Nous descendîmes des jardins en
terrasses, laissant derrière nous leurs fontaines aux fins jets d’eaux
étincelants dans la lumière, presque lourde, de l’après-midi – et nous nous
engageâmes, de suite après, dans un lacis de rues
et de ruelles vieilles, ternes et tristes où rien ne retenait
authentiquement le regard.
Le crépuscule paraissait tomber
sur leurs murs d’un bleu sale et pisseux, patiné, assez avare en fenêtres,
sur leurs trottoirs à la surface cabossée, bosselée, par endroits traîtresse
et sur leurs détours dans lesquels il nous arrivait fréquemment de devoir
tourner en rond, perdus, de manière complètement inutile et non moins
parfaitement épuisante.
Ensuite, nous approchâmes d’un
long mur perpendiculaire aux autres voies, au demeurant tout aussi austère
que le reste du paysage et cependant percé, juste devant nous, d’une unique
ouverture très basse, ni trop large, ni trop étroite, qui offrait l’aspect
d’un porche arqué donnant sur un passage obscur mais court. Cette voûte
qu’aucune porte ne défendait nous laissait voir, par-delà la nudité d’un
quai à demi pavé, dénué de parapet comme de rambarde, les eaux grisâtres de
la rivière qui défilaient, toutes proches, dans un bruit bien
caractéristique, aussi régulier que fluide.
- Bon, évalua le
« guide » de notre groupe, voilà peut-être ce qu’il nous faut.
Nous allons sauter sur un des bateaux qui circulent sur cette flotte, et le
sens du courant aura vite fait de nous emporter loin d’ici !
Aussitôt dit, aussitôt fait :
sans discuter, nous franchîmes la voûte sans grâce et avançâmes comme un
seul homme dans le passage sombre, où notre odorat fut assailli d’un relent
fort lourd de macération humide qui ne fut pas loin de nous paraître
nauséabond et qui se doublait d’une fragrance, nettement plus subtile,
médiévale, de vieilles pierres usées.
Nous débouchâmes sur le quai,
baigné d’une lueur gris-argent qui nous sapa quelque peu le moral, bien
qu’elle ne manquât pas de charme.
Le fleuve était moyennement large,
mais on le devinait profond. Son ruban presque plat et d’une teinte grise,
cette fois laiteuse, filait, de toute évidence à grande vitesse, vers la
gauche où, dans l’imposante perspective ouverte, nous distinguions, à
grande distance, le silhouettage de plusieurs
ponts et, minuscule, étonnamment insignifiante, la découpe métallique si
reconnaissable de la Tour Eiffel – qui semblait, nonobstant cela, vouloir
piquer de sa pointe aigue la terne vastitude du ciel.
Nous nous entre-regardâmes en
soupirant, car nous étions coincés, en même temps que recrus de lassitude,
à la fois physique et mentale.
Le quai, long et triste à mourir,
n’était ponctué en tout et pour tout que de bites d’amarrage trapues,
semées à intervalles réguliers tout au bord de l’onde, laquelle,
passablement haute, n’était pas très loin d’atteindre le niveau du quai.
Ne restait plus qu’à attendre la
venue d’un bateau qui longerait celui-ci. « Restons groupés – et
ouvrons l’œil ! » se hâta de nous intimer le « guide ».
Il en fut ainsi : malgré
notre fatigue un peu haletante et un peu flageolante, nous gardâmes l’œil
ouvert. De longues minutes s’écoulèrent, au cours desquelles nous mourûmes
d’envie de nous assoir. Comme il n’y avait pas le moindre banc, nous
lorgnions les bites d’amarrage, et même le sol, à l’endroit où celui-ci touchait
le mur. Mais notre meneur nous avait aussi formellement interdit
d’abandonner la position debout, de crainte que l’on ne s’endorme.
Groupés en cercle sur ces pavés
graisseux, nous demeurions mutiques. Comme si le silence de ce lieu retiré
et déserté par les humains, où la lumière était en train de faiblir de
minute en minute tout en conservant néanmoins sa singulière nuance argentée
qui lui conférait une brillance un peu pareille à celle de la moire nous
intimidait, nous transissait.
