MARS-AVRIL 2019

 

 

 

 

Fuite

 

par Patricia LARANCO

 

 

Nous descendîmes des jardins en terrasses, laissant derrière nous leurs fontaines aux fins jets d’eaux étincelants dans la lumière, presque lourde, de l’après-midi – et nous nous engageâmes, de suite après, dans un lacis de rues et de ruelles vieilles, ternes et tristes où rien ne retenait authentiquement le regard.

Le crépuscule paraissait tomber sur leurs murs d’un bleu sale et pisseux, patiné, assez avare en fenêtres, sur leurs trottoirs à la surface cabossée, bosselée, par endroits traîtresse et sur leurs détours dans lesquels il nous arrivait fréquemment de devoir tourner en rond, perdus, de manière complètement inutile et non moins parfaitement épuisante.

Ensuite, nous approchâmes d’un long mur perpendiculaire aux autres voies, au demeurant tout aussi austère que le reste du paysage et cependant percé, juste devant nous, d’une unique ouverture très basse, ni trop large, ni trop étroite, qui offrait l’aspect d’un porche arqué donnant sur un passage obscur mais court. Cette voûte qu’aucune porte ne défendait nous laissait voir, par-delà la nudité d’un quai à demi pavé, dénué de parapet comme de rambarde, les eaux grisâtres de la rivière qui défilaient, toutes proches, dans un bruit bien caractéristique, aussi régulier que fluide.

- Bon, évalua le « guide » de notre groupe, voilà peut-être ce qu’il nous faut. Nous allons sauter sur un des bateaux qui circulent sur cette flotte, et le sens du courant aura vite fait de nous emporter loin d’ici !

Aussitôt dit, aussitôt fait : sans discuter, nous franchîmes la voûte sans grâce et avançâmes comme un seul homme dans le passage sombre, où notre odorat fut assailli d’un relent fort lourd de macération humide qui ne fut pas loin de nous paraître nauséabond et qui se doublait d’une fragrance, nettement plus subtile, médiévale, de vieilles pierres usées.

Nous débouchâmes sur le quai, baigné d’une lueur gris-argent qui nous sapa quelque peu le moral, bien qu’elle ne manquât pas de charme.

Le fleuve était moyennement large, mais on le devinait profond. Son ruban presque plat et d’une teinte grise, cette fois laiteuse, filait, de toute évidence à grande vitesse, vers la gauche où, dans l’imposante perspective ouverte, nous distinguions, à grande distance, le silhouettage de plusieurs ponts et, minuscule, étonnamment insignifiante, la découpe métallique si reconnaissable de la Tour Eiffel – qui semblait, nonobstant cela, vouloir piquer de sa pointe aigue la terne vastitude du ciel.

Nous nous entre-regardâmes en soupirant, car nous étions coincés, en même temps que recrus de lassitude, à la fois physique et mentale.

Le quai, long et triste à mourir, n’était ponctué en tout et pour tout que de bites d’amarrage trapues, semées à intervalles réguliers tout au bord de l’onde, laquelle, passablement haute, n’était pas très loin d’atteindre le niveau du quai.

Ne restait plus qu’à attendre la venue d’un bateau qui longerait celui-ci. « Restons groupés – et ouvrons l’œil ! » se hâta de nous intimer le « guide ».

Il en fut ainsi : malgré notre fatigue un peu haletante et un peu flageolante, nous gardâmes l’œil ouvert. De longues minutes s’écoulèrent, au cours desquelles nous mourûmes d’envie de nous assoir. Comme il n’y avait pas le moindre banc, nous lorgnions les bites d’amarrage, et même le sol, à l’endroit où celui-ci touchait le mur. Mais notre meneur nous avait aussi formellement interdit d’abandonner la position debout, de crainte que l’on ne s’endorme.

