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D'une langue à l'autre...
et textes
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ou comme prétexte. Traduction.

 

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Archives : D'une langue à L'autre

 


Novembre-Décembre 2020

 

 

Ara Alexandre Shishmanian :

 

Confessions en marge d’un destin (II).

Le poète et son histoire

(*)

 

 

Pour incinérer, sémiotiquement et en fin de compte, mystiquement, l’absurde de son destin – littéraire mais non seulement, métissage paradoxal d’apodictique et d’aléatoire – il faut avant tout avoir une sorte de résignation récapitulative, pour abandonner le narcissisme de l’expression en faveur d’une mise à nu du chemin propre, avec ses multiples méandres et intermittences ; un chemin vers la poésie où la poésie n’avait nullement été, pour moi, la mise initiale et principale. Mais plutôt la critique, pour laquelle j’avais montré très tôt certaines dispositions, inhibées, hélas, par la monstrueuse logique du politicianisme littéraire que j’ai dû affronter, cette viscosité complice et compacte de larves qui m’a temporairement paralysé, en m’obligeant à reconvertir mes élans. La prose, éventuellement, que j’ai plus espérée que réalisée, et même, sporadiquement, le théâtre. Ensuite, bien sûr, l’histoire des religions, qui fut sur le plan théorique mon investissement le plus constant, anticipant en partie et, peut-être, interrompant l’investissement poétique. Je n’énumérerai pas ici des titres d’ouvrages qu’on peut trouver en parcourant mon curriculum. Enfin, la philosophie, dans laquelle j’étais sur le point de m’immerger lorsqu’en 1987, des circonstances que je n’évoquerai pas ici m’ont contraint de sauter en marche d’un train dans l’autre – parallèle au premier. Parallèle, et tendant vers une même destination. On dit, à tort selon moi, que les parallèles se rejoindraient à l’infini – à tort, car comment l’infini pourrait-il, à l’inverse, se partager en des finitudes ?... De même la poésie et la philosophie : identiques à l’infini – identiques ou indiscernables, distinguant à peine leurs trajectoires, dans le monde d’en-deçà, par les voyages illusoires des individus.

La conscience se laisse difficilement confrontée à une telle simultanéité non-concomitante des vocations – affirmées ou seulement larvaires –, à un tel labyrinthe borgésien des bifurcations de signes, sans tenter d’instituer, du moins a posteriori, un schéma d’ordonnancement. Le modèle immédiat qui me vient à l’esprit est un article de 1928 du grand critique littéraire roumain George Călinescu, “Ascension”, publié initialement dans la revue La Pensée (Gândirea) et repris en 1967 dans le volume Ulysse. Seulement, il était question là de l’anabase d’une vocation unique qui s’épanchait finalement en une sorte de mystique inversée : « J’ai ouvert alors les fenêtres, saisi d’une secrète félicité de la pensée, et j’ai respiré largement l’air du soir embaumé de lilas. Et il me semblait que des ailes éthériques se balançaient dans l’air avec un éclatement aveuglant et des pointes de feu. »

En ce qui me concerne, mon ascension s’avérait plutôt une sorte de quête ou, plus exactement, de tâtonnement, non « guetté » dramatiquement par l’échec, tel qu’on pourrait le croire, mais ayant l’échec comme indispensable composante. L’échec comme vecteur. Un échec de plus en plus extérieur, comme si la siccité inévitable de tout parcours vocationnel naissant s’était muée dans un désert humain que je me voyais de plus en plus contraint de traverser, non seulement moralement mais, d’une certaine manière, physiquement aussi. Je devais donc abandonner certaines voies non parce que je n’aurais pas, structurellement, pu les parcourir – au contraire ! – mais parce qu’elles impliquaient une interaction, un élément de rencontre, que la Roumanie (je serais tenté de dire : « de l’époque », mais ce serait une pure convention de langage, tant le vrai obstacle me semble inhérent) me refusait. Seulement à moi ? Je ne tâcherai pas de répondre ici à cette question. En ratant, j’étais obligé de transcender la voie déjà esquissée, à peine empruntée ; d’utiliser l’obstacle comme tremplin de transgressions imposées.

Les choses ont pris brusquement une autre tournure vers la fin de l’année 1987, quand certaines circonstances inattendues m’ont fait comprendre que je me trouvais confronté à une étrange croisée de chemins. J’avais à choisir : soit continuer dans la voie de la philosophie, récemment ouverte par l’écriture d’un texte qui m’avait déjà pris une bonne centaine de pages, soit me lancer dans une voie, certes, parsemée d’intermittents repères, mais que je n’avais croisée qu’occasionnellement, en laquelle je n’avais jamais osé croire, et qui pour l’heure, ne m’offrait que le vide. La Poésie. Pour être franc, il était question à ce moment-là de concrétiser en des signes, et de légitimer d’une certaine façon, un immense accès de colère. De colère politique ! Peut-elle, la colère, faire de vous, presque du jour au lendemain, un poète ? Probablement non, pourtant dans mon cas c’est bien ce qui s’est passé. 

Du moins, en apparence. Car il y a des murissements du Logos qui échappent à nos intentions et planifications, si obstinées soient-elles. En m’investissant de plus en plus dans l’histoire des religions qui avait pris, dans mes préoccupations théoriques, la place de la critique – mais n’était-elle pas déjà, ma manière de faire de la critique, sans m’étendre ici sur l’influence de la critique archétypale de Northrop Frye, un mode anticipatif de retourner vers l’histoire des religions, après une maîtrise sur le sacrifice védique (« Le sacrifice védique ou la coincidentia oppositorum »), sujet unique non seulement en Roumanie, où presque tout est unique, mais sur le plan planétaire même (à part un célèbre essai de Sylvain Lévi et l’étude d’un Indien, Potdar, que personne ne connaissait, il n’existait rien à ce moment-là, en 1974…) – j’avais développé, sans m’en rendre compte, d’autres germes du Signe, qui cherchaient à se manifester.

Ainsi, en 1986 déjà, cet Orphée ou l’en-soi (une lamentation sur la Roumanie), poème autour duquel j’ai coagulé, dans mon dernier volume, Le menuet du ménestrel morbide (2019), quelques textes des volumes plus anciens Migraines et L’œil aveugle, pour en faire un groupage « orphique » (**).

En fait, ce poème étrange, Orphée ou l’en-soi, je l’avais dicté les yeux fermés, en un état de demi-transe, dicté ou plutôt, dit, sans même deviner qu’il aurait pu être noté par quelqu’un – pour constater ensuite que Dana avait capté par écrit chaque syllabe avec une parfaite fidélité. Le texte final, à l’exception d’un petit rajout, une citation à vrai dire (donnée d’ailleurs entre guillemets) du journal d’Emily Dickinson, me semble-t-il, est resté tel que je l’ai prononcé au début.

Le volume dans son ensemble n'avait pas tant, comme je l’ai montré plus tôt, la vocation de me permettre de m’exprimer (cela aussi, bien entendu, mais non en premier lieu), que celle de m’aider à comprendre une trajectoire que je n’avais pas anticipée, sur laquelle, psychologiquement parlant, je n’avais pas misé, et qui malgré tout s’était imposée à moi, pour ainsi dire d’elle-même, comme si cela allait de soi. Cette croisée entre la pensée théorique – critique, histoire des religions, philosophie – et la poésie, avait-elle traversée en fait mon parcours tout entier, mon chemin de recherche de soi, ou sinon, était-elle réellement intervenue à un moment donné, telle une fissure non anticipable ? Pour le savoir, je devais me chercher – et donc, me publier – au niveau de textes que j’avais écrits bien avant que la poésie se fût présentée à moi comme destin, par exemple, pendant les années de fac ou celles qui ont suivi. D’où le caractère composite, profondément hétéroclite, inévitablement inégal du livre qui en est résulté, la synchronie étrange de poèmes écrits relativement récemment et d’autres, bien plus anciens, où certaines obsessions thématiques transparaissaient plus naïvement et indiscutablement, plus clairement. (…)

Mais ce n’est pas dans mon intention de faire de ces préliminaires le substitut d’une éventuelle expérience de lecture. Ces réflexions sont surtout l’expression d’un effort d’auto-compréhension. Ou autrement dit, l’expression d’un étonnement. Subrepticement, j’avoue me poser la question de la vocation. Peut-elle s’imposer à nous, comme étrangère à nos intentions et même à nos réalisations ? Peut-elle nous guetter, du moins dans certains cas, telle une aliénation bizarre – d’une âme double ? Peut-on parler alors d’une mono-schizophrénie qui, en nous scindant, nous laisse, paradoxalement, uniques, plongés même dans une unité vouée à coaguler et à fondre ensemble les éclats fragmentaires de nos tensions et de nos désirs ? Ou bien avons-nous tout simplement affaire à notre propre aveuglement – à notre propre incapacité, depuis le début, à nous discerner et comprendre nous-mêmes correctement ? Vocation multiple, ou banale manque de confiance en soi ?

Personne – rien – et encore moins ce livre, ne peuvent répondre de manière satisfaisante à de telles questions. Peut-être en fin de compte les vocations les plus profondes ne sont-elles que des maladies des abîmes, des mésonges, qui perturbent en nous la normalité d’une nature bien plus simple. Peut-être non seulement les chrétiens sont-ils des « animaux malades », comme semblait le croire Nietzsche, mais quiconque s’évertue à scruter au-delà de certaines limites. Au-delà de quoi, en fait ? Voilà la question.

Mais, avant tout, est-il, l’homme, un être naturel, ou un être complètement artificiel, un artefact de la contemplation qui a court-circuité ses instincts de béatitude australopithèque ? Le paradis, peut-être, n’était-il que la couronne d’un arbre – et le fruit interdit, un simple crépuscule. Ou peut-être la neigée d’une nuit galactique telle qu’entrevue uniquement par Van Gogh !

Qui sait… Peut-être est peut-être le vrai titre de ce volume !...

 

(*)

 

Extrait de la préface de son dernier volume paru en roumain,

Menuetul menestrelului morbid / Le Ménuet du menestrel morbide, 2019,

qui regroupe ses poèmes de jeunesse jamais publiés, et des poèmes inédits plus récents.

 

Suite du numéro précédent, Le poète et l’histoire, septembre-octobre 2020.

 

(**)

 

Ce groupage a été traduit et est paru en français, dans Francopolis de 2017 (Poèmes orphiques).

 

 

 

 

Ara Alexandre Shishmanian

 

Traduction du roumain par Dana Shishmanian

 

Francopolis, novembre-décembre 2020

 

 

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