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Septembre-Octobre 2021

 

 

 

Le chant des possibles.

« …torrents de mots indomptés au gré des quatre saisons »

(3ème partie)

 

par Ambre Limousi

(*)

 

 

 

Chant III : Le printemps se réjouit… (suite et fin)

L’été resplendit

 

 

La nuit étend ses ombres, serviteurs des ténèbres entre ses griffes

Dans la pénombre aucune lueur, car même la lune est cachée…

 

J’ai encore besoin de sortir avec mon casque sur les oreilles, même si je n’écoute pas de musique. Ce « rempart » contre le monde extérieur me donne le droit d’être ailleurs, seule avec mes pensées. Je m’assois sur un rocher devant le lac inférieur. J’ai besoin de cette proximité immédiate avec la nature… sentir le contact de la pierre et de la mousse. Quelques canetons, petites boules de duvet encore maladroits, font leurs premiers pas. Les oies paradent, hautaines, une lueur de mépris dans leur yeux torves. Immobile, je voudrais courir à perdre haleine, mais je suis dans une sorte d’état second. Comme si je n’existais plus en tant que moi-même et que chaque parcelle de moi, corps et âme, se dispersait dans chaque brin d’herbe, dans le murmure du vent, dans la caresse du soleil…

Une immense tristesse me saisit, chagrin enfoui qui refait surface pour me grignoter malgré moi (je crois que je comprends mieux pourquoi le gruyère est plein de trous…) C’est une belle fin d’après-midi. L’air est si doux… Il est parfait. Je ferme les yeux. Hors du temps, je ne suis obligée à rien. Je ne dois rien à personne, si ce n’est à moi-même. Bouquets hétéroclites, les grappes de mes pensées, moissonnées à la va-vite, n’ont pas de droit chemin, me laissant libre de sauter du coq à l’âne - en passant par le chameau, le buffle, le yak, le zèbre, l’éléphant, le wapiti ou que sais-je encore — au gré de mes envies. And nothing else matters. Le papier boit l’encre des mots comme un buvard. Papier pochtron. Ma vie m’appartient et je veux la vivre comme je l’entends. D’autant qu’elle ne tient qu’à un fil, qui parfois, malgré tous nos efforts, refuse de se glisser dans le chas de notre aiguille. Et tout s’écroule.

 

***

 

Il me plaît d’être complexe, tranchante, spontanée… quitter les sentiers convenus pour tracer le mien dans les hautes herbes inconnues et sauvages. Je refuse de passer ma vie à me conformer, à m’ennuyer. À défaut de ma voix, j’ai au moins mes mots. Mes vacances approchent… comme il me tarde d’être au chalet ! Je plains ceux qui n’ont pas d’endroit comme ça, rien qu’à eux. Ultime refuge contre les tempêtes, toujours ouvert, sans conditions. Pas de clauses signalées par des astérisques, reportées en page de page dans une police de toute façon trop petite pour être lue. Les cris de joie des enfants qui s’amusent, au loin, me rappellent que j’aime travailler dans les parcs, les squares et même les gares. Les annonces incessantes des trains au départ ou à l’arrivée ne me dérangent pas. Au contraire, je me sens stimulée par l’agitation extérieure, dont ma bulle de concentration me maintient cependant à l’abri. J’écris ce qui me vient sans y penser et il me semble que mon immobilisme extérieur tranche avec mon explosion intérieure. Comme on dit, mieux vaut se méfier de l’eau qui dort (tiens, on pourrait presque penser que « Kidor » est une marque…)

 

***

Le chalet ! Nous y sommes, enfin ! Après trois longues années… la torpeur qui m’envahit, comme une enveloppe de coton, me fait l’effet d’un doux rêve auquel je n’ose croire. Nous sommes arrivés sous une pluie fine, qui est tombée silencieusement toute la nuit sans discontinuer… mais ce matin, le ciel est bleu azur. Surprise. Émerveillement. Joie. Il est encore tôt et l’air est frais. Vivifiant. Je tends mon esprit vers la montagne. Sublime, elle porte encore un petit manteau d’hermine et les rayons du soleil renvoient vers le ciel de mai l’éclat de sa blancheur immaculée. Plissant les yeux, je savoure le paysage connu par cœur et pourtant nouveau qui s’offre à mes sens en éveil.

La beauté est dans les yeux de celui qui regarde. Pour la première fois peut-être, mes mots sont impuissants à décrire la magie qui se dégage de cet endroit. Il est des choses que l’on ne perçoit que par le cœur, et ses élans ne peuvent pas toujours être traduits. Chacun de ses battements raisonne en cet instant comme un écho dans les sentiers lointains et tout près, en parfaite harmonie avec la nature. L’émotion me serre la gorge et descend le long de mon œsophage comme si j’avais tenté d’avaler une corde à nœuds. J’ai l’impression d’être au bon endroit au bon moment, à la rencontre d’un instant bienheureux, un « maintenant » qui se suffit à lui-même, loin de l’inutile et du superflu. Les tracas de la vie urbaine – stress, anxiété, immédiateté, efficacité… qui me sucent sans arrêt le sang tels des tiques voraces sous perfusion – s’envolent subitement. Devant ces montagnes qui m’attendaient depuis longtemps, il m’est soudain impossible de retenir mes larmes. Mon autre vie commence ici.

2h30. Je m’éveille à l’appel de la nuit scintillante, me glisse en catimini par la trappe pour descendre dans « la pièce du milieu », m’approche de la fenêtre, entrouvre le rideau des songes… La clarté me surprend. Au-dessus de Mont Saint-Mury, luit un cercle juste et parfait que j’aperçois à travers l’ombre de notre sorbier. Magritte. Ainsi éclairée, la nuit n’est pas noire mais saphir. Les contours des cimes se découpent nettement, renforcés par le scintillement des copeaux de neige. Reflet des étoiles. On dirait presque des éclats de noix de coco.

Dernière soirée avant le retour… La plénitude s’efface. Mes pensées perdent leur éclat et je me sens vide à l’idée de quitter cet endroit, chéri entre tous. Ici, je suis (presque) une autre femme. Ici, s’expriment les traits de ma personnalité dont je suis fière et mon âme est à nu. Partir…. Rentrer… Mon cœur, qui se serre comme le tout petit poing d’un nouveau-né. « Comme je voudrais rester ! », murmure-t-il sans relâche… Mais hélas, je ne sais quand nous reviendrons. Je pleure les doux flocons qui décorent les cimes et la montagne rosit de mon au-revoir, tandis que le soleil m’abandonne.

Figée devant l’éternel, j’ai l’impression que je n’existe plus que comme une partie de ce tableau grandiose. Je suis la montagne, fièrement dressée vers les nuages.

Le char du soleil poursuit sa course éternelle. Le printemps fait place à l’été.

 

*** 

 

L’été resplendit

 

 

« Pour la première fois le soleil embrassa mon propre visage nu et mon âme s'enflamma d'amour pour le soleil, et je ne voulus plus de mes masques.(1) »

 

Pour moi, l’été, c’est le chalet. Non pas en pensées, mais pour de vrai, cette fois. Quand nous étions enfants, mon frère et moi y passions les vacances, avec grand-mère et grand-père. J’en garde des souvenirs merveilleux et un ensemble de valeurs hélas torpillées par la décadence sociétale – goût de l’effort, simplicité, intégrité, honnêteté – que je chérirai jusqu’à mon dernier souffle. Je préfère de toute façon la montagne à la mer… Comme elle, j’imagine, j’aime mieux passer l’été tranquille. Loin de l’agitation et des obligations, des politesses hypocrites, des contraintes organisationnelles, du bruit et du temps, et même loin de tout. Qu’il est bon, parfois de fuir la société ! Alors, je me retire au chalet.

Ici, les falaises de la chartreuse font face à la chaîne montagneuse. Deux univers unis dans l’espace et dans le temps. Séparés par la vallée. Lieux sacrés. J’emprunte la crête qui mène au Bognon. Tout le spectacle de la ville s’offre à moi, dans le lointain. J’ai l’impression d’être un aigle. La montée se fait rude. Ultime assaut avant de déboucher en haut du sentier. L’effort est mince, comparé à ce qui m’attend. Je me trouve, tout à coup, seule face aux trois pics. Les falaises et la ville ont disparues, avalées au tournant. La civilisation n’existe plus. Vision sauvage. Je m’assieds un instant, comme à mon habitude. J’écoute le mugissement des trois cascades, sur le versant d’en face, séparé par un à-pic. Comme j’aimerais pouvoir me jeter dans le vide, et m’envoler. L’eau de ma gourde, remplie au Molard, est encore bien fraîche. J’en savoure une bonne gorgée. Ici, l’eau est bonne. De toute façon, comme disait mon grand-père : « L’eau d’ici est meilleure que l’eau de là ». Au-delà. Comme il me manque.

Mon estomac mugit à son tour, comme un écho. J’en profite pour grignoter quelques fruits secs, attrapés à la volée dans mon sac à dos, non sans une pensée émue pour la tarte aux myrtilles de Sylvain, qui a tenu le refuge pendant des années. Le secret de sa pogne arracherait n’importe qui aux pires tourments de l’anorexie. Je me sens bien. Fière, même, dans ma polaire du gîte. Un cadeau unique et exceptionnel, qui m’attache encore un peu plus à cette montagne. Au Vésinet, elle ne quitte pas le porte-manteau mural, dans ma chambre. J’aime garder mes trésors à portée d’yeux.

 

***

 

La vie est belle comme une goutte de rosée matinale à la pointe d’une feuille. Minuscule bille translucide reflétant l’arc-en-ciel au soleil, qui s’écoule vers le sol avec une lenteur tragique, avalée par la gravité. Splash ! Cette petite gouttelette n’est déjà plus. Mais il en existe autant que de feuilles et de matins à venir…

Le doux gargouillement de la source au pied de l’arbre plusieurs fois centenaire… l’air léger de la fin d’après-midi… la caresse subtile d’un vent déjà chargé des senteurs de l’été… mes pieds nus sur la roche… Un discret fond de blues dans mes oreilles… J’ai l’impression d’être seule au monde. L’encre de mes mots se fixe sur le papier en un battement de cils. Je ne réfléchis pas. Je ressens. I’ll catch the next elevator to heaven (2).

En attendant, je suis un tableau : « La fille sur un rocher ».

 

***

 

Après-midi détente au salon de beauté. Massage, huiles chaudes, visage pâte à modeler. Je suis glaise. Mon squelette craque comme si je m’étais assise sur un paquet de chips. La non-élégance de cette image me plait. Elle protège ma poésie d’un lyrisme sans entraves, romantisme bridé. Autodérision.

 

***

 

Une étoile s’est levée dans mon ciel. Stella. Un astre à quatre pattes, plein de poils. Format peluche. Mon cœur a neuf semaines et pèse 6,8kg. C’est le début d’une belle aventure pour moi, qui n’ai jamais vraiment voulu avoir un chien – mais Ben en rêvait, donc j’ai changé d’avis.

Avoir un chiot suppose une organisation rigoureuse et une « check-list » spéciale « moments embarrassants » ou, dans une formulation positive, « situations cocasses ». Exemple : croiser les voisins le matin par un matin pluvieux – mais heureux – en tongs et pyjama à peine caché par l’imperméable qui me protège de la pluie battante… avec trois sacs de crottes bien visibles – et odorants ! – à la main… rassembler toute la dignité dont je suis capable pour lancer un bonjour enjoué, en saluant au passage également l’ironie de la situation. En revanche, je note – avec plus d’amusement que d’amertume – que bien apprêtée, sur mon 31, pour assister au mariage d’un ami, je ne croise personne. Ben voyons ! Autre exemple : se lever aux aurores – que dis-je, la nuit ! – en maugréant déjà de devoir partir au bureau et trouver petit chien, à l’aise au milieu du chaos, son alèse joyeusement déchiquetée en morceaux si petits qu’on dirait des confettis… Je me fige, hésite entre l’envie de rire et le découragement de devoir remettre de l’ordre avant de partir… puis Stella baille en m’apercevant, comme pour dire « aaaah, j’ai bien travaillé, je suis fatiguée maintenant, je vais me reposer au panier ». Exemple 3 : acheter une dizaine de jouets en tous genre, mais se rendre compte que Stella préfère jouer avec les chaussons, les sous-vêtements qui sèchent sur l’étendage, les serviettes, les boîtes, et tout ce qui aurait le malheur de traîner à portée de patte. Mais avoir un chien, c’est aussi, je m’en rends déjà compte, un grand bonheur, immense et insubmersible. C'est aussi appartenir à une communauté – mais je trouve un peu triste qu’il faille attendre d’avoir un chien pour que les gens vous sourient ou osent vous saluer en passant… Stella est devenue la petite mascotte du quartier, rompant notre anonymat involontaire, et nous connaissons désormais presque tous les voisins, plus d’un an après notre arrivée au Vésinet. 

 

***

 

La pluie recouvre le monde, fines gouttelettes en cascade, comme un rideau de petites perles sur un fil de nylon, tandis que le vent fait tournoyer les feuilles dans un décor digne d’un conte d’automne. Tout me semble sale aujourd’hui. Je pense donc j’essuie.

 

***

 

J’ai la flemme. De me souvenir. De raconter. D’écrire. De tout. Un mot retient subitement mon attention, se détachant du néant qui m’aspire, comme une enseigne scintillant dans la nuit : gastéropode. Peut-être cela reflète-t-il effectivement mon état présent.

« Rivière des égards au songe, rivière qui rouille le fer,

Où les étoiles ont cette ombre qu’elles refusent à la mer. »(3)

Scalpel. Mon cœur est une pêche dont le jus dégouline. Pinces. Je ne sais plus où j’en suis et je me perds dans l’attente désespérée d’un changement à venir. Les élans passionnés de mon inspiration se sont envolés avec mes soupirs comme un feu qui se consume, ne laissant qu’un tas de cendres grises. Je n’ai pas touché à mon carnet depuis plus d’un mois et sa reliure dorée devient poussière. Compresses. Laisser le temps au temps. Mais si, dans mon cœur, les mots s’étaient tus ? La chenille n’est pas devenue papillon. Tristesse. Absurde. Tragique. Mes états d’âme puisent dans le théâtre ancien. Rien n’est pire que l’appel du vide.

Juillet est presque passé… et l’été n’est pas ce que j’espérais. Les jours s’enchaînent, pour la plupart mornes et pluvieux, tandis que mes robes colorées restent au placard. Même mon soleil intérieur est caché et je me demande si ma lumière s’éteint. L’été n’est pas doux, ni léger et n’exhale nul parfum d’ailleurs, plaqué sous le masque de la menace Delta. Delta plane. Je voudrais m’envoler. Je voudrais être ailleurs. Un « ailleurs » que je n’ai pas connu depuis longtemps. Les années ont filé et le concept même de « vacances d’été » est désormais relégué au rang de ce qui fût.

 

***

 

Au milieu de l’été, les vaches paissent encore dans les alpages. Je m’amuse d’abord de les voir au loin, grappes de petits points dans la verdure, mais je sais que chaque pas me rapproche inexorablement de leur « campement ». Ce sont de si belles bêtes : minces et élancées, leur robe brun clair brille au soleil tandis que de longues cornes fines soulignent leur profil altier. Leurs grands yeux noisette bordés de longs cils contemplent le monde avec la placidité propre aux ruminants. C’est si agréable, d’entendre le son des clarines, que l’on croirait parfois venir de l’autre côté de la montagne… Farceur, l’écho est trompeur. Quand j’étais enfant, ces génisses me faisaient peur. J’attendais qu’elles aient le dos tourné pour traverser les prés à toute vitesse en espérant qu’il ne leur viendrait pas la folle idée de me courir après. Même si je ne vais pas jusqu’à prétendre que je suis désormais complétement à l’aise en leur présence, je regrette de les avoir si longtemps mal comprises. Poussant des meuglements à fendre l’âme, les vaches se meuvent dans un émouvant – quoique peu gracieux – ballet alpin. Je me demande si elles ont conscience de l’épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Car leur destin est malheureusement scellé.

Dans la vallée, à quelques kilomètres du chalet, le « Bois Français » – une base de loisirs incluant un lac destiné à la baignade – appartient également au cercle fermé des lieux que j’affectionne particulièrement. J’ai toujours adoré nager… et être entourée des montagnes que j’aime tant me procure un sentiment de joie intense. Je m’élance et la gravité s’efface. Je suis une ondine, fendant l’eau de ses brasses gracieuses. Belledonne m’observe et je sais que le chalet est « là-haut », quelque part. La quiétude et la solitude m’y attendent et cette pensée me réconforte.

Demain dès l’aube, je repartirai en montagne, les muscles régénérés par cette baignade revigorante. Je me rendrai d’abord au lac du Crozet et je continuerai vers le col de la Pra. Si le temps le permet, je prendrai ensuite à gauche pour gagner les lacs du Doménon et m’engagerai sur le névé de la grande pente jusqu'à la mythique Croix de Belledonne. Je n’ai aucune volonté conquérante en montagne, mais je peux marcher des heures et des heures… Mon rapport à cette extraordinaire nature est fait d’humilité, de gratitude. Marchant vers le ciel, je me sens petite, mais à ma place. Je suis heureuse d’appartenir à un ensemble si beau, un cycle parfait qui fait vibrer mon âme. Et je me réjouis qu’il subsiste encore, dans le monde, quelques espaces préservés ou la beauté de l’indompté s’offre aux cœurs des voyageurs. J’aime les espaces farouches et insoumis. Je suis une fille de la montagne. 

 

***

 

Blottie dans de vieilles couvertures pour éviter l’humidité qui imprègne le sol à cette heure avancée de la nuit, je contemple les étoiles éparpillées à la lumière vacillante d’un feu de camp. Je n’en avais jamais vu autant. Les montagnes se sont effacées, avalées entièrement par le noir, comme si elles n’existaient plus. On n’en distingue pas même les contours les plus discrets. Il n’y a plus que le ciel, partout. Immensité. Éternité. Mon émerveillement m’appartient et je le revendique. Et tant pis si je suis niaise et naïve ! Mais si j’en crois ce que m’a dit un jour un ami – plus sage et plus âgé – je serais plutôt un mélange étonnant de candeur et de maturité….

Sans raison apparente, un voile de tristesse s’accroche à mon âme comme l’araignée à sa toile. D’ailleurs, quand nous avons emménagé au Vésinet l’été dernier, l’appartement n’avait pas été habité depuis plusieurs mois. Les volets à l’ancienne, émaillés d’interstices, ainsi que le balcon, étaient devenus un repaire de choix pour les araignées. Fort heureusement, ces répugnantes bestioles (au thorax affreusement velouté !) eurent, dans l’ensemble, le bon goût de s’en tenir à leur côté de la frontière et de ne pas s’aventurer « à l’intérieur ». Les quelques braves qui ont tenté le coup l’ont payé le prix fort. « Vous qui entrez, laissez toute espérance(4) ». J’admets avec angoisse que mes poils se hérissent frénétiquement à la vue de ces infects aranéides. Car, hélas, leurs immondes appendices n’aspirent pas au repos. S’offrant un instant au regard (sournoises créatures !) les araignées s’évanouissent en un battement de cils, transformant chaque recoin de l’appartement en jungle hostile et dangereuse. Je ne peux m’empêcher de penser que chaque pas pourrait être fatal et je refuse de tomber dans leur piège. Je tente de me rassurer : une « légère » prudence est acceptable. Même Indiana Jones aurait un moment de faiblesse dans une situation similaire.

Pourtant, il me semble avoir dit que je m’efforçais d’aimer le moche et je dois m’y tenir. « Chose promise, chose due ». Je suis intransigeante sur le principe. Et bien forcée de reconnaître que la nature est un ingénieur hors-pair. Les araignées me semblent parfaitement conçues d’un point de vue technique. Ces créatures incomprises, à l’anatomie élaborée, sont sans doute victimes d’une laideur qu’elles n’ont pas désirée. Elles sont d’ailleurs tout aussi riches d’un point de vue symbolique et je concède volontiers que cet aspect me plaît.

 

***

 

J’ai fait un rêve. Je suis postée debout à la pointe d’une falaise, bien droite, face à la mer. Les vagues, agitées, se brisent sur la paroi en contre-bas. Le vent fait tournoyer mes cheveux tandis que mes tétons pointent, fièrement dressés devant l’immensité.

 

***

 

Il y a ces jours où rien ne m’arrache à la morosité…La mélancolie, d’abord en mon cœur blottie, étend sur moi son emprise tel un rhizome, tandis que je rêve de remplacer la pluie qui déchire l’été par des images du bout du monde, baignées d’un soleil exotique. Je sais que je me stresse trop, que je ressasse parfois, tournant en boucle comme un disque rayé. Mais le savoir ne m’aide pas. Nous revenons d’une semaine à la mer – la Bretagne pendant les soldes, c’est chouette : -40% même sur le soleil ! – et je me sens déjà harassée par la reprise du travail, piquée au vif, broyée dans la machine infernale des plannings d’été – et des plannings tout court.

Combien de fois ai-je, discrètement, brièvement, tristement, souhaité être quelqu’un d’autre ? Ou même de disparaître complétement, comme si je n’avais jamais existé… C’est peut-être pour cette raison que les lignes qui suivent semblent appartenir à une autre. Noires comme l’encre de Chine, elles ont pourtant jailli d’une traite de mon imagination, comme un unique trait de pinceau sur un parchemin vierge, donnant quelque vie à une figure sans visage.

 

« Le vent l’avait portée un peu partout …. avant de la ramener à Paris. La ville lumière. Sa préférée. Une ville d’art et d’histoire, à l’envers triste et morne. Déchets, misère, crasse. Le beau côtoyant l’absurde. Elle aimait, au détour d’une rue, passer d’un monde à l’autre. Elle s’amusait toujours à penser que les quartiers les plus chics, où le mètre carré dépasse aujourd’hui les 10.000 euros, étaient autrefois les plus pauvres de la ville. Le marais. Le choléra. Les catacombes. Les exécutions publiques en place de la grève, l’actuelle place de l’Hôtel de Ville. Tout bien considéré, cela lui semblait, non sans ironie, plutôt bien représenter l’évolution de notre monde. Tout rose à l’extérieur, et peu importe l’intérieur. Le noir le plus sombre, tapi dans l’ombre d’un cœur, ne sera pas dérangé. Les gens ne creusent pas, derrières les apparences. Trop contents d’accepter un leurre, ils se contentent d’un joli mirage. Une image qu’elle-même s’était appliquée, toute sa vie, à construire, refoulant « la bête » – c’est ainsi qu’elle l’appelait – dans ses bas-fonds intérieurs. Elle saurait attendre le bon moment pour la réveiller. Elle l’avait toujours su, cette noirceur devrait finir par s’exprimer. « La bête » était apparue pour la première fois quand elle n’était encore qu’une enfant. C’est là qu’elle avait compris qu’elle était différente. Et qu’elle devait s’appliquer à le cacher. Ses talons vengeurs claquaient sur le pavé mouillé. Elle allait réussir. Un sentiment nouveau l’envahit : une fugace sensation de joie, comme un éclair déchirant un ciel d’orage. Impression rétinienne. Puis retour à l’obscurité. Ils allaient payer. Et pour cela, elle allait tuer. »

 

***

 

Comme c’est amusant ! J’expliquais, quelque part dans les pages précédentes, que je me sentais souvent plus à l’aise en anglais qu’en français – surtout à l’oral, mais parfois aussi à l’écrit. Quand j’ai commencé à gribouiller ce carnet, je pensais tantôt en anglais, tantôt en français, sans que cela fasse pour moi aucune différence. Ainsi donc, au moment même de l’écriture, je n’aurais pas su dire si j’avais utilisé une langue ou l’autre. J’en ai pris conscience quand je me suis aperçue qu’il me fallait traduire nombre de pages afin de les retranscrire sur mon ordinateur. Mais aujourd’hui, je me rends compte que je n’écris plus qu’en français. Reflet de mon cheminement comme celui de la montagne sur le lac du Crozet. L’eau y est si claire qu’elle semble complétement disparaître, dupliquant la montagne dans un surprenant effet d’optique. Je n’oublierai jamais cette image. D’abord ahuri et stupéfié, mon cerveau, qui connaît si parfaitement chaque relief et aspérité, a mis un certain temps à comprendre – et traduire – ce qu’il voyait… Bref, rendue transparente à moi-même par le processus même de l’écriture, je n’ai plus besoin de me cacher derrière des mots étrangers dont je peux prétendre qu’ils ne m’appartiennent qu’à moitié. Cela peut sembler dérisoire, mais je suis fière de cette subtile bascule. Rien du tout pour l’humanité mais un grand pas pour moi.

J’ai même presque peur que cet exercice, qui me libère effectivement d’un casque oppressant de pensées qui tournaient en rond dans mon esprit tel un poisson rouge dans son bocal, ne me soulage tellement qu’il ne me reste plus d’idées. Mais enfin, c’est fou ! Je suis redoutable. Un monstre de complexité et de paradoxes. Un triangle de Penrose. Je m’accroche à mes pensées comme un paresseux à sa branche, des fois qu’elles soient finalement l’instrument de mon intelligence. Après tout, on est comme on est et rien n’y changera rien – ce qui ne nous empêche nullement de nous améliorer. Comme on dit : « chassez le naturel, il revient au galop ». On peut bien transformer le lait en beurre, mais pas le fromage en chocolat !

Heureusement, j’aime penser que je suis une nature tendre… une bonne pâte, plutôt bien malléable, ou un bon vin qui s’apprécie d’autant plus après un long séjour en cave. Mais pas un fruit sec – même si j’aime beaucoup les noix, qui ressemblent à de petits cerveaux. J’ai l’impression qu’en manger contribue à l’amélioration de mes capacités intellectuelles. Scronch ! Et + 3 neurones !

 

***

 

J’ai envie d’évasion ! Loin… très loin… et cette fois, pas seulement en pensée ! Il me semble que mes dernières vacances – définies comme un séjour d’au moins 8 jours consécutifs à l’étranger dans un but touristique de dépaysement et de détente – remontent à 2016. Nous étions à Cuba… aux abords d’un petit village à 40 minutes en bus de La Havane.

Ces cinq dernières années sont passées si vite, que j’ai presque l’impression d’avoir été précipitée dans un portail temporel.

