NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2018

 

 

 

 

Comme à la télé…

 

par Michel BAUDRY

 

 

La Chevrolet filait à vive allure en direction de Las Vegas. Sean était au volant et Mitch, son passager, somnolait. Du moins, il essayait de dormir car la musique country de l’autoradio l’en empêchait. Plusieurs fois il avait demandé à Sean de baisser le volume, mais celui-ci rétorquait qu’il entendait mal et que la musique lui évitait de s’endormir. Les gyrophares d’une voiture de shérif dans le rétroviseur inquiétèrent Sean qui commença à relâcher l’accélérateur. — Pourquoi tu ralentis ? demanda Mitch. — Une voiture de shérif derrière nous. Sean coupa l’autoradio. Les deux passagers entendirent beaucoup plus nettement la sirène de police. Enfin, la Chevrolet stationna sur le bas-côté, suivie juste derrière de la voiture du shérif. Sean ouvrit la boîte à gants pour en sortir un gros calibre. — Qu’est-ce que tu fais ? demanda Mitch le regard inquiet. — On ne sait jamais. Une fois j’ai vu dans un film à la télé qu’un détrousseur de voyageurs se faisait passer pour un shérif. — Oui, mais là on n’est pas dans un film, c’est la réalité. Et ils ne plaisantent pas dans cet État. Le shérif descendit de sa voiture et marcha lentement jusqu’à la hauteur du conducteur. Il fit un signe à Sean pour lui indiquer de baisser la vitre. Celui-ci fit lentement tourner la manivelle. — Vous ne pouvez pas aller plus vite ? grogna le shérif. — C’est pour faire croire que les vitres sont électriques, rétorqua Sean avec le sourire. Le shérif fit une grimace. — Je n’aime pas beaucoup qu’on se paye ma tête. Vous avez les papiers de la voiture ? — Oui, mais lesquels ? répondit Sean toujours aussi détendu. Les papiers, il y en a plein la boîte à gants. Soudain, le shérif aperçut l’arme à feu posée sur les cuisses de Sean. Le shérif sortit son colt de son holster en reculant, puis il mit en joue les deux passagers. — Descendez-moi immédiatement de cette voiture ! ordonna-t-il en hurlant. Sean tira sur le policier qui recula de trois pas avant de s’effondrer. — Mais... Mais, qu’est-ce que tu as fait ? Tu es complètement fou ! Tu viens de tuer un flic ! s’affola Mitch. — Ben c’est lui qui me l’a demandé. — Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? Il ne t’a jamais demandé de tirer. — Il a dit, descendez-moi de cette voiture. Ça vaut bien dire ce que ça veut dire, non ? — Mais il voulait dire qu’il fallait qu’on descende de la voiture, pas qu’on le descende. — Bon ben désolé m’sieur l’agent, clama Sean en ouvrant la portière. Je croyais que vous m’aviez demandé de vous descendre. En panique, Mitch sortit en trombe de la Chevrolet pour se précipiter sur le shérif. Il ne put que constater que le pauvre homme de loi était bel et bien mort. — C’est malin, tu l’as tué. Qu’allons-nous faire maintenant ? — Ben, je sais pas moi. En général on fuit dans ce cas-là. — Fuir ? Mais tu n’y pense pas ! En moins de vingt-quatre heures nous aurons tous les flics de la région à nos trousses. Non, le mieux je crois, c’est d’aller s’expliquer au bureau du shérif le plus proche. — Comme tu veux. Chemin faisant, Mitch moralisait Sean qui n’avait aucunement conscience de l’acte qu’il venait de commettre. — Mais est-ce que tu te rends compte que tu viens de tuer un homme ? Et un shérif en plus! — Bah, ce sont des choses qui arrivent. On voit ça tous les jours à la télé. — Mais là on est dans la réalité, tu comprends ? RÉ A LI TÉ ! — Ben oui, mais moi j’avais pas mon sonotone avec moi. Alors j’ai p’têtre pas bien compris. En plus il avait un drôle d’accent le shérif — Ce n’est pas un accent qu’il avait, mais un problème d’allocution. Et puis c’est quoi cette histoire de sonotone ? — Ben tu sais, le truc qu’on se met dans l’oreille pour mieux entendre. — Ça s’appelle un appareil auditif. — Ah oui, c’est ça. Ben si j’avais eu mon appareil auditif, j’aurais peut-être pas confondu. — Eh bien moi je crois que notre vie est belle et bien fichue, désormais.

