu’il le regarde de près, il constate étonné la fascination qu’il exerce sur une femme en deuil.

Le Chevalier noir est un roman captivant, qui tient le lecteur à bout de souffle, tout en le plongeant dans la psychanalyse et la mystique orientale pour lui faire comprendre la thérapie d’une psychose qui s’apparente à la folie. Il est inspiré par un personnage réel du XVe siècle, Gilles de Montmorency-Laval, baron de Rais, comte de Brienne, qui est en même temps le personnage qui obsède l’écrivaine Claire Chabert, en train d’écrire un livre palpitant sur sa vie. Elle est fascinée par sa personnalité contradictoire, héros et démon à la fois, selon les légendes. Son obsession engendre une sorte d’attraction amoureuse inconsciente blottie dans le sous-conscient de la jeune femme et projetée dans ses rêves. L’image mentale de Gilles de Rais se superpose au portrait du chevalier du tableau et celle de la femme brûlée, à elle-même. Son obsession pour le personnage médiéval entraîne son identification avec sa vie, ce qui déclenche ses cauchemars et sa psychose.

Le roman révèle l’intérêt de l’auteur pour de multiples domaines et son talent à les explorer dans la fiction pour enchaîner la trame autour d’un cas singulier de psychiatrie en réactivant les éléments du roman gothique historique (une écrivaine hantée par un démon du passé, le cauchemar, le suicide,  le fakir et le médecin aux pouvoirs hors de commun, le château médiéval, la prison, la torture, le châtelain démoniaque, le prêtre, les décors et les armes médiévaux, le fantastique onirique, le récit dans le récit, les sentiments d’effroi, de terreur, d’horreur). 

 

©Sonia Elvireanu

 

 

Orientaliste, écrivain et traducteur multilingue, Christian Tămaş est licencié en lettres arabes de l’Université de Bucarest, et docteur en philosophie ; il est chercheur en sciences humaines à l’Université "Alexandru Ioan Cuza” de Iassy, et conseiller en sciences humaines à IBC Cambridge (Grande Bretagne). Pour ses articles, voir sur son blog et sur le site Liber spun. Une précédente chronique parue dans notre revue  est dédiée à l’un de ses romans : Un récit sur la fin d’un monde : Le silence blanc, de Christian Tămaş, par Dana Shishmanian.

Pour les éditions roumaines francophones de Iassy, Ars Longa, voir nos articles dans la rubrique "Vue de francophonie" de novembre 2013 et novembre 2014.

 

Poète, traductrice, animatrice d’événements francophones, critique littéraire, Sonia Elvireanu contribue couramment à cette rubrique de Francopolis ; pour son œuvre, voir Le silence d’entre les neiges au numéro précédent.  

 

 

 

 

Sonia Elvireanu, Francosemailles
Septembre-Octobre 2019

recherche : Dana Shishmanian 

 

 

Accueil  ~ Comité Poésie ~ Sites Partenaires  ~  La charte  ~  Contacts

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer