Dans le labyrinthe du temps…
Christian Tămaş
est une personnalité complexe : romancier, nouvelliste, essayiste,
traducteur de plusieurs langues, orientaliste, professeur universitaire
de langue arabe, chercheur dans le domaine des sciences humaines et des
arts, conseiller IBC Cambridge, Angleterre, membre de plusieurs sociétés
et associations internationales d’écrivains, traducteurs et linguistes.
Il est bien connu pour sa prose fantastique où
l’action est menée de main de maître et poussée entre le réel et
l’irréel. Le prosateur explore habilement de multiples sources, ce qui
permet aux lecteurs une interprétation à plusieurs niveaux :
philosophique, psychologique, psychanalytique, mythologique, historique.
Le réel et le fantastique onirique tissent la
toile du déroulement de l’action de ses romans dont le point de départ
est toujours la réalité vivante, mais qui vire les personnages vers
l’irréel, difficile à comprendre au premier abord.
Son roman Le
chevalier noir, publié en 1992 en roumain, le premier d’une trilogie
romanesque (La malédiction des
cathares, Un nom sur le sable),
vient de paraître en 2019 en traduction française, grâce à l’excellent
travail du traducteur Gabriel Mardare, qui
réussit à rendre l’atmosphère et le suspense, de même que la dynamique de
la narration très alerte, malgré la difficulté du sujet : une
maladie psychique qui bouleverse la vie d’une jeune femme, en proie aux
angoisses mortelles.
Le titre du roman, le leitmotiv du roman et à la
fois la source de la maladie de Claire Chabert, est donné par une toile
trouvée par hasard par celle-ci chez les bouquinistes des quais de la
Seine. C’est une vieille peinture du XIVe siècle, écaillée et
noircie par le temps, qui capte brusquement l’attention de la femme
pendant sa promenade. Elle représente un chevalier en train de décapiter
une femme sur le pont-levis d’un château-fort médiéval, devant le portique
géant de l’entrée.
Devant le tableau, Claire vit une expérience
troublante. Elle a l’impression de connaître le chevalier et le château,
de s’identifier à la femme prête à rendre son souffle, comme si ce temps
très éloigné eût été imprimé quelque part en elle, mais sans pouvoir
s’expliquer ni la fascination, ni « l’effroi démesuré » que le
chevalier aux yeux « profonds et ténébreux », aux « dents
de jeune lion » exerce sur elle par son regard fixe qui semblait la
dévisager. L’attraction de la toile est si violente qu’elle achète le
tableau et le met au-dessus de son lit dans la chambre à coucher, un
geste qui s’avère fatal, car il déclenche une série d’événements
invraisemblables qui la poussent à la folie et au suicide : le même
cauchemar nuit après nuit, l’impression au réveil d’avoir été possédée
par le chevalier noir du tableau.
Le roman débute par une scène dans le cabinet du
psychiatre Jean de Gryse que la jeune femme
écrivaine vient de consulter. Elle lui raconte éperdue l’agression du
tableau sur elle, sa vie totalement bouleversée. Le médecin se rend
compte qu’il s’agit d’une psychose sexuelle, il identifie apparemment son
origine, mais deux mois de thérapie intensive ne réussissent pas à guérir
Claire, au contraire, son état empire par ses tentatives de suicide.
C’est à ce point que le docteur rumine ses pensées pour trouver ailleurs
la source de la maladie et décide de risquer une expérience extrême, hors
de commun, paranormale, grâce à son initiation dans la mystique orientale
par un maître indien.
Le romancier construit un récit dont le rythme
alerte et le mystère des événements tiennent le lecteur à bout de
souffle. La narration, même discontinue par l’intrusion dans le passé du
docteur et ses réflexions médicales pour résoudre le cas, s’enchaîne de
séquence en séquence de façon à éclaircir par leur passé la vie des
personnages, mais ne perd rien de son mystère, car la psychanalyse ne
suffit pas à guérir la patiente, d’autres forces entrent en jeu pour
mettre le lecteur sur une nouvelle piste, celle de la philosophie et de
la mystique indienne. C’est le passé du docteur qui rend compte de son
pouvoir mental dès son enfance, activé involontairement en état de
tension (les lumières allumées à Luna Park, l’accident évité du camion,
la rencontre par le pouvoir de la pensée de son futur Maître spirituel,
un fakir indien), développé et maîtrisé grâce aux exercices spirituels parallèlement à
sa formation en psychiatrie.
La tension du récit est maintenue par
l’aggravation de la maladie, les tentatives manquées de suicide,
l’observation du comportement de la malade à son domicile pendant ses
cauchemars, les plongées dans le passé du psychiatre (pour suggérer l’abandon de la pratique psychiatrique
en faveur d’une nouvelle voie,
empruntée par le docteur à sa formation spirituelle, voire
mystique), l’hypnose, la descente dans le labyrinthe du temps pour retrouver
l’origine du mal, le récit médiéval encadré dans la trame du présent, les
rencontres et les conversations du docteur avec son Maître.
Le rythme est donné par le dialogue avec les
personnages secondaires et l’enchaînement des séquences de façon à créer
la tension, le suspense ou à décontracter un instant le ruminement du cas
(le monologue du médecin) par un regard extérieur, détaché, sur le
paysage (le regard de la fenêtre du cabinet, la promenade le long de la
Seine).
