MAI-JUIN 2019

 

 

 

 

Comme un venin de murène

 

nouvelle de Michel Baudry

 

 

– I –

 

Ah, tiens, tu es là toi aussi ? Oui, c’est vrai que tu avais aussi de bons rapports avec notre oncle. Je me souviens encore de nos parties de cache-cache chez lui durant les veillées de Noël pendant que nos parents trinquaient et festoyaient. Qu’est-ce qu’on s’amusait à cette époque. Comme le temps a passé depuis. Aujourd’hui il tombe des cordes et on se retrouve pour la mise en terre de notre vieil oncle. Mais lorsque je t’observe, toi mon cher cousin, j’éprouve une profonde envie de vomir. Quand je repense à la connerie que nous avons faite de te céder ce terrain alors qu’aujourd’hui il doit valoir une fortune. Tu as pu y construire ton petit atelier et grâce à ta chance, tu as multiplié ton chiffre d’affaires. Oh oui, c’est vrai. Je me souviens également que tu avais toujours cette chance et de bonnes idées quand nous étions adolescents. Tu me conseillais sur mes devoirs et la motivation que j’aurais dû avoir. Mais je n’étais pas comme toi ! Moi je ne voulais pas bosser mes cours parce que ça me gonflait alors que toi tu baignais dans les études comme un poisson dans l’eau. Évidemment ! Cela semblait si facile pour toi. Tu lisais beaucoup et tu comprenais tout, alors que moi je ramais. En même temps, lire m’a toujours gonflé.

Je me souviens encore lorsque j’ai crevé les pneus de ta 50 cm3 à vitesses. La tête que tu faisais. Faisant semblant de compatir, je jouissais de ton désarroi. Tu n’as jamais su qui avait fait le coup. Pourquoi n’en n’ai-je pas eu une, moi aussi ? C’est vrai que mes parents estimaient qu’avec des résultats scolaires aussi médiocres, je ne la méritais pas. Je sais bien que si j’avais bossé un peu plus, j’y serais arrivé, mais mes parents ne m’aidaient pas beaucoup non plus. Il faut dire que je leur en faisais voir de toutes les couleurs entre les vélos et les pièces détachées des scooters que je volais pour revendre sur Internet. Quand je me suis fait gauler, j’ai dit que tu étais dans le coup en pensant que ça passerait mieux. Tu n’as pas voulu te mouiller et tu m’en as voulu longtemps de t’avoir accusé alors que tu aurais pu me défendre espèce d’égoïste. C’est clair que toi tu étais fait pour les études, alors que moi je voulais gagner de l’argent rapidement et sans trop me fouler. Après une troisième catastrophique, je suis allé en apprentissage, mais ça ne m’a pas trop réussi. Je n’aimais pas l’autorité de mon formateur, pas plus que celle de mon patron par ailleurs. C’est vrai que je les trouvais tellement stupides.

Je n’y peux rien. L’autorité et les ordres m'ont toujours insupporté. Je dois avouer que j’ai toujours su que je valais mieux qu’eux et que j’étais beaucoup plus futé que ces larbins du système. Le patronat qui contrôle tout et qui en veut toujours plus, tous des exploiteurs ! Sans oublier toute cette racaille qui vient de l’étranger. C’est une main d’œuvre à pas cher. Rien que pour cette raison, quand je te regarde, toi mon cousin, juste en face, de l’autre côté de ce trou dans lequel on finit tous un jour ou l’autre quoi que l’on fasse, je te hais. Et cette pouffe que tu t’es trouvé ? C’est encore grâce à ton fric. Bon, c’est vrai que tu t’es fait larguer l’an dernier. Quand Béatrice m’a dit que Nathalie t’avait quitté en emmenant les gosses, j’ai jubilé comme jamais. J’ai aussitôt accouru pour soi-disant te réconforter. En fait, je voulais juste prendre mon pied en te voyant souffrir. Tu ne peux pas imaginer à quel point j’ai pris un malin plaisir à te voir pleurer comme un con. Enfin, pour une fois, je te voyais quasiment aussi démuni que moi. Ainsi, nous nous trouvions pratiquement d’égal à égal, sauf que toi tu possédais toujours ton pognon. Je pensais que tu aurais sombré dans l’alcool ou les médicaments. Je souhaitais même que tu en viennes à te suicider en te jetant d’une falaise, en fonçant contre un mur avec ta grosse bagnole ou alors avec un fusil comme celui que j’aurais mieux fait de t’offrir si j’avais su. Si tu savais combien de fois j’ai pu imaginer ce genre de scène. Cette masturbation mentale était jouissive. Mais non, comme d’habitude, avec ta putain de pugnacité il a fallu que tu t’en sortes. Putain comme je t’envie sacré foutu connard. Je suis vert de rage rien qu’en y repensant.