Groupés en cercle sur ces pavés graisseux, nous demeurions mutiques. Comme si le silence de ce lieu retiré et déserté par les humains, où la lumière était en train de faiblir de minute en minute tout en conservant néanmoins sa singulière nuance argentée qui lui conférait une brillance un peu pareille à celle de la moire nous intimidait, nous transissait.

Au bout d’un moment, nous vîmes une embarcation, une sorte de péniche, glisser plein pot dans le sens du courant, mais, hélas, elle était bien plus proche du quai opposé que du « nôtre ». Une deuxième péniche ne tarda pas à se ruer à son tour, du même côté, dans la même direction, ce qui nous désappointa encore. Il y eut, par la suite, une flopée de bateaux, presque au coude à coude et toujours hors d’atteinte car plus près de l’autre quai, qui passèrent leur chemin, avec une rapidité identique : cela allait de la péniche au hors-bord, en passant par le remorqueur, la vedette, le bateau de plaisance tout blanc - jusqu’au bateau-mouche, plus illuminé qu’une fête. « Un de ces foutus rafiots va-t-il se décider à longer notre quai ? », pestions-nous, chacun dans sa tête.

Il fallut attendre encore un bien long moment pour que notre pressant vœu fût exaucé.

Notre « chef », qui gardait scrupuleusement l’œil aux aguets, finit par tressaillir au point de nous faire sursauter tous. Instantanément, son bras et son index droits se tendirent dans la direction d’où provenaient les bateaux, à notre droite : une spacieuse péniche plate et vierge de tout chargement venait d’apparaître, qui longeait quasiment notre quai ! Nous remarquâmes qu’elle approchait d’une manière un peu moins précipitée que les embarcations précédentes. « C’est le moment où jamais ! », nous souffla du coup notre meneur.

Nous nous rapprochâmes tous, d’un seul mouvement, de l’extrême bord du quai, où l’eau grisâtre produisait déjà des remous et des houles. C’est à ce moment que nous notâmes qu’une bonne partie du pont de la péniche qui nous était visible se trouvait couvert de corps étendus sur le dos, en maillot de bain.

Nous n’eûmes toutefois pas le loisir de nous en étonner plus longtemps : la péniche se faisait de plus en plus proche.

- A mon signal, vous sautez tous ! nous intima, d’un ton sans appel, le meneur.

La proue fut là en un rien de temps. Nous prîmes notre élan et bondîmes. Pour ma part, j’atterris à l’avant du long bateau, comme espéré. J’eus beaucoup de chance, car, malgré la montée d’adrénaline qui me focalisait tout entier sur mon action, j’entendis, dans les environs, une série de pesants « plouf ». A la façon d’un lourd paquet que l’on jette, je m’affalai sur le bois blanchâtre du pont, la joue écrasée contre les lattes. L’effort que je venais d’accomplir ayant fauché mes dernières forces, j’eus l’impression de me dégonfler telle une baudruche dont l’air s’enfuit. Mes paupières tombèrent. Je m’endormis. D’un endormissement de brute.

Lorsque je rouvris l’œil, je fus en butte au plus total étonnement : mon corps reposait de tout son long sur un pont de péniche bas, bien plat, qui filait sur l’eau grise, affalé sur le ventre, si étroitement plaqué contre la structure de planches qu’il en paraissait aussi aplati qu’une crêpe. Mes vertèbres cervicales soulevées étaient en train de grincer, de souffrir. Tout autour du mien, une multitude d’autres corps eux aussi allongés offraient le spectacle d’une immobilité absolue. Mais, pour ce que je pouvais en voir, je ne reconnaissais pas le moindre de mes compagnons d’avant. Le bateau à fond plat fonçait, passant pont après pont avec la célérité d’une flèche.

La plupart des gens en slip de bain qui m’environnaient m’avaient tout l’air de dormir.

