D'une langue à l'autre...
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Archives : D'une langue à L'autre

 

Septembre-octobre 2023

 

 

Trois poètes serbes contemporains

 

Présentés et traduits par Nina Živančević

et Pierre Merejkowsky :

 

Gojko Božović

Dejan Aleksić

Nina Živančević

 

 

*** 

Gojko Božović

 

Gojko Božović (né à Plevlja en 1972) est l’auteur de huit recueils de poésie en serbe et de cinq essais.  Ses œuvres ont été traduites dans une vingtaine de langues et ont été couronnées par plusieurs prix prestigieux. Il dirige également les éditions Archipel à Belgrade.

Le feu

La mer brûle, les rives brûlent

Les roches et les iles brûlent

Les bateaux et les hydroglisseurs brûlent

Un flanc de la terre brûle

Sous l’océan, sous la terre aride

Les marécages brûlent

Ils avalent le feu de la mer.

Les montagnes lointaines brûlent

Dans le noyau de la terre

Dans les profondeurs de l’horizon

L’horizon brûle.

Le soleil descend sur la terre

Il flotte au-dessus de la terre brûlée

La terre rissole

Comme si elle avait été précipitée sur un grill

Mélangé avec l’huile et le sel.

La terre brûle de l’intérieur et de l’extérieur

Comme une fièvre qui la ferait délirer

Elle nous ressemble

Elle n’a pas de remord.

 

 

 

Le point

Ôte-toi de cette place.

Tu n’as pas ici ta place,

Tu es en trop ici 

En trop là, en trop ailleurs.

Ta place est un point diminuant

Il devient un grain de sable

Qui s’incrustera à la fondation

De notre nouvelle maison

Que nous n’occuperons jamais.

Qui ne bougera jamais de sa place.

Et qui n’aura jamais ses habitants.

 

 

 

Entre les lignes

En lisant entre les lignes

Nous avons oublié

De lire les lignes

 

En regardant dernière nous

Nous avons négligé

De voir ce qu’il y avait devant

 

En écoutant les voix lointaines

Nous avons cessé d’écouter

Le cadeau des chuchotements innocents de nos oreilles

 

Et nous avons négligé

De lire les mots imprimés

De voir ce que nous voyons

Et d’entendre la voix qui nous appelle

 

Nous devons redonner vie à ces cadeaux innocents

Nous devons entendre les chuchotements de nos oreilles

Nous devons nommer chaque chose, l’une après l’autre

Avec leurs vrais noms.

 

 

 

L’Odyssée

Je suis parti

Je ne reviendrai pas

Je ne reviendrai plus jamais

Quelqu’un d’autre viendra.

Il portera mon nom et ma figure

Il prononcera les expressions de ma langue

Il montera ma cicatrice

Sur sa jambe droite

Et personne ne reconnaîtra cette blessure.

Je ne reviendrai pas.

 

Extraits du recueil Dok Tonemo u Mrak (En plongeant dans le noir)

Traduit par Nina Živančević et Pierre Merejkowsky

 

Dejan Aleksić 

 

Dejan Aleksić (1972) est un poète et dramaturge serbe. Il a également écrit plus de vingt livres pour les enfants. Sa poésie a été publiée dans plusieurs recueils de poésie en Serbie et à l’étranger. Son œuvre a été couronnée par de nombreux prix littéraires.

88 éléphants

Il était une fois deux éléphants. Si vous vous attendez à lire une histoire sur un troupeau de 88 éléphants, vous allez être déçu. Ce troupeau de 88 éléphants est en fait une question de perception. Je sais que cette question de perception est compliquée à expliquer. Si pour vous cette question de perception est incompréhensible, vous pouvez demander à quelqu’un d’autre de vous expliquer. Un perroquet ignorait lui aussi cette question de perception par ce qu’en tant qu’oiseau il a une vision globale. Il lui suffit en effet d’ouvrir ses ailes pour que du haut du bosquet qu’il survole, il puisse observer le monde depuis sa propre hauteur.