Et cette gonzesse que tu as trouvée. Ouais, parlons-en. Il aura suffi que tu l’épates avec ta caisse et ton fric pour l’embarquer. Pourtant quand je la regarde, la vache, qu’est-ce qu’elle est canon. Limite si elle ne me fait pas bander. Paraît aussi que tu t’es fait construire une piscine. Je parie que c’est pour te faire des soirées partouze avec tes amis friqués. Tu as intérêt à nous inviter à un barbecue l’été prochain pour nous la montrer. Avec Béatrice, pas de risque de partouzer. La pauvre, elle vieillit comme nous tous, mais elle n’a jamais été canon comme Nathalie ou ta copine actuelle. Heureusement, elle n’est pas trop conne. Manquerait plus que ça. Au moins, elle se tient à carreau et elle sait entretenir une maison. De toute façon, avec mon salaire d’ouvrier, je ne vois pas comment j’aurais pu trouver mieux comme gonzesse. Il faut avouer que je n’ai jamais voulu trop me fouler au boulot. Trimer sept heures par jour, ça me suffit. Pas envie de passer mon temps dans la paperasse de bureau, déjà que je laisse Béatrice s’occuper de nos papiers. Remarque, ça ne m’étonne pas que Nathalie se soit barrée. Tu passais ton temps dans ton atelier à trimer et tu as loupé des spectacles de tes gosses quand ils étaient à l’école. Fais chier ! Avec tes absences répétées, je pensais bien qu’ils tourneraient mal. Mais d’après ce que Nathalie a confié à Béatrice, ils sont aussi doués que leur père, ça promet. Bon sang, si j’avais écouté Béatrice, on ne t’aurait pas vendu ce terrain. J’avais tellement besoin de ce prêt. Je dois reconnaître que tu as tout de suite accepté de m’aider pour l’achat de notre maison. En même temps, tu pouvais bien, tellement tu devais déjà posséder du fric. Quand tu avais vingt ans, tu avais déjà de l’ambition et tu voulais m’embarquer dans ton affaire. Je n’ai jamais accepté parce que je refusais de devenir ton larbin. C’est dommage, on aurait pu devenir associés, si j’avais été moins buté. Après, tu m’as aussi proposé de m’embaucher comme responsable de ton atelier. M’ouais, et puis quoi encore ? Je tiens à dormir la nuit et puis l’heure de la débauche, c’est l’heure.

Je sais bien que tu vas encore chercher à me parler pour savoir ce que je deviens, mais je n’ai surtout pas envie de te le dire. D’ailleurs, qu’aurais-je d’intéressant à te raconter ? Ma vie est toujours la même. Peinard, j’attends la retraite en espérant qu’elle existera toujours quand j’aurai soixante-deux ans parce qu’avec ces politicards, il vaut mieux se méfier. Saleté de gouvernement ! De toute façon, je n’ai jamais voulu aller voter. Participer à leur mascarade, pouah ! Tiens, à ce propos, tu ne m’as jamais dit de quel bord politique tu étais. J’ai toujours pensé que tu étais de droite malgré nos discussions. Un mec dans ta position est forcément à droite, sauf toi, bien évidemment, monsieur l’intello et sa gauche caviar. Tu donnes des primes à tes employés parce que tu le peux, sinon tu ferais comme les autres. Oui, c’est ça, c’est pour te faire bien voir et éviter la grève, espèce d’enfoiré. Au fond, ce que je déteste en toi, ce n’est pas tant ta réussite, mais ma médiocrité, celle que je vois au travers de toi parce que je crève de jalousie.

***

 

 

– II –

 

Qu’est-ce qui a bien pu me persuader de venir ici, je me le demande bien ? C’était bien pour satisfaire la famille. Ah la famille, si on pouvait la choisir. Tiens ! Tu es là toi aussi ! Évidemment, c’est normal. Tu t'entendais si bien avec le tonton, mon cher cousin. Je me suis toujours demandé si tu l'avais appris. Oui, j’en suis sûr, tu savais et tu n’as jamais rien dit sauf peut-être à tes amis pour te moquer de moi. Les mêmes qui faisaient le gué pendant que tu crevais les pneus de ma 50. Tu as bien dû te marrer avec tes copains en leur racontant que ce vieux lubrique de tonton m’obligeait à le sucer et le regarder se masturber. Il a bien failli me violer ce vieux gougeât. Y repenser me donne la nausée. Je suis certain que cette vieille peau t’a payé pour que tu te taises. C’est certainement pour cette raison qu’il t’avait donné le terrain.

