Janvier-Février 2018

 

 

 

Épouser la densité

 

Deux brèves par Anne de Commines

 

 

Meurtre en inventaires

 

Elle écrit depuis longtemps, six heures peut-être, depuis toujours. Le temps s'est ralenti, s'est agrégé dans le corps du silence. Un tremblement l'espace, l'inquiète, l'attire comme une abstraction suprême. Elle s'approche du point de fuite, quelque chose l'appelle de plus loin encore. Elle a pourtant raturé, plongé dans les terres noires à l'affut du sort. Quelqu'un a dû mourir à l'intérieur du livre sans qu'elle le sache. À la surface pourtant tout est calme - elle guette la ligne de force, cet écrire qui la prolonge, la fait durée.

 

Une forme absente l'aspire, fusille le vide et troue sa mémoire. Un ange en manque de ciel a liquidé la scène - irreprésentable. Dans une longue et lente heure, Albane sent une résistance ouatée contre sa plume. Comment exister, peut-être seulement insister, se demande-t-elle tout bas, la vérité n'est qu'un passage. Puissante et solaire solitude, tatouée dans la vision. La parfaire en visitant chaque page comme ses propres âges, effeuiller le Mystère, cette prophétie intime. Du fond d'elle-même Albane remonte le récit, irrigue cette lucidité poreuse de la mémoire. Les souvenirs sont des augures, on les place au commencement, nous les sommes devenus, pense-t-elle.

 

Son livre s'ouvre dans toute son altitude, elle cherche le personnage, sa logique, sa densité. Oui, c'est cela - épouser la densité. Albane éprouve ses nuits si primitives qu’elle passait à écrire, mange à nouveau la langue des poètes, ces sourciers de l'inouï. Elle relit, reprend, fabrique du sens, fabule. Son histoire cogne à force de veiller. Elle gravit les contours de l'image cette consistance imaginaire. Peu à peu, ses personnages empruntent la peau du réel. Une lecture attentive obéit à la pesanteur.

Elle n'est plus là, lui souffle la voix. Albane s'arrête dans l'image, se retourne, regarde à travers la fenêtre : y a-t-il quelqu'un ? Non, reflue juste ce mouvement du manque, cet espacement entre les mots. Dans le livre que je n’ai pas encore écrit, il n’y a que toi, répond-telle. Ce qu'elle prend pour une voix est pure réverbération de la douleur. Cet autre elle-même qui la traque, la croque sans qu'elle ne s'en aperçoive. Elle a tant raturé ce qui la met en lumière. Le romancier écrit sous la pression d'un personnage, une incantation minérale de noms imprononçables qu'il faut nommer.

 

Autour d'elle, la mer monte comme une nécessité, une incontournable constellation. Les événements nous excèdent souvent, infiniment et livrent leur étrange densité. Son personnage va-t-il être englouti comme l'ont été ses nuits démesurément creuses ? Le soleil, flux nerveux, sature l'air de sa question. Albane descend dans le livre, s'introduit en terres embryonniques, élusives, semées de légendes encore inaudibles. Tectoniques inachevées, coffrées sous la peau. Au bout de sa plume, un battement la mime pour toute transparence. Ligne après ligne, elle fouille la profondeur de l'autre, ange blessé dans un corps qu'il ne comprend pas encore, entre dans sa confidence, advient tout le long d'elle-même. Sous les mots, l'auteure caresse une vibration au ralenti. L'œuvre s'émet en ce point de solitude, sous éclairs mutiques, continus. Peu à peu, le livre se vide, la blancheur devient symbole. Où sont ces archives protégées où déposer la mémoire ? demande la voix. Après une longue nuit talismanique, son cœur répond comme un aimant - le désir vient d'un rêve indocile, d'un étonnement très pur.

 

 

Extrait de L’Indire (Jacques Flament Editons)

 

 

 

Les yeux cernes

 

La scène se passe dans le wagon compartiment d’un train.