Au bout d’un moment, nous vîmes
une embarcation, une sorte de péniche, glisser plein pot dans le sens du
courant, mais, hélas, elle était bien plus proche du quai opposé que du
« nôtre ». Une deuxième péniche ne tarda pas à se ruer à son
tour, du même côté, dans la même direction, ce qui nous désappointa encore.
Il y eut, par la suite, une flopée de bateaux, presque au coude à coude et
toujours hors d’atteinte car plus près de l’autre quai, qui passèrent leur
chemin, avec une rapidité identique : cela allait de la péniche au hors-bord,
en passant par le remorqueur, la vedette, le bateau de plaisance tout blanc
- jusqu’au bateau-mouche, plus illuminé qu’une fête. « Un de ces
foutus rafiots va-t-il se décider à longer notre quai ? »,
pestions-nous, chacun dans sa tête.
Il fallut attendre encore un bien
long moment pour que notre pressant vœu fût exaucé.
Notre « chef », qui
gardait scrupuleusement l’œil aux aguets, finit par tressaillir au point de
nous faire sursauter tous. Instantanément, son
bras et son index droits se tendirent dans la direction d’où provenaient
les bateaux, à notre droite : une spacieuse péniche plate et vierge de
tout chargement venait d’apparaître, qui longeait quasiment notre
quai ! Nous remarquâmes qu’elle approchait d’une manière un peu moins
précipitée que les embarcations précédentes. « C’est le moment où
jamais ! », nous souffla du coup notre meneur.
Nous nous rapprochâmes tous, d’un
seul mouvement, de l’extrême bord du quai, où l’eau grisâtre produisait
déjà des remous et des houles. C’est à ce moment que nous notâmes qu’une
bonne partie du pont de la péniche qui nous était visible se trouvait
couvert de corps étendus sur le dos, en maillot de bain.
Nous n’eûmes toutefois pas le
loisir de nous en étonner plus longtemps : la péniche se faisait de
plus en plus proche.
- A mon
signal, vous sautez tous ! nous intima, d’un ton sans appel, le
meneur.
La proue fut là en un rien de
temps. Nous prîmes notre élan et bondîmes. Pour ma part, j’atterris à
l’avant du long bateau, comme espéré. J’eus beaucoup de chance, car, malgré
la montée d’adrénaline qui me focalisait tout entier sur mon action,
j’entendis, dans les environs, une série de pesants « plouf ». A la façon d’un lourd paquet que l’on jette, je
m’affalai sur le bois blanchâtre du pont, la joue écrasée contre les
lattes. L’effort que je venais d’accomplir ayant fauché mes dernières
forces, j’eus l’impression de me dégonfler telle une baudruche dont l’air
s’enfuit. Mes paupières tombèrent. Je m’endormis. D’un endormissement de
brute.
Lorsque je rouvris l’œil, je fus
en butte au plus total étonnement : mon corps reposait de tout son
long sur un pont de péniche bas, bien plat, qui filait sur l’eau grise,
affalé sur le ventre, si étroitement plaqué contre la structure de planches
qu’il en paraissait aussi aplati qu’une crêpe. Mes vertèbres cervicales
soulevées étaient en train de grincer, de souffrir. Tout autour du mien,
une multitude d’autres corps eux aussi allongés offraient le spectacle
d’une immobilité absolue. Mais, pour ce que je pouvais en voir, je ne
reconnaissais pas le moindre de mes compagnons d’avant. Le bateau à fond
plat fonçait, passant pont après pont avec la célérité d’une flèche.
La plupart des gens en slip de
bain qui m’environnaient m’avaient tout l’air de dormir.
