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Archives : D'une langue à L'autre

 

D’une langue à l’autre…

Septembre-Octobre 2021

 

 

Poésie afghane : la voix inextinguible

 

(*)

 

Nous avons choisi pour illustrer le groupage de poèmes afghans donné ci-dessous, un témoignage de la vitalité de l’art plastique : « Shamsia Hassani, la première street-artiste afghane » (Marine Lion, Photo : ©Delphine Renou/Wostok Press/MaxPPP, sur le site de l’Humanité : Jeudi 19 Août 2021).

 

(*)

Voir aussi, pour une plus ample sélection de textes, notre numéro hors-série Poésie afghane, dans la Bibliothèque Francopolis.

 

*** 

 

En hommage. Aux femmes afghanes

Seule la patrie des mots peut faire revivre l’espoir dans la nuit.

Sauver sa peau, tandis que les voitures sillonnent le pays avec des haut-parleurs dans chaque village, les habitants rassemblés sur la place, des heures entières, en pleine panique jusqu’au massacre, il faut déguerpir.

« Les forces alliées » se sont libérées de leurs complexes de reconduites forcées en désengagement après avoir semé le chaos…

Dans le brouillard épais et chaud de Kaboul, voilà des réfugiés sortis des statistiques, et ceux qui prétendent soutenir le pays, leur refusent le moyen d’appartenir aux droits de l’homme, ils effacent des visages toutes les marques d’humanité.

Comme il est difficile de vivre et d’être afghane ; l’Afghanistan apparaît dans le paysage du monde comme un carré de limites, et elles ne peuvent plus voyager, leur identité est le nœud des contradictions d’espaces en conflit. Alors on les déchoit de leur identité.

Pourtant elles ne veulent que vivre, elles ne veulent qu’espérer, elles ne veulent qu’aimer et s’arracher à l’enfer, elles ne peuvent même plus nommer leur exil, sur l’horizon les collines dispersées de Kaboul, il est effacé par l’horreur du présent.

Quelle lutte pourrait-il susciter ? Comme vous étiez fières, et belles dans l’espoir de rencontrer cette source jamais connue, cette soif d’être libres que la guerre assiège depuis près de quarante ans.

Il n’y a pas de place pour les amoureux sur ta terre.

L’appartenance véritable et historique est la liberté, non d’être soumis aux conditions de déni et de cruauté tracées par d’autres, tout l’être même refuse que la vie s’arrête ici, comme ceux qui sont morts sans avoir vu leur pays avec les ailes libres des cerf volants, par amour total.

Que reste-t-il de mémoire de celles qui ont aimé et risqué leur vie et qui refusent l’affairement entre absurdes, qui refusent de célébrer les désirs oubliés, les suggestions qui resserrent la vie entre des murs quand elles ne veulent que la liberté de vivre et l’amour absolu de la vie.

©Nicole Barrière

 

 

Poésie-Femme en Afghanistan : Le cri

Nous donnons ci-dessous un florilège de poèmes extraits de la première partie du volume Le visage cache de la femme afghane. Femmes poétesses d’Afghanistan. Anthologie de poètes femmes afghanes, trad. C. Charpentier et A. Hashemi pour le persan, N. Manalaï pour le pashto, Paris, Khavaran, 2000, 111 p.

Plus de deux décennies de la publication de cette anthologie, quand la terreur et la barbarie reviennent au pouvoir dans ce pays ravagé et meurtri, les poèmes extraits ici forment comme un seul chant, d’une seule voix : celle de la Poésie faite femme.

D.S.

 

***

Le tourment

De la braise de mon poème, ma langue a brûlé.

La flûte dans le halo de mon soupir agité a brûlé.

Je suis l'exil sans fin, mon crédit n'est plus rien,

Ma fierté a flambé, mon abri a brûlé.

Je suis endeuillée de cent printemps, ma jupe est vide de fleurs.

Je suis l'automne de cendre, mon identité a brûlé.

Une anxiété de flamme se voit dans mes yeux,

J'ai envie de voler, mon ciel a brûlé.

L'exil, ruine des demeures, quand oublierai-je ?

Dans la fièvre de ce tourment, mon âme a brûlé.

 

Hamideh Mirzadeh Hosseini

 

Encore

Le village n’était pas encore sorti de la stupeur de l’averse

de plomb et de poudre

que les enfants étaient vendus aux émirs arabes sur les plages de Karachi.

Le village n’avait pas eu encore le temps de crier de cette gorge de feu

que la vertu des fillettes était vouée au mausolée de la dureté.

Le village n’avait pas encore ouvert les yeux sur ce champ de ruines

que son histoire était tamponnée du mot archive.

