Pour incinérer, sémiotiquement et en
fin de compte, mystiquement, l’absurde de son destin – littéraire mais non
seulement, métissage paradoxal d’apodictique et d’aléatoire – il faut avant
tout avoir une sorte de résignation récapitulative, pour abandonner le
narcissisme de l’expression en faveur d’une mise à nu du chemin
propre, avec ses multiples méandres et intermittences ; un chemin vers
la poésie où la poésie n’avait nullement été, pour moi, la mise initiale et
principale. Mais plutôt la critique, pour laquelle j’avais montré très tôt
certaines dispositions, inhibées, hélas, par la monstrueuse logique du
politicianisme littéraire que j’ai dû affronter, cette viscosité complice
et compacte de larves qui m’a temporairement paralysé, en m’obligeant à
reconvertir mes élans. La prose, éventuellement, que j’ai plus espérée que
réalisée, et même, sporadiquement, le théâtre. Ensuite, bien sûr,
l’histoire des religions, qui fut sur le plan théorique mon investissement
le plus constant, anticipant en partie et, peut-être, interrompant
l’investissement poétique. Je n’énumérerai pas ici des titres d’ouvrages
qu’on peut trouver en parcourant mon curriculum. Enfin, la
philosophie, dans laquelle j’étais sur le point de m’immerger lorsqu’en
1987, des circonstances que je n’évoquerai pas ici m’ont contraint de
sauter en marche d’un train dans l’autre – parallèle au premier. Parallèle,
et tendant vers une même destination. On dit, à tort selon moi, que les
parallèles se rejoindraient à l’infini – à tort, car comment l’infini
pourrait-il, à l’inverse, se partager en des finitudes ?... De même la
poésie et la philosophie : identiques à l’infini – identiques ou
indiscernables, distinguant à peine leurs trajectoires, dans le monde
d’en-deçà, par les voyages illusoires des individus.
La conscience se laisse difficilement
confrontée à une telle simultanéité non-concomitante des vocations –
affirmées ou seulement larvaires –, à un tel labyrinthe borgésien des
bifurcations de signes, sans tenter d’instituer, du moins a posteriori, un
schéma d’ordonnancement. Le modèle immédiat qui me vient à l’esprit est un
article de 1928 du grand critique littéraire roumain George Călinescu, “Ascension”, publié initialement dans
la revue La Pensée (Gândirea) et
repris en 1967 dans le volume Ulysse.
Seulement, il était question là de l’anabase
d’une vocation unique qui s’épanchait finalement en une sorte de mystique
inversée : « J’ai ouvert alors les fenêtres, saisi d’une secrète félicité de la pensée, et j’ai respiré
largement l’air du soir embaumé de lilas. Et il me semblait que des ailes
éthériques se balançaient dans l’air avec un éclatement aveuglant et des
pointes de feu. »
En ce qui me concerne, mon ascension
s’avérait plutôt une sorte de quête ou, plus exactement, de tâtonnement,
non « guetté » dramatiquement par l’échec, tel qu’on pourrait le
croire, mais ayant l’échec comme indispensable composante. L’échec comme
vecteur. Un échec de plus en plus extérieur, comme si la siccité inévitable
de tout parcours vocationnel naissant s’était muée
dans un désert humain que je me voyais de plus en plus contraint de
traverser, non seulement moralement mais, d’une certaine manière,
physiquement aussi. Je devais donc abandonner certaines voies non parce que
je n’aurais pas, structurellement, pu les parcourir – au contraire ! –
mais parce qu’elles impliquaient une interaction, un élément de rencontre,
que la Roumanie (je serais tenté de dire : « de l’époque »,
mais ce serait une pure convention de langage, tant le vrai obstacle me
semble inhérent) me refusait. Seulement à moi ? Je ne tâcherai pas de
répondre ici à cette question. En ratant, j’étais obligé de transcender la
voie déjà esquissée, à peine empruntée ; d’utiliser l’obstacle comme
tremplin de transgressions imposées.
Les choses ont pris brusquement une
autre tournure vers la fin de l’année 1987, quand certaines circonstances
inattendues m’ont fait comprendre que je me trouvais confronté à une
étrange croisée de chemins. J’avais à choisir : soit continuer dans la
voie de la philosophie, récemment ouverte par l’écriture d’un texte qui
m’avait déjà pris une bonne centaine de pages, soit me lancer dans une
voie, certes, parsemée d’intermittents repères, mais que je n’avais croisée
qu’occasionnellement, en laquelle je n’avais jamais osé croire, et qui pour
l’heure, ne m’offrait que le vide. La Poésie. Pour être franc, il était
question à ce moment-là de concrétiser en des signes, et de légitimer d’une
certaine façon, un immense accès de colère. De colère politique !
Peut-elle, la colère, faire de vous, presque du jour au lendemain, un
poète ? Probablement non, pourtant dans mon cas c’est bien ce qui
s’est passé.