En grimaçant sous l’effet de ma
douleur, je tâchai de bouger mon cou. C’est alors que, tout près de moi,
sur ma droite, je remarquai – car elle tranchait sensiblement – juchée sur
une structure de bois à l’allure de caisse allongée qui dominait d’une
hauteur très modérée la surface du pont, la présence d’un jeune homme au
physique d’acteur de cinéma qui se tenait en position accroupie, un genou
posé sur le sommet de l’édifice. Cet individu n’était, lui aussi, vêtu que
d’un simple slip de bain, et exhibait, donc, une perfection corporelle
d’athlète antique tout ce qu’il y a de visible. Son visage était à
l’avenant : profil ciselé de statue (dont l’expression ferme, à coup
sûr énergique réussissait à corriger le côté bellâtre), couronné d’une
crinière dorée qui donnait l’impression de lancer des rayons et des éclairs
en ondulant dans l’air fouetté par la vitesse.
Au vu de son immobilité qui avait
quelque chose de quasiment hiératique, on l’aurait, pour un peu, imaginé
sculpté dans le marbre blanc.
Il regardait droit devant, en
fronçant le sourcil : était-ce le souci ?
Retrouvant (ce n’était pas trop
tôt !) l’usage de la parole, je lui coassai :
- Qu’est-ce qu’on fait là ?
S’il ne bougea, pour ainsi dire,
pas d’un pouce, il eut un très bref tressaillement, au terme duquel, dans
son œil gauche légèrement plissé et d’un bleu translucide, son regard
glissa en direction de ma personne. J’entendis alors sa voix un brin
métallique, au ton maussade et aux frontières du marmonnement, former ces mots :
« On essaie de sortir de cette foutue ville par le fleuve ! C’est
notre seul espoir. Il faut que nous dépassions la Tour Eiffel et nous
serons sauvés. ».
Vivement, son regard m’abandonna.
Il retomba dans le silence.
Un brusque et impérieux désir de recouvrer
la station debout s’empara de moi. Il était, je m’en aperçus, imputable à
une forme de honte. Ce beau gosse était le seul à ne pas être affalé, le
corps inerte, sur les planches du pont. Comment cela se faisait-il ?
Je m’appuyai sur mes deux bras
tendus, paumes au sol, repliai mes jambes, genoux sous l’abdomen, et me
redressai, d’un mouvement sec, à n’en pas douter, trop brutal, puisqu’un
instant, il m’étourdit, me faisant chanceler sur place sur mes semelles qui
me semblaient tout à coup des points d’appui ridiculement étroits. Lorsque
je pus enfin me stabiliser tant soit peu sur la surface des planches, je me
mis à circuler, en me dandinant, parmi les corps couchés, pour constater
que bon nombre de ceux que j’examinais ne respiraient plus guère, tandis
que les autres restaient sans réaction quand je tentais de les secouer.
Affolé, je revins à grandes
enjambées vers l’Apollon.
- Ils sont morts !... Ils
sont morts !! me mis-je à lui hurler sous le nez, lui postillonnant au
visage.
A peine cilla-t-il. Entre ses dents
serrées, quelques paroles, tout juste audibles, perlèrent :
- Bien sûr. Ça n’a rien
d’étonnant. C’est à cause de la maladie.
- La maladie ?... Quelle
maladie ? rebondis-je, car je tombais des nues.
Il haussa les épaules
abruptement :
- Rien…Trop long à raconter !
Il avait sifflé ça d’une voix
basse, tranchante. Sans attendre que je réagisse, il détendit son bras
droit et le pointa bien à l’horizontale, pile dans la direction du pont
dont nous nous apprêtions à franchir la bouche noire, et martela, d’une
voix plus forte :
- Je l’ai déjà dit : il faut
que nous dépassions la Tour Eiffel !
Glissant sous l’arc du pont, la
péniche le franchit à une allure sidérante, et le fleuve, devant nous, eut,
sans crier gare, l’air de s’élargir. Sur la gauche, vers le fond, la Tour
Eiffel donnait à voir une découpe toujours réduite, quoique pourtant notablement
plus volumineuse. Autour d’elle, d’immenses espaces verdâtres, comme
moutonnant d’écume cuivrée, allaient se perdre dans la jonction entre
l’horizon scrupuleusement plat et le ciel délavé, gris-perle, entaillé par
endroits, à l’horizontale, de longues et minces veinules lumineuses qui
suintaient comme l’eut fait une veine de résine étincelante. Le spectacle
était plutôt grandiose. Il avait quelque chose d’irréel.
