D'une langue à l'autre...
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Archives : D'une langue à L'autre

 

Novembre-décembre 2022

 

 

 

Stella Vinitchi Radulescu :

 

Journal aux yeux fermés

/

Journal With Closed Eyes

 

 

Une image contenant texte

Description générée automatiquement

Zombie, peinture de Jacques Grieu, janvier 2023

(reproduite de sa page Facebook avec l’aimable autorisation de l’auteur ;

voir son site d’artiste)

 

(*)

 

Journal aux yeux fermés

(fragments)

 

 

« Toute fleur pousse dans une prison. »

Salvador Dali

 

1.

 

7 novembre. On nous rassemble dans “La Place”.

 

“La Place”, pavoisée en rouge, drapeaux et portraits. Ma copine, à côté de moi, dans son manteau bleu marine, petit capuchon en laine. Elle tremble de froid, elle tremble de peur, elle tremble d’amour pour sa mère qu’elle ne voit plus.

 

Un camion est arrivé la nuit. En silence. Le silence des pas sans retour. Sibérie, c’est loin ça? Non, pas plus loin que la mort, mais le jour ne veut s’achever,ni le froid, sa bouche s’ouvre à intervalles égaux et comme une soupape scande: sta-lin - sta-lin.

 

La voix se multiplie, résonne dans la foule. La foule dans le miroir, miroir renversé, agonie des saisons. Elle me prend la main et me regarde. Sa bouche s’ouvre, ses yeux restent muets.

 

- Et cela, pourriez-vous le décrire?  demande une femme à Akhmatova quand elle faisait la queue devant les prisons de Leningrad.

 

- Oui, je le peux, répondit-elle.

 

Le bourreau se lave les mains après la cérémonie. L’eau de la source rose clair, le sang s’est décoloré. Le vent s’est tu.

 

(la vie)

 

Uniformes noirs, anges noirs, nous sortons de la terre, qui nous a vus, qui nous a connus?

 

 

2.

 

Avec un bistouri à la mesure de chacun on extrait les pensées. La torture sans douleur et sans traces. On se contente de peu, peu de tout. On dit merci de ce qu’on n’a pas. On s’épie sur les couloirs et on en a honte.

 

Haïssez-vous! - D’accord!

 

Des murs poussent de terre. On parle à voix basse dans les petites chambres, petites tasses de café, petites ruelles, petit monde effacé du grand scénario, petites mains qui titubent, petites portions de vie.

 

Soudain, on se retrouve trop vieux.

 

 

3.

 

J’ai dit, cette victoire, aujourd’hui, est faite de mes pertes, de tous mes échecs, bâtie sur mes jours d’attente, sur mes nuits vides.

 

J’ai dit, cette gloire…les paragraphes que je n’ai jamais achevés, vous m’avez volé les lettres, même si vous me les redonnez aujourd’hui, ce serait trop tard, les espaces avaient été remplis…

 

Ils gesticulaient et tendaient les mains vers moi avec un livre à signer, j’ai dit, ce sont les heures que je n’ai pas vécues, les cercles qui ne fermaient jamais car vous avez fait des trous dans mes yeux.

 

Il y avait beaucoup de gens, hommes et femmes, venus pour la fête. Une lune immense sortait du lac.

 

Rouge à vomir.

 

Quelqu’un à côté a mis un disque de Piaf, elle chante Padam, Padam…

 

Signer quoi, j’ai dit.

Ils s’empressaient autour de moi et me tendaient un livre que je ne reconnaissais plus.

 

 

4.

 

Je ne pleure pas. Je regarde l’affiche que j’ai achetée au musée de Philadelphie : Brancusi, Le baiser. En face du lit, accrochée au mur. Et qui me fait penser au Viol de Magritte: la violence de la chair.

 

Boîtes vides dans ma tête, ce cœur qui se débat trop. La manière dont on continue dans ce monde.

 

Quoi qu’il arrive.

 

Je ferme l’ordinateur. Je suis contente que je ne vous aie pas connu et que vous continuez à exister dans cette partie-là du monde où les fenêtres s’ouvrent sur les prés fleuris et on voit les moutons et les gens disent, comme vous, c’est là que commence le bonheur.

 

 

5.

 

J’habite une ville inconnue. On sent le sel et les algues mais on ne voit pas la mer. Plus je la cherche, plus je ne la trouve pas. Un vent chaud souffle et les hommes, en bras de chemise, construisent des barrages.

 

Certains jours passent plus vite que les autres et il ya peu de femmes. On ne peut pas distinguer la couleur de leurs yeux.

