JANVIER-FÉVRIER 2018

 

 

 

 

L’épreuve

 

par  Patricia LARANCO

 

 

Quand finalement, au terme de toutes ces incroyables et exténuantes tribulations au hasard des mille et une tortueuses et traîtresses circonvolutions de la ville, je parvins à atteindre le lieu où l’on m’avait convoquée, ce fut pour me heurter à un « accueil » qui, pour être, certes, prévisible, n’en était pas moins des plus déplaisants.

Je me trouvais à la lisière d’un assez vaste terrain au sol bétonné sur lequel on avait dressé un imposant hangar de tôle qui avait pour particularité d’être entièrement ouvert sur l’un de ses côtés, face à moi.

A l’intérieur de ce hangar, et non sans stupéfaction, je distinguais d’immenses alignements d’épais pupitres de bois sombre à l’ancienne mode sur lesquels se courbaient les dos des candidats en train de noircir leurs copies.

Mais très vite, une silhouette de femme sortit du hangar, fondit sur moi :

-Ah, la voilà ! Il fallait bien se douter qu’elle trouverait le moyen de se perdre en route !

Ses yeux flambaient. Ses postillons explosaient dans ma direction. Par pur réflexe, je me tassai…tout juste si je ne me mis pas en boule…je n’avais qu’une idée en tête en pareil moment : me faire toute petite…Je sentais l’œillade dure de la grande femme, qui traquait mon regard fuyant…et, perdant tous mes moyens, j’avais l’impression de me liquéfier sur place !

Sa voix gronda de nouveau, sonore, impitoyable, pénétrante. Sans les voir, j’imaginais ses lèvres atrocement pincées :

-Mais ma petite, c’est que l’épreuve est presque finie, figurez-vous !

Silence de mort. Qui me sembla durer des heures. Qu’il fallait rompre. Mobilisant les minces reliquats d’énergie qui me restaient, je trouvai tout de même le courage de lui bredouiller :

-Je…heu…je m’excuse, madame…ce n’est pas de ma faute, mais…mais je me suis perdue en ville.

-Oh, bien sûr…c’est bien ce que je pensais. Ce n’est même pas la peine de le dire ! Bon, eh bien, puisque vous êtes là, entrez tout de même…venez vous assoir !

La respiration à peine moins oppressée, je la suivis.

Dans le hangar, il faisait sombre. Peu de pupitres restaient vides. D’un geste sec et impérieux, la grande femme m’indiqua du menton l’une des rares places libres à l’intérieur de l’erzats de salle. Gauchement, non sans me cogner les genoux tant et plus, je tâchai de glisser ma carcasse entre le banc grossier et le plateau incliné du très vieux pupitre.

-Vous avez de quoi écrire ?

Toujours en évitant soigneusement de croiser le terrible regard, je secouai la tête avec une rare énergie : « oui… oui, madame ! ».

Je lui exhibai presque fièrement le luisant et sombre stylo à plume que je venais d’extraire d’un geste brusque, nerveux, de la vaste poche de ma blouse de nylon.

-Et le papier ? m’assena sans perdre un instant la peau de vache, avec, dans la voix, un ton venimeux, grondant de triomphe mauvais.

Mon dieu ! Le papier ! Désemparée, je fus près de m’effondrer, de fondre en larmes. Tout s’écroulait. On m’avait volé mon cartable en ville, dans une de ces innombrables rues torves et pâles qui se ressemblaient toutes. J’avais eu le malheur de le déposer par terre, sur le pavé (il était si lourd !) cependant que je demandais bravement à un passant mon chemin.

Naturellement, j’étais si confuse que je ne savais quoi répondre.

Trop satisfaite de mon état patent de déconfiture, l’autre s’empressa de saisir la balle au bond, et aboya :

-Tant pis pour vous ! De toute façon, vous n’aurez qu’une demi-heure

…puis, sur une table voisine, demeurée vide, elle ramassa une unique feuille de papier format A4 semi transparente et rose, qu’elle jeta brutalement sur mon pupitre, comme elle m’aurait donné une gifle. Après quoi, de façon tout aussi abrupte, elle tourna les talons, en affichant une moue de dégoût.