Et personne,

personne ne savait

que la jeune fille à demi-morte,

dans les décombres le plus éloignées du village,

suivait dans son ventre,

de ses doigts pauvres et révulsés,

les mouvements du fœtus de colère et de haine des lendemains du village.

 

Khadeleh Lahib Niazi

 

Lui, il tue

Lui, il est le guerrier inutile des tueries,

il est atteint par le feu,

par le sang,

par la mort.

Il ne connaît pas la caresse.

lui sait seulement la mort et mourir.

Lui, il est le guerrier des fourvoiements.

Il s'assied sur la dalle en pierre de la nuit

et ne pense qu'à tuer.

Lui, des souvenirs ensanglantés

se réjouit.

Il est atteint

par le hachisch, le chanvre et l'opium.

Lui n'est pas inquiet

mais il est vide,

vide de lui-même,

vide de lumière.

Lui, de l'odeur du sang

se réjouit.

Peut-être est-il une mauvaise prière.

Lui n’a pas de larmes,

il ne connaît pas le chagrin de la mort.

Lui, de la vengeance se réjouit.

Il s'assied sur la dalle en pierre de la nuit

et du noir il s'excite.

Lui n'a pas de médaille de mérite,

il n'a pas non plus de cœur en deuil.

Lui n'a pas de foi

mais il louange le Seigneur.

Tel un hibou aveugle,

il erre autour des dalles en pierre de la nuit.

 

Fuezieh Rahgazar

(voir une autre traduction dans l’anthologie Guerre à la guerre, éd. Bruno Doucey, 2014 – reproduite sur le site La pierre et le sel de Pierre Kobel, le 7 janvier 2015)

 

Seule

Il n'y personne ici,

il n'y personne ici

l’oiseau est sans nid

et le parc, sans jardinier,

l’air, sans oxygène,

et

l'espace sans miroir.

Les fossés sont vides

de la vue des étoiles,

et soleil est un mirage

qui ne bénéficie pas

aux égarés qui ont soif,

et la lune aussi est un étang vide

sans eau,

sans poisson. 

Comment crier ?

Oh, mutisme,

et qui demanderai-je

à l'unisson,

à la justice ?

Il n'y a personne ici,

il n’y a personne ici.

La bonté est morte

la lune est morte,

l’eau est morte,

le puits est mort,

l’arbre a remis ses quatre saisons à l'oubli.

Le nuage,

sa pluie,

et le bleu sans fin,

son ciel,

les yeux des étoiles sont flous,

la voie lactée est malade.

Ici, oiseau chantant est pendu

et dans l'œil de l'étoile brillante, une épine.

Ici, le rêve des arbres, l'impatience,

le songe limpide des sources,

la sécheresse.

lis rationnent l'air

dont le prisonnier reste sans part.

Ici, il n'y a personne,

ni soleil,

ni lune.

On dirait que de mille années lumière

tu es loin de la vie,

Kaboul.

Leila Serahat Rochani

 

Le cri

Moi, de l'espace vide du miroir et du printemps,

De l'intérieur de cette cabane obscure

Sans lumière ni chanson,

De la ville sans arbre.

Sans joie ni allégresse

Je crie.

 

Moi, du pays des ignares aux trônes,

Des cœurs amoureux cibles de balles,

Des ruelles morgues,

Du gel de la mer,

Des marécages.

Je crie.

 

De là où des clous

Sont plantés

A la raie des hommes,

De là où le sang et la cervelle des jeunes et des enfants

Sont balayés.

Du pavage des rues et des avenues,        

Des poignards de la haine de l'étranger aimant,

Du gel de la stature des hommes grands,

Du rugissement effroyable des bombes,

Des souterrains obscurs et sans fente,

Sans lumière, sans air,

Je crie.

 

De là où depuis des années

Le cercueil du cadavre du front de libération

Tourne sur les épaules éternelles de la folie,

Moi de la gorge blessée de la mère,

De la gorge de la femme,

Sous la pression des griffes du diable,

Je crie.

 

Les cris endormis par cette désolation intérieure.

Un chant étouffé,

Une fois,

De cet espace

Et de cette prison de tortures dont je ne sais de quelle sorte fuir,

Les démoniaques s'ils entendent ma plainte

Éteindront alors misérablement ma voix.

Homa Azar

 

 

Le combat du poète : Je dois écrire

Ci-dessous nous reproduisons quelques poèmes de Latif Pedram, grand poète, essayiste, journaliste, et homme politique qui œuvre depuis quarante ans à un meilleur avenir pour son pays.

Pour mieux faire connaissance nous recommandons le site La cave à poèmes, avec une plus ample sélection de poèmes et une présentation de Nicole Barrière, dont nous citons : « Dans l’ignorance, l'indifférence où les pays occidentaux sont restés face au drame d'Afghanistan, sa résistance et son combat nous ont protégés, nous, ici qui nous croyions à l'abri des dictatures...