En grimaçant sous l’effet de ma douleur, je tâchai de bouger mon cou. C’est alors que, tout près de moi, sur ma droite, je remarquai – car elle tranchait sensiblement – juchée sur une structure de bois à l’allure de caisse allongée qui dominait d’une hauteur très modérée la surface du pont, la présence d’un jeune homme au physique d’acteur de cinéma qui se tenait en position accroupie, un genou posé sur le sommet de l’édifice. Cet individu n’était, lui aussi, vêtu que d’un simple slip de bain, et exhibait, donc, une perfection corporelle d’athlète antique tout ce qu’il y a de visible. Son visage était à l’avenant : profil ciselé de statue (dont l’expression ferme, à coup sûr énergique réussissait à corriger le côté bellâtre), couronné d’une crinière dorée qui donnait l’impression de lancer des rayons et des éclairs en ondulant dans l’air fouetté par la vitesse.

Au vu de son immobilité qui avait quelque chose de quasiment hiératique, on l’aurait, pour un peu, imaginé sculpté dans le marbre blanc.

Il regardait droit devant, en fronçant le sourcil : était-ce le souci ?

Retrouvant (ce n’était pas trop tôt !) l’usage de la parole, je lui coassai :

- Qu’est-ce qu’on fait là ?

S’il ne bougea, pour ainsi dire, pas d’un pouce, il eut un très bref tressaillement, au terme duquel, dans son œil gauche légèrement plissé et d’un bleu translucide, son regard glissa en direction de ma personne. J’entendis alors sa voix un brin métallique, au ton maussade et aux frontières du marmonnement, former ces mots : « On essaie de sortir de cette foutue ville par le fleuve ! C’est notre seul espoir. Il faut que nous dépassions la Tour Eiffel et nous serons sauvés. ».

Vivement, son regard m’abandonna. Il retomba dans le silence.

Un brusque et impérieux désir de recouvrer la station debout s’empara de moi. Il était, je m’en aperçus, imputable à une forme de honte. Ce beau gosse était le seul à ne pas être affalé, le corps inerte, sur les planches du pont. Comment cela se faisait-il ?

Je m’appuyai sur mes deux bras tendus, paumes au sol, repliai mes jambes, genoux sous l’abdomen, et me redressai, d’un mouvement sec, à n’en pas douter, trop brutal, puisqu’un instant, il m’étourdit, me faisant chanceler sur place sur mes semelles qui me semblaient tout à coup des points d’appui ridiculement étroits. Lorsque je pus enfin me stabiliser tant soit peu sur la surface des planches, je me mis à circuler, en me dandinant, parmi les corps couchés, pour constater que bon nombre de ceux que j’examinais ne respiraient plus guère, tandis que les autres restaient sans réaction quand je tentais de les secouer.

Affolé, je revins à grandes enjambées vers l’Apollon.

- Ils sont morts !... Ils sont morts !! me mis-je à lui hurler sous le nez, lui postillonnant au visage.

A peine cilla-t-il. Entre ses dents serrées, quelques paroles, tout juste audibles, perlèrent :

- Bien sûr. Ça n’a rien d’étonnant. C’est à cause de la maladie.

- La maladie ?... Quelle maladie ? rebondis-je, car je tombais des nues.

Il haussa les épaules abruptement :

- Rien…Trop long à raconter !

Il avait sifflé ça d’une voix basse, tranchante. Sans attendre que je réagisse, il détendit son bras droit et le pointa bien à l’horizontale, pile dans la direction du pont dont nous nous apprêtions à franchir la bouche noire, et martela, d’une voix plus forte :

- Je l’ai déjà dit : il faut que nous dépassions la Tour Eiffel !

Glissant sous l’arc du pont, la péniche le franchit à une allure sidérante, et le fleuve, devant nous, eut, sans crier gare, l’air de s’élargir. Sur la gauche, vers le fond, la Tour Eiffel donnait à voir une découpe toujours réduite, quoique pourtant notablement plus volumineuse. Autour d’elle, d’immenses espaces verdâtres, comme moutonnant d’écume cuivrée, allaient se perdre dans la jonction entre l’horizon scrupuleusement plat et le ciel délavé, gris-perle, entaillé par endroits, à l’horizontale, de longues et minces veinules lumineuses qui suintaient comme l’eut fait une veine de résine étincelante. Le spectacle était plutôt grandiose. Il avait quelque chose d’irréel.