Il y a un parfait équilibre entre la narration,
le dialogue, le monologue intérieur, la réflexion médicale, les brefs
instants descriptifs, de calme. Les explications psychiatriques sur la
maladie, une intrusion justifiée du langage médical, ne sont ni
monotones, ni trop longues, juste pour faire comprendre un cas de
psychose et la thérapie. De même, les éléments de philosophie orientale
qui anticipent et éclairent l’expérience ultime à tenter sur la
malade : vider son cerveau, se détacher de tout élément extérieur,
créer le vide pour se mettre en rapport avec l’esprit éternel, invoquer
d’autres forces à son aide pour guérir Claire.
En pesant le pour et le contre, le docteur se
décide à répéter une expérience échouée faite sur un enfant en proie à
des crises de folie. La seule chance de guérir Claire était de retourner
dans le temps et de trouver la source de l’événement terrible qu’elle
vivait pendant le rêve, une terreur subie par une autre femme, au Moyen
Age, dont la source était le chevalier noir du tableau, qui hantait après
des siècles une autre femme. Mais cette tentative de descendre dans le
labyrinthe du temps pour connaître le Mal qui possédait la jeune femme
n’était pas sans risques pour le docteur : ne pas pouvoir maîtriser
le Chaos primordial et ne plus revenir dans le monde réel, sombrer dans
la folie.
Cependant, c’était l’unique chance et le
psychiatre provoque la transe hypnotique pendant laquelle il passe dans
un autre temps et entrevoit comme dans un rêve le chevalier noir,
l’incarnation du Mal, dans son château, en train de sacrifier une femme
sur l’autel du Méchant, de la brûler sur un gril. C’est le cauchemar de
chaque nuit de Claire, suivi d’une crise de folie pendant laquelle elle
s’ébat comme possédée de l’esprit malin du chevalier et déchire ses
vêtements, terrifiée d’horreur.
Le docteur réussit à libérer la femme de ces
cauchemars, mais il se rend compte qu’elle s’est attachée à lui, le
regardant comme « l’incarnation du bien qui terrasse le Mal ».
C’est ce qui arrive en psychiatrie, le patient transfère sur son
thérapeute son amour. Le docteur va involontairement devenir l’objet d’un
amour fétiche de la femme, risquant de sombrer dans une aventure
amoureuse involontaire. Il en est conscient et il l’avoue à son Maître,
craignant encore la force maléfique et mystérieuse du tableau.
En effet, l’énigme du chevalier noir n’est pas
résolue à la fin du roman. Le Maître emprunte au docteur le tableau
enlevé à Claire pour l’en débarrasser. Pendant son vol vers New York,
lorsqu’il le regarde de près, il constate étonné la fascination qu’il
exerce sur une femme en deuil.
Le Chevalier noir est un roman captivant, qui tient le lecteur à
bout de souffle, tout en le plongeant dans la psychanalyse et la mystique
orientale pour lui faire comprendre la thérapie d’une psychose qui s’apparente
à la folie. Il est inspiré par un personnage réel du XVe siècle, Gilles de Montmorency-Laval, baron de
Rais, comte de Brienne, qui est en même temps le personnage qui obsède
l’écrivaine Claire Chabert, en train d’écrire un livre palpitant sur sa
vie. Elle est fascinée par sa personnalité contradictoire, héros et démon
à la fois, selon les légendes. Son obsession engendre une sorte
d’attraction amoureuse inconsciente blottie dans le sous-conscient de la
jeune femme et projetée dans ses rêves. L’image mentale de Gilles de Rais
se superpose au portrait du chevalier du tableau et celle de la femme
brûlée, à elle-même. Son obsession pour le personnage médiéval entraîne
son identification avec sa vie, ce qui déclenche ses cauchemars et sa
psychose.
Le roman révèle l’intérêt de l’auteur pour de
multiples domaines et son talent à les explorer dans la fiction pour
enchaîner la trame autour d’un cas singulier de psychiatrie en réactivant
les éléments du roman gothique historique (une écrivaine hantée par un
démon du passé, le cauchemar, le suicide,
le fakir et le médecin aux pouvoirs hors de commun, le château
médiéval, la prison, la torture, le châtelain démoniaque, le prêtre, les
décors et les armes médiévaux, le fantastique onirique, le récit dans le
récit, les sentiments d’effroi, de terreur, d’horreur).
©Sonia Elvireanu
Orientaliste, écrivain et traducteur
multilingue, Christian Tămaş est licencié en lettres arabes de
l’Université de Bucarest, et docteur en philosophie ; il est chercheur en
sciences humaines à l’Université "Alexandru Ioan Cuza” de Iassy, et
conseiller en sciences humaines à IBC Cambridge (Grande Bretagne). Pour ses
articles, voir sur son blog et sur
le site Liber să spun.
Une précédente chronique parue dans notre revue est dédiée à l’un de
ses romans : Un récit sur la fin d’un monde : Le silence blanc, de Christian Tămaş, par Dana Shishmanian.
Pour les éditions roumaines francophones de
Iassy, Ars Longa, voir nos articles dans la rubrique "Vue de
francophonie" de novembre 2013 et novembre 2014.
Poète,
traductrice, animatrice d’événements francophones, critique littéraire, Sonia Elvireanu
contribue couramment à cette rubrique de Francopolis ; pour son œuvre,
voir Le silence d’entre les neiges au numéro
précédent.
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