Je reniflai ; l’angoisse enserrait maintenant tout mon thorax. Il fallait impérativement que je m’acquitte de cette épreuve. C’était l’épreuve numéro un, l’épreuve de dissertation.

Affolée, je sentis mon cœur tambouriner contre mes côtes. Levant les yeux pour la première fois depuis mon entrée dans le hangar froid et désagréablement humide, je les braquai droit devant moi, par-dessus la foule des dos ronds revêtus des sempiternelles blouses de nylon bleues ; très loin, à l’autre bout du périmètre, ils rencontrèrent un très long tableau noir sur lequel le sujet de dissertation se trouvait écrit à la craie blanche en lettres majuscules mais, ma foi, assez petites. Fort heureusement, ma vue était bonne et je fus en mesure de le déchiffrer. Mais une bouffée de panique ne m’en assaillit pas moins, sitôt après. Comment allais-je faire pour pondre une dissertation en une demi-heure ? Etait-ce jouable ?

Je ne disposais que de ce fort court laps de temps et d’une seule feuille ! Un instant, je fus effleurée par l’idée de demander aux surveillants du papier de brouillon. Mais, à elle seule, ma terreur de voir revenir l’affreuse bonne femme m’en dissuada.

La mort dans l’âme, je décapuchonnai mon précieux stylo à plume : plus de temps à perdre…

Deux secondes à peine après, j’étais dans un état de concentration intense. Mon front touchait quasiment la surface de papier de ma feuille, sur laquelle courait en crissant la plume qui alignait les mots, puis les phrases. Plus rien n’existait, hormis le déferlement des idées et la rage de les traduire immédiatement en pattes de mouche. En un temps record, j’avais noirci le recto et la moitié du verso de ma page A4. Je mettais tant de cœur à l’ouvrage que je haletais, soufflais comme un phoque. Mon corps, quant à lui, était plié en deux dans une improbable position, mais je n’en avais cure.

Mais brusquement, mon attention fut distraite par un bruit de pluie.

Dans le même moment que je constatais un net affaiblissement de la lumière, j’eus la sensation d’un énorme courant d’air obscur, humide, pesant, glacial. Des essaims de gouttes d’eau furent projetés tels des embruns à l’intérieur du vaste hangar dont, je le rappelle, tout un côté était ouvert et donc directement exposé aux éventuelles intempéries. Or on m’avait installée à peu de distance de l’ouverture béante.

Je frémis ; les gouttes d’eau importunes se précipitaient toujours vers moi. Baissant à nouveau les yeux, je me rendis compte avec horreur que nombre d’entre elles s’étaient abattues en plein sur ma fragile feuille de papier rosâtre. L’encre, qui était à peine sèche, s’était hâtée de baver. Mes pattes de mouche étaient toutes délavées et, désormais, à peu de choses près, illisibles. Quelle catastrophe !

Atterrée, je promenai autour de moi des regards hagards, circulaires.

Nombre de candidats avaient déjà déserté les bancs de leurs pupitres. D’autres, non loin de ma personne, se levaient et remballaient leurs affaires. Ils ne se gênaient pas pour m’effleurer du regard, en ricanant.

Je ne savais que faire. Une fois de plus, l’envie de pleurer toutes les larmes de mon corps me saisit.

Là-dessus, une des surveillantes, qui arpentait lentement les rangées, se rapprocha de mon siège et s’arrêta à ma hauteur. Dieu merci, ce n’était pas la redoutable « peau de vache »  qui m’avait « accueillie », mais une autre, une jeune femme au visage rond, ouvert, à première vue assez sympathique. Elle me dévisagea un court instant, puis parut de suite alarmée ; sur quoi, dans le même mouvement que le mien, son regard se reporta sur ma malheureuse feuille.