Il faut dire que tu ne m’as pas fait cadeau de cette parcelle quand je t’ai proposé de l’acheter. Pourtant, c’est moi qui t’ai eu. Tu dois encore m’en vouloir malgré mes propositions d’arrangement pour compenser ton erreur. Pauvre abruti ! Si tu t’étais renseigné, tu aurais su que ce terrain allait devenir constructible. Moi, évidemment, je t’ai baratiné pour que tu ne saches pas que j’allais y bâtir mon atelier. Dans un an je revends tout le bazar et je pars à l’étranger. Au moins, je paierai moins d’impôts que dans ce pays où tout est taxé. La plus-value que je vais me faire ! Ça compensera les intérêts que tu aurais dû me verser sur la somme que je t’ai prêtée.

Avec Silvia on va bien s’éclater. Elle doit te faire saliver d’envie, mon pauvre cousin. Comme beaucoup, tu devais penser que je ne m’en serais pas sorti vu comment je désespérais. Toi tu es toujours avec ta Béatrice. D’ailleurs mon pauvre vieux, si tu savais. Elle m’a bien fait passer l’envie de Nathalie. Ta femme a su y faire. Au moins, ça compense ce qu’elle n’a pas. C’est vrai que physiquement elle n’est pas aidée. Je me demande encore parfois comment j’ai pu… Comme on dit, la faim justifie les moyens. Il fallait vraiment que je sois mal après le départ de Nathalie pour céder à ta femme.

Tiens, parlons-en de Nathalie. Elle a toujours cru que je me tapais des culs au boulot, cette paranoïaque. Que croyait-elle, bon sang ? Que l’argent tombe du ciel ? Il fallait bien que je me donne un maximum pour réussir mes projets. Bon, c’est vrai qu’avec Philippe, mon associé, on s’est fait des repas arrosés pour parfois terminer la soirée dans le lit d’une inconnue quand on était en déplacement. Mais ce n’étaient que des aventures sans lendemain. Qu’est-ce que j’ai pu souffrir après son départ ! Et toi, comme un con, tu venais me voir pour me réconforter.

Si tu savais aussi que c’est moi qui ai balancé aux flics ton petit trafic sur Internet. Remarque, au prix où tu m’avais vendu les pneus pour remplacer ceux que tu m’avais crevés, c’était mérité. En plus tu as cherché à m’impliquer dans tes recels, espèce d’enfoiré. Tu croyais peut-être que ma complicité aurait atténué les circonstances. Ce que tu ignores en revanche, c’est que grâce aux relations de mes parents, tu es sorti de prison plus tôt que prévu. Tu as toujours agi comme si tout t’était dû et tu t’es toujours cru au-dessus des autres. Tu n’as pas beaucoup évolué depuis.

Quand je pense que je t’ai proposé une association pour compenser l'histoire du terrain. Je t’ai même proposé de devenir chef d’atelier par la suite. Mais heureusement, tu as refusé. Je crois de toute façon que tu serais devenu un véritable boulet car tu es incapable d’assumer des responsabilités. On voit bien que tu n’as aucune ambition.

Comme beaucoup d’autres, tu es bon à te faire baiser. Au fond, c’est peut-être toi qui as raison. Tu ne rends pas compte comment le monde fonctionne. Tu as le beau rôle. Pas de soucis de comptabilité à la fin du mois, pas de stress pour les commandes dont les prix augmentent sans cesse. Tu te fous de satisfaire le client, toi. Tu n’as pas à te soucier du lendemain.

Je ne vais pas non plus perdre mon temps à me lamenter, j’aurais trop peur de te ressembler. Après tout, j’ai fait ce choix. Je repense tout à coup à ce que tu me disais quand nous avions vingt ans. Pour toi la vie s’arrête au moment de la mort. C’est une pensée normale quand on n’a rien à perdre. D'ailleurs tu n'as pas d’enfant. Je me demande bien si tu voulais en avoir. Ta peur de leur laisser ce monde que tu estimes perdu a dû l'emporter sur les désirs maternels de Béatrice. Pour moi, la vie du défunt se poursuit au travers des souvenirs et des actes accomplis. Mais aujourd’hui, en ce qui concerne notre oncle, je te donne raison. Ce vieux pervers a terminé à jamais son parcours terrestre. Aucun héritier direct et peu de souvenirs à partager si ce ne sont ces fêtes de fin d’année qu’on célébrait chez lui.

 

©Michel Baudry

 

 


Michel Baudry

Recherche Éliette Vialle,

mai-juin 2019

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer