– I –
Ah, tiens, tu es
là toi aussi ? Oui, c’est vrai que tu avais aussi de bons rapports avec
notre oncle. Je me souviens encore de nos parties de cache-cache chez lui
durant les veillées de Noël pendant que nos parents trinquaient et
festoyaient. Qu’est-ce qu’on s’amusait à cette époque. Comme le temps a
passé depuis. Aujourd’hui il tombe des cordes et on se retrouve pour la
mise en terre de notre vieil oncle. Mais lorsque je t’observe, toi mon cher
cousin, j’éprouve une profonde envie de vomir. Quand je repense à la
connerie que nous avons faite de te céder ce terrain alors qu’aujourd’hui
il doit valoir une fortune. Tu as pu y construire ton petit atelier et
grâce à ta chance, tu as multiplié ton chiffre d’affaires. Oh oui, c’est
vrai. Je me souviens également que tu avais toujours cette chance et de
bonnes idées quand nous étions adolescents. Tu me conseillais sur mes
devoirs et la motivation que j’aurais dû avoir. Mais je n’étais pas comme
toi ! Moi je ne voulais pas bosser mes cours parce que ça me gonflait alors
que toi tu baignais dans les études comme un poisson dans l’eau. Évidemment
! Cela semblait si facile pour toi. Tu lisais beaucoup et tu comprenais
tout, alors que moi je ramais. En même temps, lire m’a toujours gonflé.
Je me souviens
encore lorsque j’ai crevé les pneus de ta 50 cm3 à vitesses. La tête que tu
faisais. Faisant semblant de compatir, je jouissais de ton désarroi. Tu
n’as jamais su qui avait fait le coup. Pourquoi n’en n’ai-je pas eu une,
moi aussi ? C’est vrai que mes parents estimaient qu’avec des résultats
scolaires aussi médiocres, je ne la méritais pas. Je sais bien que si j’avais
bossé un peu plus, j’y serais arrivé, mais mes parents ne m’aidaient pas
beaucoup non plus. Il faut dire que je leur en faisais voir de toutes les
couleurs entre les vélos et les pièces détachées des scooters que je volais
pour revendre sur Internet. Quand je me suis fait gauler, j’ai dit que tu
étais dans le coup en pensant que ça passerait mieux. Tu n’as pas voulu te
mouiller et tu m’en as voulu longtemps de t’avoir accusé alors que tu
aurais pu me défendre espèce d’égoïste. C’est clair que toi tu étais fait
pour les études, alors que moi je voulais gagner de l’argent rapidement et
sans trop me fouler. Après une troisième catastrophique, je suis allé en
apprentissage, mais ça ne m’a pas trop réussi. Je n’aimais pas l’autorité
de mon formateur, pas plus que celle de mon patron par ailleurs. C’est vrai
que je les trouvais tellement stupides.
Je n’y peux rien.
L’autorité et les ordres m'ont toujours insupporté. Je dois avouer que j’ai
toujours su que je valais mieux qu’eux et que j’étais beaucoup plus futé
que ces larbins du système. Le patronat qui contrôle tout et qui en veut
toujours plus, tous des exploiteurs ! Sans oublier toute cette racaille qui
vient de l’étranger. C’est une main d’œuvre à pas cher. Rien que pour cette
raison, quand je te regarde, toi mon cousin, juste en face, de l’autre côté
de ce trou dans lequel on finit tous un jour ou l’autre quoi que l’on
fasse, je te hais. Et cette pouffe que tu t’es trouvé ? C’est encore grâce
à ton fric. Bon, c’est vrai que tu t’es fait larguer l’an dernier. Quand
Béatrice m’a dit que Nathalie t’avait quitté en emmenant les gosses, j’ai
jubilé comme jamais. J’ai aussitôt accouru pour soi-disant te réconforter.
En fait, je voulais juste prendre mon pied en te voyant souffrir. Tu ne
peux pas imaginer à quel point j’ai pris un malin plaisir à te voir pleurer
comme un con. Enfin, pour une fois, je te voyais quasiment aussi démuni que
moi. Ainsi, nous nous trouvions pratiquement d’égal à égal, sauf que toi tu possédais toujours ton pognon. Je
pensais que tu aurais sombré dans l’alcool ou les médicaments. Je
souhaitais même que tu en viennes à te suicider en te jetant d’une falaise,
en fonçant contre un mur avec ta grosse bagnole ou alors avec un fusil
comme celui que j’aurais mieux fait de t’offrir si j’avais su. Si tu savais
combien de fois j’ai pu imaginer ce genre de scène. Cette masturbation
mentale était jouissive. Mais non, comme d’habitude, avec ta putain de
pugnacité il a fallu que tu t’en sortes. Putain comme je t’envie sacré foutu connard. Je suis vert de rage rien qu’en y
repensant.
Et
cette gonzesse que tu as trouvée. Ouais, parlons-en. Il aura suffi que tu
l’épates avec ta caisse et ton fric pour l’embarquer. Pourtant quand je la
regarde, la vache, qu’est-ce qu’elle est canon. Limite si elle ne me fait
pas bander. Paraît aussi que tu t’es fait construire une piscine. Je parie
que c’est pour te faire des soirées partouze avec tes amis friqués. Tu as
intérêt à nous inviter à un barbecue l’été prochain pour nous la montrer.
Avec Béatrice, pas de risque de partouzer. La pauvre, elle vieillit comme
nous tous, mais elle n’a jamais été canon comme Nathalie ou ta copine
actuelle. Heureusement, elle n’est pas trop conne. Manquerait plus que ça.
Au moins, elle se tient à carreau et elle sait entretenir une maison. De
toute façon, avec mon salaire d’ouvrier, je ne vois pas comment j’aurais pu
trouver mieux comme gonzesse. Il faut avouer que je n’ai jamais voulu trop
me fouler au boulot. Trimer sept heures par jour, ça me suffit. Pas envie
de passer mon temps dans la paperasse de bureau, déjà que je laisse
Béatrice s’occuper de nos papiers. Remarque, ça ne m’étonne pas que
Nathalie se soit barrée. Tu passais ton temps dans ton atelier à trimer et
tu as loupé des spectacles de tes gosses quand ils étaient à l’école. Fais
chier ! Avec tes absences répétées, je pensais bien qu’ils tourneraient
mal. Mais d’après ce que Nathalie a confié à Béatrice, ils sont aussi doués
que leur père, ça promet. Bon sang, si j’avais écouté Béatrice, on ne
t’aurait pas vendu ce terrain. J’avais tellement besoin de ce prêt. Je dois
reconnaître que tu as tout de suite accepté de m’aider pour l’achat de
notre maison. En même temps, tu pouvais bien, tellement tu devais déjà
posséder du fric. Quand tu avais vingt ans, tu avais déjà de l’ambition et
tu voulais m’embarquer dans ton affaire. Je n’ai jamais accepté parce que
je refusais de devenir ton larbin. C’est dommage, on aurait pu devenir
associés, si j’avais été moins buté. Après, tu
m’as aussi proposé de m’embaucher comme responsable de ton atelier.
M’ouais, et puis quoi encore ? Je tiens à dormir la nuit et puis l’heure de
la débauche, c’est l’heure.
Je sais bien que tu
vas encore chercher à me parler pour savoir ce que je deviens, mais je n’ai
surtout pas envie de te le dire. D’ailleurs, qu’aurais-je d’intéressant à
te raconter ? Ma vie est toujours la même. Peinard, j’attends la retraite
en espérant qu’elle existera toujours quand j’aurai soixante-deux ans parce
qu’avec ces politicards, il vaut mieux se méfier. Saleté de gouvernement !
De toute façon, je n’ai jamais voulu aller voter. Participer à leur
mascarade, pouah ! Tiens, à ce propos, tu ne m’as jamais dit de quel bord
politique tu étais. J’ai toujours pensé que tu étais de droite malgré nos
discussions. Un mec dans ta position est forcément à droite, sauf toi, bien
évidemment, monsieur l’intello et sa gauche caviar. Tu donnes des primes à
tes employés parce que tu le peux, sinon tu ferais comme les autres. Oui,
c’est ça, c’est pour te faire bien voir et éviter la grève, espèce d’enfoiré.
Au fond, ce que je déteste en toi, ce n’est pas tant ta réussite, mais ma
médiocrité, celle que je vois au travers de toi parce que je crève de
jalousie.
***
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– II –
Qu’est-ce qui a bien
pu me persuader de venir ici, je me le demande bien ? C’était bien pour
satisfaire la famille. Ah la famille, si on pouvait la choisir. Tiens ! Tu
es là toi aussi ! Évidemment, c’est normal. Tu t'entendais si bien avec le
tonton, mon cher cousin. Je me suis toujours demandé si tu l'avais appris.
Oui, j’en suis sûr, tu savais et tu n’as jamais rien dit sauf peut-être à
tes amis pour te moquer de moi. Les mêmes qui faisaient le gué pendant que
tu crevais les pneus de ma 50. Tu as bien dû te marrer avec tes copains en
leur racontant que ce vieux lubrique de tonton m’obligeait à le sucer et le
regarder se masturber. Il a bien failli me violer ce vieux gougeât. Y
repenser me donne la nausée. Je suis certain que cette vieille peau t’a
payé pour que tu te taises. C’est certainement pour cette raison qu’il
t’avait donné le terrain.