-Oh ! s’exclama-t-elle, d’une voix où perçait une désolation réelle.

De suite après, elle avança encore et vint se planter juste derrière mon dos courbé. Son regard tomba directement sur mes pattes de mouche décolorées.

Silence. Elle ne proférait plus rien. Moi, je n’osai bouger le petit doigt, et je retenais mon souffle. J’avais adopté la posture « roulée en boule sur moi-même » des petites bêtes tétanisées à l’ombre de leur prédateur. Si j’avais pu me muer en hérisson – ou en tortue – je l’aurais fait. Un ange passa. C’est à peine si je respirais encore. Je gardais le souffle court. Que faisait-elle ?

Je le sus lorsqu’elle laissa fuser un cri qui me fit sursauter : « mais c’est génial ! ». Elle ajouta, fébrile, en s’efforçant toutefois de baisser le ton : « il faut absolument que tu la termines ! ».

Sur le coup, j’eus l’impression d’être traversée par une décharge de foudre. Je fus tentée de me pincer. Ne nageait-on pas en plein délire ?

Mais la surveillante ne me donna pas le temps d’approfondir ma « réflexion ». Tandis que le hangar continuait à se vider consciencieusement et que s’engouffraient, en provenance d’un ciel de plus en plus assombri, les rafales, elle fit tomber, à côté de mon feuillet, un minuscule bloc-notes, du même genre que celui dont se servent les serveurs de restaurants pour noter leurs commandes. En même temps, elle me pressa, dans un souffle cette fois, de « continuer à écrire ».

J’hésitai durant un instant. Etait-ce une plaisanterie ?

Mais non. Elle avait l’air d’y tenir. Elle réitéra sa prière :

-Voici du papier. Dépêche-toi ! Le temps presse. Je reste à côté…Préviens-moi dès que tu auras fini !

N’en revenant toujours pas, je me retournai pesamment, sans souplesse ; mon regard rencontra le sien. Dans ses yeux clairs, je lus une ferveur teintée de nervosité et de supplication.

Ce furent cette supplication, cette bienveillance et la foi qu’elles impliquaient qui me décidèrent, m’électrisèrent. Je me remis – je ne sais trop comment, du reste – en mode « concentration maximale ». Et le reste arriva tout seul. Je noircis, sur le champ, sans plus me poser de questions ni prêter attention à quoi que ce soit d’autre, le  bas de la feuille format A4, puis j’attaquai les ridiculement minces feuillets du bloc-notes, avec le même vorace appétit. Tout juste me donnai-je le temps de noter, juste avant ma nouvelle immersion dans mon « réservoir d’idées », que l’aimable surveillante avait intercalé sa silhouette entre l’ouverture du hangar et le plateau incliné du pupitre où j’allais me remettre à écrire, pour me protéger de l’air et de la pluie.

Je mis les bouchées doubles ; en moins d’un quart d’heure, la dissertation fut bouclée.

N’ayant plus rien à penser ni à écrire, j’émergeais de ma bulle mentale et, immédiatement, je coulai vers la jeune femme une œillade incertaine. Son sourire s’épanouit et lui illumina le visage. Sur ce, d’un seul geste preste, elle rafla tout ensemble la feuille de papier et le calepin, lesquels étaient à présent dégoulinants d’encre luisante, de lettres malformées et de mots tassés que je jugeais illisibles.

Mais elle paraissait satisfaite.

Elle emporta le tout sans mot dire, sans même m’adresser le moindre signe.

Maintenant, j’étais seule avec mon incrédulité, mon affolement. Avais-je la moindre chance que ce torchon, cet informe brouillon indigne (puisque, bien sûr, je n’avais pas eu le temps, encore moins le papier adéquat, pour recopier correctement mon texte-fleuve) soient pris en considération par un jury d’examen et, d’une façon plus générale d’ailleurs, par qui que ce soit ?