Du moins, en apparence. Car il y a
des murissements du Logos qui échappent à nos intentions et planifications,
si obstinées soient-elles. En m’investissant de plus en plus dans
l’histoire des religions qui avait pris, dans mes préoccupations
théoriques, la place de la critique – mais n’était-elle pas déjà, ma manière
de faire de la critique, sans m’étendre ici sur l’influence de la critique
archétypale de Northrop Frye, un mode anticipatif
de retourner vers l’histoire des religions, après une maîtrise sur le
sacrifice védique (« Le sacrifice védique ou la coincidentia
oppositorum »), sujet unique non
seulement en Roumanie, où presque tout est unique, mais sur le plan
planétaire même (à part un célèbre essai de Sylvain Lévi et l’étude d’un
Indien, Potdar, que personne ne connaissait, il
n’existait rien à ce moment-là, en 1974…) – j’avais développé, sans m’en
rendre compte, d’autres germes du Signe, qui cherchaient à se manifester.
Ainsi, en 1986 déjà, cet Orphée ou
l’en-soi (une lamentation sur la Roumanie), poème autour duquel j’ai
coagulé, dans mon dernier volume, Le menuet du ménestrel morbide
(2019), quelques textes des volumes plus anciens Migraines et L’œil
aveugle, pour en faire un groupage « orphique » (**).
En fait, ce poème étrange, Orphée
ou l’en-soi, je l’avais dicté les yeux fermés, en un état de demi-transe,
dicté ou plutôt, dit, sans même deviner qu’il aurait pu être noté par
quelqu’un – pour constater ensuite que Dana avait capté par écrit chaque
syllabe avec une parfaite fidélité. Le texte final, à l’exception d’un
petit rajout, une citation à vrai dire (donnée d’ailleurs entre guillemets)
du journal d’Emily Dickinson, me semble-t-il, est resté tel que je l’ai
prononcé au début.
Le volume dans son ensemble n'avait
pas tant, comme je l’ai montré plus tôt, la vocation de me permettre de
m’exprimer (cela aussi, bien entendu, mais non en premier lieu), que celle
de m’aider à comprendre une trajectoire que je n’avais pas anticipée, sur
laquelle, psychologiquement parlant, je n’avais pas misé, et qui malgré
tout s’était imposée à moi, pour ainsi dire d’elle-même, comme si cela
allait de soi. Cette croisée entre la pensée théorique – critique, histoire
des religions, philosophie – et la poésie, avait-elle traversée en fait mon
parcours tout entier, mon chemin de recherche de soi, ou sinon, était-elle
réellement intervenue à un moment donné, telle une fissure non
anticipable ? Pour le savoir, je devais me chercher – et donc, me
publier – au niveau de textes que j’avais écrits bien avant que la poésie
se fût présentée à moi comme destin, par exemple, pendant les années de fac
ou celles qui ont suivi. D’où le caractère composite, profondément
hétéroclite, inévitablement inégal du livre qui en est résulté, la
synchronie étrange de poèmes écrits relativement récemment et d’autres,
bien plus anciens, où certaines obsessions thématiques transparaissaient
plus naïvement et indiscutablement, plus clairement. (…)
Mais ce n’est pas dans mon intention
de faire de ces préliminaires le substitut d’une éventuelle expérience de
lecture. Ces réflexions sont surtout l’expression d’un effort
d’auto-compréhension. Ou autrement dit, l’expression d’un étonnement.
Subrepticement, j’avoue me poser la question de la vocation. Peut-elle
s’imposer à nous, comme étrangère à nos intentions et même à nos
réalisations ? Peut-elle nous guetter, du moins dans certains cas,
telle une aliénation bizarre – d’une âme double ? Peut-on parler alors
d’une mono-schizophrénie qui, en nous scindant, nous laisse,
paradoxalement, uniques, plongés même dans une unité vouée à coaguler et à
fondre ensemble les éclats fragmentaires de nos tensions et de nos
désirs ? Ou bien avons-nous tout simplement affaire à notre propre
aveuglement – à notre propre incapacité, depuis le début, à nous discerner
et comprendre nous-mêmes correctement ? Vocation multiple, ou banale manque
de confiance en soi ?
Personne – rien – et encore moins ce
livre, ne peuvent répondre de manière satisfaisante à de telles questions.
Peut-être en fin de compte les vocations les plus profondes ne sont-elles
que des maladies des abîmes, des mésonges, qui
perturbent en nous la normalité d’une nature bien plus simple. Peut-être
non seulement les chrétiens sont-ils des « animaux malades »,
comme semblait le croire Nietzsche, mais quiconque s’évertue à scruter
au-delà de certaines limites. Au-delà de quoi, en fait ? Voilà la
question.
Mais, avant tout, est-il, l’homme, un
être naturel, ou un être complètement artificiel, un artefact de la contemplation
qui a court-circuité ses instincts de béatitude australopithèque ? Le
paradis, peut-être, n’était-il que la couronne d’un arbre – et le fruit
interdit, un simple crépuscule. Ou peut-être la neigée d’une nuit
galactique telle qu’entrevue uniquement par Van Gogh !
Qui sait… Peut-être est
peut-être le vrai titre de ce volume !...
|