Journal aux
yeux fermés
(fragments)
« Toute
fleur pousse dans une prison. »
Salvador
Dali
1.
7 novembre. On nous rassemble dans
“La Place”.
“La Place”, pavoisée en rouge,
drapeaux et portraits. Ma copine, à côté de moi, dans son manteau bleu
marine, petit capuchon en laine. Elle tremble de froid, elle tremble de
peur, elle tremble d’amour pour sa mère qu’elle ne voit plus.
Un camion est arrivé la nuit. En
silence. Le silence des pas sans retour. Sibérie, c’est loin ça? Non, pas
plus loin que la mort, mais le jour ne veut s’achever,ni le froid, sa
bouche s’ouvre à intervalles égaux et comme une soupape scande: sta-lin -
sta-lin.
La voix se multiplie, résonne dans
la foule. La foule dans le miroir, miroir renversé, agonie des saisons.
Elle me prend la main et me regarde. Sa bouche s’ouvre, ses yeux restent
muets.
- Et cela, pourriez-vous le
décrire? demande une femme à
Akhmatova quand elle faisait la queue devant les prisons de Leningrad.
- Oui, je le peux, répondit-elle.
Le bourreau se lave les mains après
la cérémonie. L’eau de la source rose clair, le sang s’est décoloré. Le
vent s’est tu.
(la vie)
Uniformes noirs, anges noirs, nous
sortons de la terre, qui nous a vus, qui nous a connus?
2.
Avec un bistouri à la mesure de
chacun on extrait les pensées. La torture sans douleur et sans traces. On
se contente de peu, peu de tout. On dit merci de ce qu’on n’a pas. On
s’épie sur les couloirs et on en a honte.
Haïssez-vous! - D’accord!
Des murs poussent de terre. On
parle à voix basse dans les petites chambres, petites tasses de café,
petites ruelles, petit monde effacé du grand scénario, petites mains qui
titubent, petites portions de vie.
Soudain, on se retrouve trop vieux.
3.
J’ai dit, cette victoire,
aujourd’hui, est faite de mes pertes, de tous mes échecs, bâtie sur mes
jours d’attente, sur mes nuits vides.
J’ai dit, cette gloire…les
paragraphes que je n’ai jamais achevés, vous m’avez volé les lettres,
même si vous me les redonnez aujourd’hui, ce serait trop tard, les
espaces avaient été remplis…
Ils gesticulaient et tendaient les
mains vers moi avec un livre à signer, j’ai dit, ce sont les heures que
je n’ai pas vécues, les cercles qui ne fermaient jamais car vous avez
fait des trous dans mes yeux.
Il y avait beaucoup de gens, hommes
et femmes, venus pour la fête. Une lune immense sortait du lac.
Rouge à vomir.
Quelqu’un à côté a mis un disque de
Piaf, elle chante Padam, Padam…
Signer quoi, j’ai dit.
Ils s’empressaient autour de moi et
me tendaient un livre que je ne reconnaissais plus.
4.
Je ne pleure pas. Je regarde
l’affiche que j’ai achetée au musée de Philadelphie : Brancusi, Le
baiser. En face du lit, accrochée au mur. Et qui me fait penser au Viol
de Magritte: la violence de la chair.
Boîtes vides dans ma tête, ce cœur
qui se débat trop. La manière dont on continue dans ce monde.
Quoi qu’il arrive.
Je ferme l’ordinateur. Je suis
contente que je ne vous aie pas connu et que vous continuez à exister
dans cette partie-là du monde où les fenêtres s’ouvrent sur les prés
fleuris et on voit les moutons et les gens disent, comme vous, c’est là
que commence le bonheur.
5.
J’habite une ville inconnue. On
sent le sel et les algues mais on ne voit pas la mer. Plus je la cherche,
plus je ne la trouve pas. Un vent chaud souffle et les hommes, en bras de
chemise, construisent des barrages.
Certains jours passent plus vite
que les autres et il ya peu de femmes. On ne peut pas distinguer la
couleur de leurs yeux.
Je veux planter des arbres, je me
suis acheté une pelle, mais on ne me laisse pas le faire. Il y a des
règles strictes et des rues sans adresse. Les chiens se mangent entre
eux.
Il me semble que j’aperçois quelqu’un
qui me fait signe de la main.
Pour y arriver, je prends souvent
le train de six heures. J’en reviens rarement.
(Extraits
du Journal aux yeux fermés, prose poétique,
Editions
du GRIL, Belgique, 2010)
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