Plus tard, dans le bureau du shérif : — Alors messieurs. Vous êtes en train de me dire que vous avez tué l’un de mes adjoints parce qu’il l’avait demandé ? — Oui, tout à fait, monsieur. Vous allez rire... — Je ne crois pas, non. — Normalement, je porte un sonotone. Mais là, je l’ai oublié à la maison. Et c’est pour ça que je n’ai pas bien compris ce que disait votre collègue. — Et vous croyez que je vais avaler ça ? — Ben c’est pourtant la vérité, dit Mitch l’air dépité. Il ne faut pas en vouloir à Sean. Parfois, il ne se rend pas bien compte de ce qu’il fait. Il croit que tout se passe comme à la télé. — En attendant que l’on vous trouve un avocat, vous allez être incarcérés, gronda le shérif. — Tant mieux. Je commençais à avoir faim. On mange quoi ? demanda Sean, le sourire aux lèvres. D’un air méprisant, le shérif ordonna à l’un de ses adjoints de conduire les deux hommes en cellule. Le lendemain, un avocat désigné d’office rencontrait Sean et Mike. — J’ai de mauvaises nouvelles pour vous, messieurs. Les policiers ont fouillé votre voiture. Ils ont trouvé trois kilos de cocaïne. — Mince ! J’espère qu’on pourra la récupérer, grogna Sean. L’avocat le pointa de l’index. — N’y comptez pas ! De toute façon, avec le crime que vous venez de commettre vous risquez d’en prendre au moins pour trente ans. Et vous Mike, vous risquez entre quinze et vingt ans. Mike se mit à pleurer. Sean lui tapa l’épaule pour le réconforter. — T’en fais pas, Mike. Normalement, les gentils comme nous s’en sortent toujours à la télé. — Moi je crois au contraire que vous êtes bien mal partis, reprit l’avocat. Le juge veut que cette affaire soit réglée au plus vite. Et selon son humeur, vous pourriez bien vous retrouver condamnés à mort. — Oui, enfin on ne va pas chipoter pour trois kilos de cocaïne. On n’en prend pas, nous. On doit juste la livrer à Las Vegas et empocher le fric. C’est pour ça qu’on roulait à fond, rétorqua Sean. — Je ne pense pas que cela fasse de différence pour le juge. N’oubliez pas que vous avez tué un agent des forces de l’ordre et qui plus est, un père de trois enfants. — Mais puisque je le répète, je n’avais pas mon sonotone. — Appareil auditif, reprit Mike. — Oui, enfin bref. Moi je ne pouvais pas deviner qu’il nous demandait de descendre de la bagnole. Il me dit descendez-moi. Avais-je le choix ? — Mais enfin, Sean. Vous êtes sérieux ? Vous ne pouvez défendre une telle thèse devant le tribunal. Vous allez prendre le maximum. — Ben qu’est-ce que je dois dire, dans ce cas ? — Vous allez plaider coupable et vous direz que c’était un accident. Vous avez pris peur parce qu’un jour un détrousseur vous a arrêté en se faisant passer pour un policier. Vous direz que le coup est parti tout seul et c’est tout. — Je ne pense pas que ça tienne, monsieur l’avocat. Sean n’a pas tiré à travers la portière, mais par l’ouverture de la vitre. — Eh bien dans ce cas, vous direz qu’il vous a demandé de lui donner votre arme et que le coup est parti à cet instant. — Et pour la cocaïne ? Demanda Mitch. — On s’est servi de vous comme mule et bien évidemment à votre insu. C’est la meilleure défense que vous puissiez plaider. Sean interrompit la conversation : — Bon, on a fini ? Parce que j’ai faim moi.