Durant un instant en suspens qui me fit l’effet de patiner sur lui-même, je le contemplai, immobile, pour ne pas dire même interdit, oscillant entre vague d’espoir et profond scepticisme.

Pendant ledit laps de temps, la Tour me parut accentuer son mouvement de rapprochement, en affichant des dimensions de plus en plus conséquentes, une présence accrue. Je cillai, comme on le fait toujours communément : sans y penser, de manière machinale. Et, dès que le bref, l’infinitésimal et anodin battement de paupières prit fin, je constatai que le monument métallique avait radicalement changé de taille. A nouveau, il présentait un volume dérisoire, nain, planté à une distance qui représentait le triple, sinon le quadruple de celle qui m’était apparue à peine quelques petites secondes plus tôt. On aurait juré qu’il avait reculé vers le fin fond du paysage ! Venais-je d’avoir une hallucination en le localisant aussi près ?

Comme si de rien n’était, la péniche, quant à elle, poursuivait son démentiel périple. Tandis que je m’en assurais, je notais qu’elle suivait toujours le sens du courant. Plus vite que jamais. Le vent soulevait et ébouriffait mes cheveux ainsi que les ondulations blondes qui ornaient le crâne du beau et sculptural jeune homme, en y mettant, semblait-il, un cœur à l’ouvrage redoublé. La Seine ressemblait à présent à un énorme entonnoir liquide, à un delta démesuré dont les deux rives avaient encore gagné en écart l’une par rapport à l’autre. De temps en temps, à la surface des eaux terriblement grasses et huileuses, il m’arrivait de surprendre la monstrueuse bouche ouverte et le dos massif, gluant d’un silure qui ne devait, à vue de nez, pas mesurer moins de sept bons mètres de long. Qu’attendaient ces poissons répugnants ? Les innombrables dépouilles qui jonchaient le pont de notre embarcation les attiraient-elles ?

À l’idée de finir moi-même dans leurs gueules béantes, j’eus un involontaire hoquet d’effroi.

Mais, de suite après, je pris sur moi : il fallait penser à autre chose. Donc, je me concentrai de nouveau sur notre objectif : la Tour Eiffel. Surprise : quand mon regard quitta les eaux troubles du fleuve pour se lever vers elle, je ne l’aperçus plus.

Cela, vous vous en doutez, me causa une émotion des plus cuisantes. Surmontant le violent tressautement de mon cœur dans ma poitrine, je me retournai sans attendre.

C’était peut-être bon signe peut-être l’avions- nous enfin dépassée et peut-être, maintenant, qui sait, se trouvait-elle derrière nous.

Là résidait mon espoir. Un espoir jailli du plus profond de mon être.

J’en fus pour mes frais : à l’arrière, je ne vis pas davantage de Tour Eiffel. Ne se trouvaient, de part et d’autre du fleuve devenu sans mesure, que des regroupements gris, serrés d’immeuble, qui rapetissaient à vue d’œil.

Fébrilement, je redirigeai ma nuque et ma tête vers la proue, geste qui me laissa, hélas, tout aussitôt franchement consterné. L’immensité qui s’étirait face à moi ne recelait qu’eaux et étendues vaguement vertes, au moutonnement brumeux, diffus. On aurait dit que la célèbre Tour avait été avalée par la ligne d’horizon. N’avait-elle pas basculé très, très loin, de l’autre côté du monde ? Une force défiant les lois de la physique ne l’y avait-elle pas entraînée ?

J’étais désormais la proie d’un affolement qui ne connaissait plus de bornes.

 

©Patricia Laranco

 

 


Patricia LARANCO

Recherche Éliette Vialle,

mars-avril 2019

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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