Meurtre
en inventaires
Elle
écrit depuis longtemps, six heures peut-être, depuis toujours. Le temps
s'est ralenti, s'est agrégé dans le corps du silence. Un tremblement
l'espace, l'inquiète, l'attire comme une abstraction suprême. Elle
s'approche du point de fuite, quelque chose l'appelle de plus loin encore.
Elle a pourtant raturé, plongé dans les terres noires à l'affut du sort.
Quelqu'un a dû mourir à l'intérieur du livre sans qu'elle le sache. À la
surface pourtant tout est calme - elle guette la ligne de force, cet écrire
qui la prolonge, la fait durée.
Une
forme absente l'aspire, fusille le vide et troue sa mémoire. Un ange en
manque de ciel a liquidé la scène - irreprésentable. Dans une longue et
lente heure, Albane sent une résistance ouatée contre sa plume. Comment
exister, peut-être seulement insister, se demande-t-elle tout bas,
la vérité n'est qu'un passage. Puissante et
solaire solitude, tatouée dans la vision. La parfaire en visitant chaque
page comme ses propres âges, effeuiller le Mystère, cette prophétie intime. Du fond
d'elle-même Albane remonte le récit, irrigue cette lucidité poreuse de la
mémoire. Les souvenirs sont des augures, on les place au commencement, nous
les sommes devenus, pense-t-elle.
Son
livre s'ouvre dans toute son altitude, elle cherche le personnage, sa
logique, sa densité. Oui, c'est cela - épouser la densité. Albane éprouve
ses nuits si primitives qu’elle passait à écrire, mange à nouveau la langue
des poètes, ces sourciers de l'inouï. Elle relit, reprend, fabrique du
sens, fabule. Son histoire cogne à force de veiller. Elle gravit les
contours de l'image cette consistance imaginaire. Peu à peu, ses
personnages empruntent la peau du réel. Une lecture attentive obéit à la
pesanteur.
Elle n'est plus là, lui souffle la voix. Albane s'arrête dans l'image, se
retourne, regarde à travers la fenêtre : y a-t-il quelqu'un ? Non, reflue
juste ce mouvement du manque, cet espacement entre les mots. Dans le
livre que je n’ai pas encore écrit, il n’y a que toi, répond-telle. Ce
qu'elle prend pour une voix est pure réverbération de la douleur. Cet autre
elle-même qui la traque, la croque sans qu'elle ne s'en aperçoive. Elle a
tant raturé ce qui la met en lumière. Le romancier écrit sous la pression
d'un personnage, une incantation minérale de noms imprononçables qu'il faut
nommer.
Autour d'elle, la mer monte comme une nécessité, une
incontournable constellation. Les événements nous excèdent souvent,
infiniment et livrent leur étrange densité. Son personnage va-t-il être
englouti comme l'ont été ses nuits démesurément creuses ? Le soleil, flux
nerveux, sature l'air de sa question. Albane descend dans le livre,
s'introduit en terres embryonniques, élusives, semées de légendes encore
inaudibles. Tectoniques inachevées, coffrées sous la peau. Au bout de sa
plume, un battement la mime pour toute
transparence. Ligne après ligne, elle fouille la profondeur de l'autre, ange blessé dans un corps qu'il ne comprend pas encore,
entre dans sa confidence, advient tout le long d'elle-même. Sous les
mots, l'auteure caresse une vibration au ralenti. L'œuvre s'émet en ce point de solitude, sous éclairs mutiques,
continus. Peu à peu, le livre se
vide, la blancheur devient symbole. Où sont ces archives protégées où
déposer la mémoire ? demande la voix. Après une longue nuit
talismanique, son cœur répond comme un aimant - le désir vient d'un rêve
indocile, d'un étonnement très pur.
Extrait de L’Indire (Jacques
Flament Editons)
Les yeux cernes
La
scène se passe dans le wagon compartiment d’un train.