J'ai souvent eu des réflexions sur "l'Afghanistan c'est loin"; lorsque j'écoute Latif parler de son pays, je sais que ce pays est proche, très proche, que les questions soulevées aujourd'hui dans ce pays sur la démocratie, sur la laïcité, sur l'éducation, sur la place des femmes et des minorités, sur la violence, sur la guerre, sur la domination et les enjeux géostratégiques sont aussi les nôtres ici en Europe et que nous ne pouvons pas faire semblant de les ignorer. »

 

Kaboul

De quelque chose qui ressemble au vent,

De quelque chose qui ressemble à la mer,

De quelque chose qui ressemble à la lune,

De quelque chose qui ressemble au pain,

« de la soif d’un poème triste et vif »

Je dois écrire.

 

De l’éclat de mille explosions

- dans la journée,

pendant la nuit -

De la main tendue de milliers de mendiants

dans les rues blessées

de « la ville nouvelle » -

Je dois écrire.

 

Des lamentations impatientes de la pluie

Sur la mort de la verdure,

Sur la mort de la joie,

De boire la totalité de la nuit

Dans des sombres coupes de tristesse,

De mitrailleuses, d’obus, de sang

Je dois écrire.

 

De tant de visages brûlés par le vent,

par le soleil,

De tant d’hommes déshonorés, désespérés

Qui rentrent avec une brassée de faim,

Avec un fardeau de plaies,

De quelque chose qui ressemble aux pleurs,

De quelque chose qui ressemble au sang,

De quelque chose qui ressemble à Kaboul

Je dois écrire.

 

Note

Si une lucarne abandonnée

S’ouvre sur un temps pluvieux

Nulle oreille n’entendra son chant.

 

Si une note amère s’envole

Elle tournera, tournera, tournera

Sans que jamais une gorge ne l’accueille.

 

Si la tristesse drapée de mille plis d’éloignement

Se déchaîne

Elle se lamentera, se lamentera, se lamentera

Et la colère effarouchera la joie.

 

Si un exilé s’éteint

Aucun cimetière ne le prendra dans ses bras.

 

Explosion

Dans le cyclone de sa robe bariolée

Elle tourbillonna ;

Sous le regard blessé de Kaboul

Tomba l’immense fleuve de couleurs.

 

Une paire de beaux yeux angéliques

S’écrasa sur les pavés de la ruelle ;

Une longue chevelure ondulante

Se mêla à la terre, à la pierre, à la poussière.

 

Il n’y a plus de paisible horizon, ici.

Ô amour !

Ô liberté !

Ici, comment pourriez-vous fleurir ?

 

Lorsque le sage cavalier de la tribu

Tourne le dos à l’obscurité

Pour se mettre en face des ténèbres ;

Lorsque, le cœur brisé par le cri,

Il livre un combat sans merci

Contre lui-même ;

Lorsqu’il fuit les hauteurs amères

Et la solitude

Pour se réfugier dans sa coquille,

Ô amour !

Ô liberté !

Ici, comment pourriez-vous fleurir ?

 

Latif Pedram

Traduit du persan par Parviz Khazraï

 

 

Et aujourd’hui ?...

Survol de l’actualité en quelques titres et liens :

"Mieux vaut une femme morte qu'une femme qui parle d'amour"

Mirman Baheer : le cercle des poétesses afghanes en danger

Avec le retour des Talibans, les livres disparaissent

Musique interdite en public, instruments détruits

Voir et écouter sur youtube le chanteur folklorique Fawad Andarabi, assassiné par les talibans le 27 août 2021.

 

 

La voix inextinguible de la poésie

Et pourtant, la voix des poètes ne saura être réduite au silence, elle ne peut être tuée. Nous l’entendons et l’accueillons toujours et partout, elle est notre foi.

Comme preuve – une des innombrables manifestations d’expression et soutien :

Dimanche 21 septembre 2021 à 17h, à la Maison de la poésie de Paris : « JE HURLE MAIS TU NE RÉPONDS PAS : LECTURE DE POÉSIE FÉMININE AFGHANE » avec Husnia Anwari accompagnée de Kengo Saito (rubâb).

Le présent numéro de Francopolis s’inscrit dans cet esprit de soutien et écho des porteuses et des porteurs de cette voix de la créativité et de la vie, qui, libre, s’oppose à la mortification sous couvert de religion – comme sous couvert de quoi que ce soit, d’ailleurs, ici ou ailleurs.

D.S.

 


Poésie afghane

Recherche : Nicole Barrière

Dana Shishmanian

 

Francopolis septembre-octobre 2021 



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