Durant un instant en suspens qui
me fit l’effet de patiner sur lui-même, je le contemplai, immobile, pour ne
pas dire même interdit, oscillant entre vague d’espoir et profond
scepticisme.
Pendant ledit laps de temps, la
Tour me parut accentuer son mouvement de rapprochement, en affichant des
dimensions de plus en plus conséquentes, une présence accrue. Je cillai,
comme on le fait toujours communément : sans y penser, de manière
machinale. Et, dès que le bref, l’infinitésimal et anodin battement de
paupières prit fin, je constatai que le monument métallique avait
radicalement changé de taille. A nouveau, il
présentait un volume dérisoire, nain, planté à une distance qui représentait
le triple, sinon le quadruple de celle qui m’était apparue à peine quelques
petites secondes plus tôt. On aurait juré qu’il avait reculé vers le fin fond du paysage ! Venais-je d’avoir une
hallucination en le localisant aussi près ?
Comme si de rien n’était, la
péniche, quant à elle, poursuivait son démentiel périple. Tandis que je
m’en assurais, je notais qu’elle suivait toujours le sens du courant. Plus
vite que jamais. Le vent soulevait et ébouriffait mes cheveux ainsi que les
ondulations blondes qui ornaient le crâne du beau et sculptural jeune
homme, en y mettant, semblait-il, un cœur à l’ouvrage redoublé. La Seine
ressemblait à présent à un énorme entonnoir liquide, à un delta démesuré
dont les deux rives avaient encore gagné en écart l’une par rapport à
l’autre. De temps en temps, à la surface des eaux terriblement grasses et
huileuses, il m’arrivait de surprendre la monstrueuse bouche ouverte et le
dos massif, gluant d’un silure qui ne devait, à vue de nez, pas mesurer
moins de sept bons mètres de long. Qu’attendaient ces poissons
répugnants ? Les innombrables dépouilles qui jonchaient le pont de
notre embarcation les attiraient-elles ?
À l’idée de finir moi-même dans
leurs gueules béantes, j’eus un involontaire hoquet d’effroi.
Mais, de suite
après, je pris sur moi : il fallait penser à autre chose. Donc, je me
concentrai de nouveau sur notre objectif : la Tour Eiffel.
Surprise : quand mon regard quitta les eaux troubles du fleuve pour se
lever vers elle, je ne l’aperçus plus.
Cela, vous vous en doutez, me
causa une émotion des plus cuisantes. Surmontant le violent tressautement
de mon cœur dans ma poitrine, je me retournai sans attendre.
C’était peut-être bon signe
peut-être l’avions- nous enfin dépassée et peut-être, maintenant, qui sait,
se trouvait-elle derrière nous.
Là résidait mon espoir. Un espoir
jailli du plus profond de mon être.
J’en fus pour mes frais : à
l’arrière, je ne vis pas davantage de Tour Eiffel. Ne se trouvaient, de
part et d’autre du fleuve devenu sans mesure, que des regroupements gris,
serrés d’immeuble, qui rapetissaient à vue d’œil.
Fébrilement, je redirigeai ma
nuque et ma tête vers la proue, geste qui me laissa, hélas, tout aussitôt
franchement consterné. L’immensité qui s’étirait face à moi ne recelait
qu’eaux et étendues vaguement vertes, au moutonnement brumeux, diffus. On
aurait dit que la célèbre Tour avait été avalée par la ligne d’horizon.
N’avait-elle pas basculé très, très loin, de l’autre côté du monde ?
Une force défiant les lois de la physique ne l’y avait-elle pas
entraînée ?
J’étais désormais la proie d’un
affolement qui ne connaissait plus de bornes.
©Patricia
Laranco
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