Tout le monde voudrait survoler la savane afin d’observer ce qui se passe sur la terre. Aujourd’hui il ne se passe absolument rien d’extraordinaire sur terre, si l’on excepte le fait que le perroquet avait aperçu deux éléphants qui se promenaient tranquillement sur un chemin bordé par les grandes et sèches herbes de la savane. Les éléphants ont naturellement appelé ce chemin le chemin des éléphants, les girafes ont appelé ce chemin le chemin des girafes, les zèbres ont appelé ce chemin le chemin des zèbres, les gnous ont appelé ce chemin le chemin des gnous. Les gazelles n’étaient pas d’accord parce qu’elles disaient qu’il était stupide d’appeler le chemin des gazelles le chemin des gnous. Il est possible qu’un phoque appelle ce chemin avec un autre nom. Les phoques habitent dans la mer et se fichent complètement du nom d’un petit chemin dans la savane africaine.

Mais revenons à notre histoire. Le perroquet a vu depuis sa perception d’oiseau deux éléphants. Si vous vous vous mettez dans la perspective d’une perception de deux éléphants, vous pourrez aisément comprendre le mécanisme de la confusion qui s’en suivit. Les deux éléphants ressemblent d’en haut à un 88.

Les perroquets étant extrêmement bavards, cette nouvelle de 88 éléphants en marche s’est répandue dans toute la savane. Toutes les espèces animalières se sont mises à trembler de peur en apprenant cette incroyable concentration d’éléphants qui fonçaient droit devant eux et arrachaient tout sur leur passage sans que personne ne puisse manifestement les arrêter. Les deux éléphants provoquaient il est vrai une catastrophe plus terrible que les précédents tremblements de terre et leur vacarme plus terrifiant qu’une tornade a engendré une série d’événement plus dangereux qu’un abracadrement. Je viens moi-même d’inventer ce mot parce qu’il a l’air particulièrement terrifiant.

Il fallait agir… Mais que faire ? Personne ne savait ce qu’il fallait faire. Et quand tu ne sais pas quoi faire, il vaut mieux que tu prennes la fuite. Au bout de quelques heures tous les animaux qui bêlent, qui grognent, qui meuglent, qui rugissent, qui aboient étaient sur le point de prendre la fuite. Mais où auraient-ils pu se réfugier ?

« Nous allons rejoindre le chemin des girafes » ont meuglé les girafes.

« Nous allons rejoindre le chemin des zèbres » ont henni les zèbres.

Et les gazelles ont larmoyé : « Le chemin des gazelles et le seul chemin que nous pouvons emprunter ! »

« Nous suivrons le chemin des gnous » ont gnoulé les gnous.

Une grande confusion générale s’en est suivie lorsque tous les animaux se sont mis à se disputer en revendiquant chacun leur meilleur chemin pour s’enfuir, et un véritable chaos a succédé à ce tumulte lorsqu’ils se sont engagés sur leurs propres chemins, qui n’étaient en fait qu’un seul et unique chemin. Un énorme nuage de poussière s’est soulevé au-dessus du chemin et le perroquet a perdu sa perception d’oiseau. Mais comme nous l’avons déjà noté au début de cette histoire, le perroquet n’ayant conscience que de sa propre perception d’oiseau, nous pouvons aisément conclure qu’il n’a pas perdu grand-chose.

Ce qui n’était pas le cas pour les deux éléphants. Ils ont attendu que la poussière retombe et ils se sont ensuite mis à tourner autour d’eux-mêmes.

« Mais où sont-ils donc tous allés ?» s’est demandé le premier éléphant.

« Je n’en ai aucune idée » a tristement répondu le second éléphant et il ajouté : « Tout est vide autour de nous ».

« Il n’y a dans cette savane aucune perspective d’avenir » a constaté le premier éléphant en agitant ses oreilles pour se rafraîchir.

Et ils ont continué à s’enfoncer de tout leur poids sur le chemin des éléphants qui porte comme nom le chemin des éléphants.

Du moins jusqu’au retour des animaux de la savane.

 

Extrait du recueil Malo malo pa slon

(Chaque deux minutes un éléphant émerge)

Traduit par Nina Živančević et Pierre Merejkowsky

 

Nina Živančević

 

Poète, essayiste, auteur de fiction et critique d'art, Nina Živančević a contribué à plusieurs revues littéraires et d’arts internationaux. Elle a publié quinze livres de poésie en serbe, ainsi qu’en anglais et en français. Puis quatre livres de nouvelles et trois romans publiés à Paris, New York et Belgrade. Elle a participé à de nombreuses anthologies de la poésie contemporaine et internationale.

Yuri Shevchuk est mon héros

Il a dit

Pendant son concert

- espérons que ce ne sera pas le dernier -

« Un pays de naissance n’est pas un cul de président qu’il faut sans cesse caresser et embrasser.

