Je me souviens de la beauté de lire.
Ce sont pages innombrables qui forment un temps à part dans la vie, un
temps qui recrée, nous maintenant vivant et alerte.
Le
temps de lire est un qui vive sur le monde comme si nous étions
tous « des
guetteurs mélancoliques » que charment la scansion, le
rythme, les images qui
passent, le souffle qui se répand, puissant et chaque fois
unique pour chacun des
écrivains que nous rencontrons, choyons, lisons.
Je me souviens de W ou le souvenir d'enfance de Georges
Perec et dans le retentissement déjà lointain de
cette magnifique parabole, de ce récit de souvenirs en lambeaux
Je me souviens de Sur la scène intérieure
de Marcel Cohen dont le texte si sobre, si dénué de
pathos et que j'ai lu dernièrement est un livre tombeau pour des
êtres chers et dont il ne resterait nulle trace sans ce
témoignage, ses photos, ses rares objets ayant été
en leur possession.
Je me souviens de la saga norvégienne de Herbjorg
Wassmo constituée de 7 tomes. Je me souviens qu'elle m'a transportée dans
un pays de glace, de neige,de sentiments violents et de personnages d'une
humanité brusque et parfois sauvage et de la coulée de langue primordiale dans
laquelle tout chantait, même le meurtre.
Je me souviens d'Austerlitz de W.G Sebald, de la
beauté presque inquiétante de sa langue. J'en tremblais
quelquefois, m'arrêtant de lire comme si lire c'était
s’arrêter, contempler le texte seulement.
Je me souviens de J.B Pontalis et de mon sentiment
de proximité avec cet analyste subtil. Ce sont affinités
électives qui me faisaient virevolter de bonheur quand je voyais
un nouveau Pontalis en librairie. Je me disais « je vais lui
écrire » et quand il est mort au cours de l'année
2013, mon coeur s'est serré comme si j'avais perdu un proche, un
ami, oui un « ami inconnu ».
Je me souviens d'Erri de Luca que j'ai
découvert en lisant Tu Mio. J'ai tout de suite
aimé une certaine rudesse dans le ton, des images et des
sentiments forts, un secret de douceur derrière cette rudesse et
la beauté de chacun de ses livres et parmi ceux que je
préfère il y a ses interprétations des textes
bibliques Le noyau d'olive comme Première heure par exemple.
Je me souviens de Patrick Modiano et de son monde secret,
feutré couvert d'un voile qui lui est consubstantiel, un
brouillard pour aveugle clairvoyant. Je me souviens en particulier de
Dora Bruder et de Un Pedigree.
Je me souviens de Pascal Quignard : musique,
érudition, obsession du sexuel, de la nuit qu'il renferme,
obsession de la mort et sens du récit bref, sens de l'opaque et
de la phrase creusée comme un archéologue. Beauté,
mystère, creusement jusqu'à la perte de sens parfois et
musique qui sourd, toujours identique, phrase unique pour l'oreille
absolue de la pensée.
Je me souviens de Raymond Carver. Que se passe-t-il
avec lui ? Comment l'inquiétude peut-elle surgir de rien? Quel
pouvoir a-t-il pour créer une telle tension avec des riens de la
vie, juste des moments de vie de boisson, de soirées
arrosées, de disputes à peine esquissées? Quel art
que celui de finir ses nouvelles sans chute, comme si elles
n'étaient que béance entre deux béances, une force
de réalité d'une aveuglante maîtrise.
Je me souviens de Jonathan Franzen et de ses Corrections.
Je me souviens de Paul Auster. Des récits de
liens, de partage, de circulation infinie entre les personnes.
Je me souviens de Toni Morrison. Je me souviens de Home.
Je me souviens d'Antoine Choplin et de quelques-uns
de ses livres : Le héron de Guernica, La nuit
tombée. Simplicité, empathie, réflexions sur
l'art, beauté des dialogues, force des récits qui
s'ancrent dans l'histoire et dans la vie des gens.
Je me souviens d'Amour de Hanne Orstavik. Terrible histoire qui
me hante.
Je me souviens de la Bascule du souffle de Herta
Müller. Je ne pourrais oublier comment elle a décrit la
faim dans les camps communistes. Quelle poésie que ce livre,
quelle terreur pourtant, ne décrit-elle pas ?
Je me souviens de Imre Kertész.
Je me souviens de Rosa Candida, de la
fraîcheur de cette histoire, de ce personnage qui traverse des
épreuves comme dans un conte initiatique et qui s'ouvre à
la vie avec confiance, sans colère et qui recrée un
jardin disparu. Un état de grâce rare.
Je me souviens d’Annie Ernaux, les Années, l'Autre
fille, Retour à Yvetot. On y sent couler la vie, on
y sent le temps qui passe, aucune complaisance.
Je me souviens de Virginia Woolf. Vers le phare que
j'ai lu à la fin de l'été 2013 et dont la
beauté stupéfiante m'accompagne encore les jours de grand
désarroi, une perfection dans les imperceptibles
déplacements de la lumière, de l'humeur, de la
disposition d'esprit, un chant d'amour et de mort, un chant de
nostalgie, un hymne à l'art, à la nature, au sentiment
maternel et d'absence.
Je me souviens de tant d'autres écrivains que
j'oublie pour le moment et que j'aurai une honte éternelle
d'avoir oublié si je relis ces pages et qu'alors je me
souviens autrement.
Je me souviens sans fin de Proust.
Je me souviens des poètes.
Dominique Zinenberg.
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