Une femme en tailleur ivoire lit « L’Éternité et un jour »…

En face d’elle, vient de s’asseoir à l’instant un grand costumé, blond-châtain aux yeux réfléchis.

Il a l’air pressé, très pressé.

Il ouvre son porte-documents, trie d’un doigt éclair, s’inquiète, regarde sa montre, vérifie.

Un livre s’échappe –  au dos elle aperçoit rapidement le dessin d’une épée.

Son portable sonne – il hésite…       Couper.

Quelque chose semble le poursuivre. Le temps passe à travers la vitre.

Croisée de jambes.       Un charme luit sous le talent aiguille… Jet d’œil…

Elle le regarde - pose « L’Éternité et un jour » et … se dit qu’il entrerait aisément dans un film … Un remix de Hitchcock, une sorte de Mort aux trousses.

Elle le regarde à nouveau – l’homme a quelque chose de Schindler dans La liste de S. Comme lui, Il habite l’envergure, un règne de la perspective, de la décision. Une espèce de vitesse de la solitude. Elle l’imagine aussi dans un travelling d’Otto Preminger… pris entre 2 hommes – l’un lui propose un contrat, l’autre est sa conscience…

Imperturbable, l’homme l’observe depuis quelques secondes – elle ne le savait pas. Petites sueurs froides, croisé de jambes, pellicule de regards. Chœur croisé de prétextes… Quelque chose vacille. Infime. Elle jette à nouveau un œil au dos du livre à l’épée. Sa carte de visite en glisse doucement, reste un instant à la perpendiculaire du sol – elle aperçoit d’abord un N et se dit qu’un N ainsi forme un Z. Au sol, elle a le temps de décrypter … O Ryan. Le O du Héros de Mort aux trousses, ce vide entre les 2 noms, ce zéro de l’homme poursuivi par quelque chose qu’il ignore, qui ne sait pas qui il est et ce qu’on lui veut. Ce O d’un temps circulaire où une invisible et imperceptible lutte le mène dans un engrenage.

 

Une machination comme l’est par essence la mécanique du cinéma – un mouvement reptiligne où les scènes vous découpent, l’air de rien, écrivent votre histoire pendant que le temps vous enserre.

À la surface, tout est lisse.

- Voulez-vous une cigarette ? lui demande N.      - J’apprécie les cigarettes avec un verre…  Il sourit  : -  le vers dicte … Il doit être lettré… et doit lire Dante… se dit-elle…

Au bar, il effectue un mouvement de prestige digitation et ressort le livre de sa poche. Tout chez lui sinue en silence, à précision de tireur, d’expert joailler. Son geste a la grâce des moments concis et sans doute. Un fluide asiatique dans ce hiératisme germanisant. Elle sent le train défiler et prend N. à l’épée – vous œuvrez à … ? - Je jette des questions dans le sens du monde – il prend ou ne prend pas… répond-t-il. Vous lisez … ? - sur des images réversibles, là où l’on ne m’attend pas – what else ?!

Elle ne s’était pas trompée, il a bien l’assise de S. dans La liste de S. Elle échappe un bijou, il tombe au milieu du livre, à la page :  à toutes fuites dans spires du temps, la beauté rive le chaos, le contient et le trempe. De l’An mille à l’An vie, un Tarot de signes tisse l’ombilic du monde et s’enroule autour de toute épée – ceux qui la manient délovent un caducée, ce qui l’unit est dans la paume des libres. 

 

© Anne de Commines

 

 

Anne de Commines est écrivain, essayiste, poète. Elle est notamment l'auteur de : Anthologie de la poésie contemporaine (éditions Polyglotte), Un cri mimé (éditions Et si un jour), Si tu étais un arbre, je serais un violon (éditions Et si un jour), L'indire (Jacques Flament Édition, 2013).

Elle participe au Buffet Littéraire et a publié dans la revue VOIX.

 

 


Anne de Commines

recherche François Minod,

janvier-février 2019

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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