Ma crainte redoubla lorsque me vint à l’esprit le fait que je n’avais même pas pensé à apposer mon nom au bas des pages.

Je me mis à trembler pire qu’une feuille ; j’avais soudain froid dans tout le corps. La pluie, qui avait encore forci, se jetait sur moi, me martelait, me piquait de ses mille et unes pointes aussi agressives, sauvages que de petites dents de fauve aiguisées. Peu à peu, tout autour, le sinistre hangar se désemplissait inexorablement de sa foule d’élèves, dans le même temps qu’il s’enrichissait de toujours plus de vide creux et d’ombre crépusculaire, flétrie, mouillée. Je me recroquevillai encore sur moi-même – comme si c’était possible…Comme si mon corps, en son centre le plus insondable, le plus intime, abritait une source de chaleur mystérieuse qu’il me fallait à tout prix chercher, et atteindre. C’était probablement vrai, mais, pour lors, j’avais un mal fou à le sentir. Mes mains lovées au creux de mon plexus ne percevaient, en fait, que le nylon glacial, trop lisse de ma blouse.

Là-dessus l’impression que la terre s’ouvrait sous mes pieds se précisa.

 

La conscience d’avoir vécu quelque chose de « surréaliste » me poursuivait.

Lorsque l’intérieur du hangar, battu par vent et pluie visqueuse, se trouva presque vide, une escouade de surveillantes, menton bien en avant, me fit comprendre, de façon pour ainsi dire menaçante, que je n’avais plus rien à faire en ces lieux étranges.

J’appris, plus tard, que mon nom figurait sur la liste des recalés.

Beaucoup plus tard encore, je me promenais dans les rayons d’une librairie quand mon regard vigilant accrocha tout à coup la jaquette d’un ouvrage. Était-ce l’instinct qui m’avait de la sorte guidé vers lui ? Je n’en savais rien, toujours est-il que, de façon quasi machinale, je le saisis.

Peu épais, il arborait, juste au-dessous du titre, la mention « Essai philosophique » et, déjà sensiblement intriguée, je le retournai, histoire d’en savoir plus sur l’auteur.

C’est alors que je découvris, encadré dans une vignette photographique, un visage avenant qui me parut d’abord plus ou moins familier puis qu’assez vite, j’identifiai, sans nul doute possible mais non sans surprise teintée d’amusement, comme celui de ma « petite surveillante d’exam » de fin de scolarité secondaire.

Ma première réaction fut de me dire : « tiens, elle a écrit un livre ! »

Mais ensuite, aiguillonnée par une bouffée de curiosité, j’allai plus loin : je m’enhardis jusqu’à ouvrir le volume à peu près en son milieu et à survoler quelques paragraphes. Au bout d’un assez bref moment, je crus que mon cœur allait s’arrêter de battre. Il eut un raté, et j’eus du mal à retrouver ma respiration. Les lignes, les mots que j’avais sous les yeux, que je parcourais de plus en plus fébrilement, étaient LES MIENS !

Tout me revint en mémoire : c’étaient ceux de ma fameuse dissertation…De ce « torchon » immonde, barbouillé d’eau de pluie que j’avais presque tout entier écrit sur un bloc-notes de garçon de restaurant au fond d’un hangar ! Comment aurais-je pu oublier vraiment, tout bien pesé, ce sacré jour ? Il constituait l’un des souvenirs les plus lamentables et les plus bizarres de ma courte vie. Il ne m’avait rien valu, sinon l’idée –non moins bizarre – que les pensées qui me venaient à l’esprit et les mots que je trouvais pour les exprimer pouvaient, non seulement présenter quelque intérêt aux yeux de quelqu’un d’autre mais encore se voir associés à ce concept énigmatique, magique de « génie ».

 

 

©Patricia Laranco

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Patricia LARANCO

Recherche Eliette Vialle,

janvier-février 2018

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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