Il n’est qu’une pauvre

vielle qui vend des pommes de terre

devant la gare ferroviaire. »

 

 

 

L’artiste est toujours le serviteur d’un roi

Sa Cour paraît seulement plus petite

Ou parfois plus grande.

Lorsqu’il est invité chez le roi

Il se demande toujours

Si sa place est à table

Ou s’il doit s’asseoir sous la table comme le chien.

Parfois il se trompe

Et il finit sous la table

Ils disent tous ensuite qu’il « a trop bu ».

 

L’artiste est toujours le serviteur d’un roi

cruel ou tendre, riche ou pauvre.

 

Michel Ange souffla sur son lit de mort ces dernières paroles : « Le pape me doit toujours six cents ducats pour la Chapelle Sixtine. »

 

 

 

L’Allemagne sous la neige, il neige toute la journée

Comme dans le temps passé

Nous avions oublié le bruit de la neige,

nos retours dans nos pays natals

et les visages chiffonnés de nos vieux amis.

Comme dans le temps passé

j’ai déjà oublié les traits de leurs visages.

Je me suis enfoncée pendant quarante-huit heures dans une profonde et agréable fatigue avec des enfants qui n’ont parlé

Ni de l’argent, ni du réchauffement climatique, ni de la vieillesse, ni de la mort. Ils ont simplement fait attention à ne pas tomber du lit de leur chambre

Exactement, comme moi

Pendant toute ma vie.

 

 

 

Est-ce que je me trompe ou quelque chose de plus profond se passe dans le monde ?

Je ne vais jamais me réjouir de regarder le paysage

Entre Calais et Douvres enfoui sous les mouettes et sous les vagues sauvages

Je ne peux pas me réjouir de regarder cette scène après les événements de la jungle de Calais

Une fois arrivé à Londres

Qui est ce que je pourrais rencontrer désormais ?

Où est ce que je pourrais aller ?

Je suis une migrante

Qui a été entourée avec des êtres trop vite disparu

Dans une autre dimension

Une figure froide d’écume s’approche en brandissant sa faux

Mes êtres les plus chers ont disparu

Ils ont ressenti une sorte de dégoût et d’écœurement du quotidien de la planète

Mon répertoire téléphonique n’affiche que des numéros non attribués

Et comme mon thérapeute me conseille de rester en mouvement

Je me demande quel est l’endroit que j’ai préféré à Londres ?

Est-ce que c’était la misère noire de mon premier squat où j’ai atterri quand j’étais une jeune fille ou bien était-ce la splendide suite du Savoy Hôtel où mes amis ont utilisé mon nom pour déjeuner et dîner sans payer.

Bon. Ces événements, et toute ma vie, se sont passés très vite

Le tombeau de Karl Marx accolé au tombeau d’Alma Mahler dans le cimetière de Highgate

Témoignent de leur gloire humaniste

Est-ce cet endroit où mes ailes de Hermès

pourraient maintenant se diriger?

 

Poèmes inédits.

Traduits par Nina Živančević et Pierre Merejkowsky

 

 

Le Russe

Il est planté devant l’écran de télévision

Immobile.

Pétrifié il regarda les tanks russes et les bombardiers qui anéantissent l’Ukraine

Il dit « c’est vraiment terrible

Quelle horreur »

J’étais à ce moment concentrée sur le lavage de la vaisselle et sur la préparation d’une légère collation

Et aussi par le tri du linge de corps

Avant notre grand voyage de demain.

Planté devant l’écran de télévision

Immobile

Il se mit tout d’un coup à rire.

« Pourquoi ris-tu ?

Et qu’est-ce qu’il y a de drôle ? »

Je lui demande bouleversée.

« Je ris encore de ta proposition d’aller à Saint Petersburg

Pour exiger que Poutine me rende notre ancienne maison

Tu te rends compte à qui nous avons à faire ?

Quel diable. Quelle horreur quelle horreur »

 

Poème inédit.

Traduit par Pierre Merejkowsky

 

***

Nous avons accueilli Nina Živančević à plusieurs reprises à Francopolis depuis 2012 (voir cette même rubrique). Elle faite en novembre cette année 40 ans d’activité littéraire : voir l’exposition et le programme des événements et des lectures dans notre rubrique Liens de ce même numéro.

 


Nina Živančević – Poète et traductrice

(avec Pierre Merejkowsky)

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