Il faut dire que
tu ne m’as pas fait cadeau de cette parcelle quand je t’ai proposé de
l’acheter. Pourtant, c’est moi qui t’ai eu. Tu dois encore m’en vouloir
malgré mes propositions d’arrangement pour compenser ton erreur. Pauvre
abruti ! Si tu t’étais renseigné, tu aurais su que ce terrain allait
devenir constructible. Moi, évidemment, je t’ai baratiné pour que tu ne
saches pas que j’allais y bâtir mon atelier. Dans un an je revends tout le
bazar et je pars à l’étranger. Au moins, je paierai moins d’impôts que dans
ce pays où tout est taxé. La plus-value que je vais me faire ! Ça
compensera les intérêts que tu aurais dû me verser sur la somme que je t’ai
prêtée.
Avec Silvia on va
bien s’éclater. Elle doit te faire saliver d’envie, mon pauvre cousin.
Comme beaucoup, tu devais penser que je ne m’en serais pas sorti vu comment
je désespérais. Toi tu es toujours avec ta Béatrice. D’ailleurs mon pauvre
vieux, si tu savais. Elle m’a bien fait passer l’envie de Nathalie. Ta
femme a su y faire. Au moins, ça compense ce qu’elle n’a pas. C’est vrai
que physiquement elle n’est pas aidée. Je me demande encore parfois comment
j’ai pu… Comme on dit, la faim justifie les moyens. Il fallait vraiment que
je sois mal après le départ de Nathalie pour céder à ta femme.
Tiens, parlons-en
de Nathalie. Elle a toujours cru que je me tapais des culs au boulot, cette
paranoïaque. Que croyait-elle, bon sang ? Que l’argent tombe du ciel ? Il
fallait bien que je me donne un maximum pour réussir mes projets. Bon,
c’est vrai qu’avec Philippe, mon associé, on s’est fait des repas arrosés
pour parfois terminer la soirée dans le lit d’une inconnue quand on était
en déplacement. Mais ce n’étaient que des aventures sans lendemain.
Qu’est-ce que j’ai pu souffrir après son départ ! Et toi, comme un con, tu
venais me voir pour me réconforter.
Si tu savais
aussi que c’est moi qui ai balancé aux flics ton petit trafic sur Internet.
Remarque, au prix où tu m’avais vendu les pneus pour remplacer ceux que tu
m’avais crevés, c’était mérité. En plus tu as cherché à m’impliquer dans
tes recels, espèce d’enfoiré. Tu croyais peut-être que ma complicité aurait
atténué les circonstances. Ce que tu ignores en revanche, c’est que grâce
aux relations de mes parents, tu es sorti de prison plus tôt que prévu. Tu
as toujours agi comme si tout t’était dû et tu t’es toujours cru au-dessus
des autres. Tu n’as pas beaucoup évolué depuis.
Quand je pense
que je t’ai proposé une association pour compenser l'histoire du terrain.
Je t’ai même proposé de devenir chef d’atelier par la suite. Mais
heureusement, tu as refusé. Je crois de toute façon que tu serais devenu un
véritable boulet car tu es incapable d’assumer des responsabilités. On voit
bien que tu n’as aucune ambition.
Comme
beaucoup d’autres, tu es bon à te faire baiser. Au fond, c’est peut-être
toi qui as raison. Tu ne rends pas compte comment le monde fonctionne. Tu
as le beau rôle. Pas de soucis de comptabilité à la fin du mois, pas de
stress pour les commandes dont les prix augmentent sans cesse. Tu te fous
de satisfaire le client, toi. Tu n’as pas à te soucier du lendemain.
Je ne vais pas non
plus perdre mon temps à me lamenter, j’aurais trop peur de te ressembler.
Après tout, j’ai fait ce choix. Je repense tout à coup à ce que tu me
disais quand nous avions vingt ans. Pour toi la vie s’arrête au moment de
la mort. C’est une pensée normale quand on n’a rien à perdre. D'ailleurs tu
n'as pas d’enfant. Je me demande bien si tu voulais en avoir. Ta peur de
leur laisser ce monde que tu estimes perdu a dû l'emporter sur les désirs
maternels de Béatrice. Pour moi, la vie du défunt se poursuit au travers
des souvenirs et des actes accomplis. Mais aujourd’hui, en ce qui concerne
notre oncle, je te donne raison. Ce vieux pervers a terminé à jamais son
parcours terrestre. Aucun héritier direct et peu de souvenirs à partager si
ce ne sont ces fêtes de fin d’année qu’on célébrait chez lui.
©Michel Baudry
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