 

Je veux planter des arbres, je me suis acheté une pelle, mais on ne me laisse pas le faire. Il y a des règles strictes et des rues sans adresse. Les chiens se mangent entre eux.

 

Il me semble que j’aperçois quelqu’un qui me fait signe de la main.

 

Pour y arriver, je prends souvent le train de six heures. J’en reviens rarement.

 

 

(Extraits du Journal aux yeux fermés, prose poétique,

Editions du GRIL, Belgique, 2010)

 

 

Journal With Closed Eyes

(fragments)

 

« Every flower grows in a prison. »

 Salvador Dali

1.

7 November. They assemble us in The Square.

The Square, decorated in red, flags and portraits. My friend next to me in her marine blue coat and little wool cap. She’s shaking from the cold, she’s shaking for fear, she’s shaking out of love for her mother she can’t see anymore.

A truck has arrived during the night. In silence. The silence of footsteps that don’t return. Siberia—is that far? No, not as far as death. But the day doesn’t want to end, nor the cold. Her mouth opens at regular intervals like a valve, chants: sta – lin, sta – lin.

The voice multiplies, resounds through the crowd. The crowd in the mirror, double-sided mirror. Agony of the seasons. She takes my hand and looks at me. Her mouth open, her eyes remain mute.

And can you describe that? a woman asks Akhmatova in the line in front of the prisons of Leningrad.

Yes, I can, she responds.

The executioner washes his hands after the ceremony. The spring water is a transparent pink, the blood has lost its colour. The wind has fallen silent.

Black uniforms, black angels, we are leaving the earth. Who has seen us, who has known us?

 

 

2.

With a scalpel just the right size for each, thoughts are extracted. Torture without pain and leaving no trace. We content ourselves with little, very little indeed. We’re grateful for what we don’t have. We spy on one another in the halls and are ashamed of ourselves.

—Hate each other! —Okay!

Walls are growing from the ground. Someone is whispering in the small rooms, little coffee cups, little alley-ways, little world cut from the larger script, little trembling hands, little portions of life.

Suddenly you find that you’ve grown too old.

 

 

3.

I said, this victory, today, is made of my losses, of all my failures, built on my days of waiting, on my empty nights.

I said, this glory . . . The paragraphs I never finished— you stole their letters from me. Even if you gave them back today, it would be too late; the spaces have been filled.

They were gesticulating and holding their hands out to me with books to sign. I said, these are the hours I haven’t lived, the circles that never closed because you cut holes in my eyes.

There were lots of people, men and women, come for the celebration. An immense moon rose out of the lake. Sickening red.

Someone next to me put on a Piaf album; she sang:

Padam, Padam . . .

Sign what? I said.

They crowded around me and held out a book I didn’t recognize.

 

 

4.

I don’t cry. I look at the poster I bought at the museum in Philadelphia: Brancusi, “The Kiss”. Across from the bed, hung on the wall. It reminds me of Magritte’s “The Rape”: the violence of flesh.

Empty boxes in my head, this heart that wrestles too much with itself. The way one goes on in this world. Whatever happens.

I close the computer.

I’m glad I never knew you and that you continue to exist in the part of the world where the windows open on flowering fields and one watches the sheep, where people say, like you, This is where happiness begins.

 

 

5.

I live in an unknown village. You can smell salt and sea- weed here, but you can’t see the sea. The more I look for it, the more elusive it becomes. A warm breeze blows and the men, in shirtsleeves, build dams. Some days pass more quickly than others, and there are few women. You can’t tell the colour of their eyes. I want to plant trees—I bought a shovel—but they won’t let me do it. There are strict rules and streets with no address. Dogs eat one another. I seem to catch glimpses of some- one signalling me with a motion of their hand.

To get here, I often take the six o’clock train. I rarely return.

 

 

(Translated by Luke Hankins in the collection A Cry in the Snow,

Seagull Books Press, 2018)

 

(*)

 

Nous accueillons à nouveau, dans cette rubrique, la poétesse Stella Vinitchi Radulescu, qui vit aux États-Unis et écrit en anglais, en français et en roumain (voir sa notice biobibliographique et ses poèmes français / anglais au précédent numéro de novembre-décembre 2022).

Cette fois il s’agit de fragments de prose poétique où les impressions et souvenirs personnels se télescopent dans une perception synchrone et universelle de la vie.

 

 


Stella Vinitchi Radulescu

      Francopolis janvier-février 2023
Recherche Dana Shishmanian



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Créé le 1 mars 2002