Une
femme en tailleur ivoire lit « L’Éternité et un jour »…
En
face d’elle, vient de s’asseoir à l’instant un grand costumé, blond-châtain
aux yeux réfléchis.
Il
a l’air pressé, très pressé.
Il
ouvre son porte-documents, trie d’un doigt éclair, s’inquiète, regarde sa
montre, vérifie.
Un
livre s’échappe – au dos elle
aperçoit rapidement le dessin d’une épée.
Son
portable sonne – il hésite… Couper.
Quelque
chose semble le poursuivre. Le temps passe à travers la vitre.
Croisée
de jambes. Un charme luit sous
le talent aiguille… Jet d’œil…
Elle
le regarde - pose « L’Éternité et un jour » et … se dit qu’il
entrerait aisément dans un film … Un remix de Hitchcock, une sorte de Mort aux trousses.
Elle
le regarde à nouveau – l’homme a quelque chose de Schindler dans La liste de S. Comme lui, Il habite l’envergure, un règne de
la perspective, de la décision. Une
espèce de vitesse de la solitude. Elle l’imagine aussi dans un travelling
d’Otto Preminger… pris entre 2 hommes – l’un lui propose un contrat,
l’autre est sa conscience…
Imperturbable,
l’homme l’observe depuis quelques secondes – elle ne le savait pas. Petites
sueurs froides, croisé de jambes,
pellicule de regards. Chœur croisé de prétextes… Quelque chose vacille.
Infime. Elle jette à nouveau un œil au dos du livre à l’épée. Sa carte de
visite en glisse doucement, reste un instant à la perpendiculaire du sol –
elle aperçoit d’abord un N et se dit qu’un N ainsi forme un Z. Au sol, elle
a le temps de décrypter … O Ryan. Le O du Héros de Mort aux trousses, ce vide entre les 2 noms, ce zéro de l’homme
poursuivi par quelque chose qu’il ignore, qui ne sait pas qui il est et ce
qu’on lui veut. Ce O d’un temps circulaire où une
invisible et imperceptible lutte le mène dans un engrenage.
Une
machination comme l’est par
essence la mécanique du cinéma – un mouvement reptiligne où les scènes vous
découpent, l’air de rien, écrivent votre histoire pendant que le temps vous
enserre.
À
la surface, tout est lisse.
- Voulez-vous une
cigarette ? lui demande N. -
J’apprécie les cigarettes avec un verre…
Il sourit : - le vers
dicte … Il doit être lettré… et
doit lire Dante… se dit-elle…
Au
bar, il effectue un mouvement de prestige
digitation et ressort le livre de sa poche. Tout chez lui sinue en
silence, à précision de tireur, d’expert joailler. Son geste a la grâce des moments concis et sans doute. Un fluide
asiatique dans ce hiératisme germanisant. Elle sent le train défiler et
prend N. à l’épée – vous œuvrez à … ? - Je jette des questions dans le
sens du monde – il prend ou ne prend pas… répond-t-il. Vous lisez … ?
- sur des images réversibles, là où l’on ne m’attend pas – what else ?!
Elle
ne s’était pas trompée, il a bien l’assise de S. dans La liste de S. Elle échappe un bijou, il tombe au milieu du
livre, à la page : à
toutes fuites dans spires du temps, la beauté rive le chaos, le contient et
le trempe. De l’An mille à l’An vie, un Tarot de signes tisse l’ombilic du
monde et s’enroule autour de toute épée – ceux qui la manient délovent
un caducée, ce qui l’unit est dans la paume des libres.
© Anne de Commines
Anne de Commines est écrivain, essayiste, poète. Elle
est notamment l'auteur de : Anthologie de la poésie contemporaine
(éditions Polyglotte), Un cri mimé (éditions Et si un jour), Si
tu étais un arbre, je serais un violon (éditions Et si un jour), L'indire
(Jacques Flament Édition, 2013).
Elle participe au Buffet Littéraire et a publié dans la
revue VOIX.
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