Trois jours plus tard, face au juge : — Je vois messieurs que dans cette triste affaire de meurtre dont vous êtes les auteurs, vous plaidez coupable. Vous, Sean, vous déclarez que le coup est parti tout seul ? — Ben moi je dis ce que l’avocat m’a dit de vous dire parce que sinon, je vous aurais pas dit ça. Le juge dont les cheveux blancs et les rides témoignaient à la fois de son âge et de sa sagesse joignit les mains et les posa face à lui. — Que voulez voulez-vous dire dans ce cas ? — Ben ce que je viens de vous dire. — Pouvez-vous s’il vous plaît être plus précis ? — Ben... le shérif nous a arrêtés. Et puis après il a demandé de baisser la vitre. Alors moi je l’ai baissé lentement pour faire croire que j’avais les vitres électriques. Mais ça a énervé le shérif. Et puis après il m’a dit texto, descendez-moi de cette voiture. Moi il m’a fait peur. J’avais un pistolet posé sur mes cuisses parce qu’au début je croyais que ça pouvait être un faux shérif comme j’avais vu dans un film. Alors moi il me donne un ordre, ben je l’exécute. Il me dit de le descendre, alors moi je le descends. L’avocat des deux hommes avait le visage décomposé. Visage qui n’avait rien à envier à celui de Mike dont les yeux s’emplissaient de larmes. Le juge lui demanda — Cette histoire semble vous attrister, Mike ? — Oui, c’est beau. On dirait un poème. Et puis c’est la triste vérité. Sean est un peu sourd depuis l’enfance alors il a un appareil auditif. Mais là, il l’avait oublié. Alors il n’a peut-être pas bien compris. — Mais vous, qu’avez-vous entendu ? — La même chose que ce que dit Sean, monsieur le juge. En plus, le shérif avait un problème d’allocution. Le juge réfléchit un instant puis joua de son index sur sa lèvre inférieure avant de poursuivre : — Oui, enfin, ce n’était qu’un adjoint. Et c’est vrai que le connaissant, il avait un putain d’accent. Je comprends. Effectivement, la phrase prononcée par l’adjoint pouvait prêter à confusion. — Mais pour la cocaïne ! intervint le procureur. — Moi on m’a dit, tu la livres à Las Vegas et on te paiera, se défendit Sean. Comme j’ai pas de travail, faut bien en prendre quand il y en a. Et puis, j’en ai jamais consommé. Enfin normalement quand c’est comme ça, on n’est pas puni. Du moins, c’est ce que j’ai vu à la télé. — Encore une fois, cela se tient, reprit le juge. C’est vrai que la télé a souvent raison. Dans ce cas, je pense que ces deux hommes peuvent être libérés immédiatement. Le juge frappa un coup sec de son marteau le socle prévu à cet effet. — Peut-être qu’on pourrait aussi récupérer la cocaïne ? demanda Sean. — Ne poussez pas trop le bouchon, nous ne sommes pas dans une fiction ! conclut le juge en martelant encore son bureau.

Après quelques embrassades, Sean et Mike sortirent du palais de justice. Mike indiqua à Sean qu’il allait au distributeur de billets situé à côté. Sean lui indiqua de le rejoindre à la cafétéria de l’autre côté de la rue. Aussi, il ne vit pas la voiture qui venait de déboucher à vive allure et qui lui fonçait dessus. Le choc le projeta à une dizaine de mètres le tuant sur le coup. Ce n’était pas un accident, mais une exécution. La voiture était conduite par la veuve de l’adjoint accompagnée de ses trois enfants. Une fin comme à la télé...

 

© Michel BAUDRY

 

 


Michel Baudry

Recherche Eliette Vialle,

novembre-décembre 2018

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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