Je me prélasse comme un lézard au soleil… Étendue de tout mon long sur la sable chaud, la bise estivale m’empêche de rôtir complétement. Sous mes paupières, des ombres lumineuses s’agitent, comme des étoiles filantes dans la nuit noire. Pas un nuage ne vient tâcher le manteau azur du ciel… Le roulis de la mer m’apaise. Mon corps me semble lourd et loin, oublié et échoué sur cette plage, mais mon esprit s’active par-delà cette enveloppe terrestre. Mes sens sont curieusement en éveil. C’est en fermant les yeux que je m’ouvre au monde. L’odeur du sel, le clapotis des vagues, les cris des enfants, le contact chaud et rugueux du sable…. Je suis là et je suis ailleurs.

En réalité, août a des airs de novembre. Les choses ne sont pas à leur place… le fragile équilibre est rompu. Ça sent le sapin. Les lendemains chantants seront muets si nous ne nous arrêtons pas maintenant. Le changement climatique est une réalité tangible. Comme un objet qui nous a glissé des mains et a entamé sa chute, dont on ignore encore l’issue… explosion en mille morceaux, sans espoir de retour ? Rattrapage de justesse ? Ou encore simple fissure ? Guernica de nuages. Canevas intérieur.

 

***

 

Je n’ai pas écrit depuis un moment… je faisais les mots buissonniers, sans honte ni remords, comme un papillon qui butine d’une fleur à l’autre. J’ai l’impression que ma vision est brouillée, obscurcie par le stress et l’impatience… détestables œillères. Je n’ai pas pris le temps de démêler le fil de mes pensées…mais aujourd’hui, j’ouvre les yeux. Et je regarde. Je vois le grand marronnier devant la maison… un, puis deux, puis un tas de petits oiseaux vifs, qui sautent de branche en branche, faisant frémir les feuilles. Les bogues sont déjà là, prémices d’un autonome annoncé. L’été, qui n’a pas daigné poser ses valises, se limitant à des apparitions furtives, semble déjà loin… comme un train qui s’en va, emportant avec lui un morceau de ciel bleu, le bruit des vagues et l’odeur du sable chaud.

Je me rêve aventurière et non poltronne. Je dois encore me mettre de sacrés coups de pied aux fesses pour oser avancer et je suis étonnée que mon « aisance » paraisse naturelle aux yeux d’autrui. Je suis une bonne actrice. J’ai appris à faire semblant, à marcher la tête haute, cachant mes doutes pour ne pas être écrabouillée. Facile, puisqu’aujourd’hui, tout est dans le paraître. J’aimerais faire tant de choses ! Mais les journées sont si vites écoulées… Où s’en vont donc les heures usées ? Recyclant les minutes à l’infini, l’horloge, la montre et les autres instruments de mesure du temps sont des professionnels de l’économie circulaire (je déraille). D’ailleurs, je me demande : comment – et à quel point – la conception d’une chose influence-t-elle notre ressenti ?  Quelle serait notre perception du temps si nous le mesurions autrement – par exemple comme autrefois, lorsque nous en avions une vision cyclique et non linéaire ? Cette pensée en entraînant une autre comme chaque seconde précède la suivante, je songe à l’ethnocentrisme : nous croyons savoir, mais sommes-nous jamais sûrs de « savoir juste » ? J’imagine, bien sûr, qu’il est plus facile de le penser quand on se considère comme seul modèle de référence… mais cette perspective stationnaire me semble réductrice - et par là même inquiétante. D’ailleurs, je ne vois pas ce qu’il y a de mal à admettre ne pas savoir. Je crois que c’est ce que l’on appelle « apprendre ».

 

***

 

Une chape de blanc opaque masque complétement la montagne. Haut dans le ciel, j’aperçois cependant les contours justes et parfaits de la lumineuse sphère solaire qui tente une percée, sans y parvenir. Il est midi. Le temps ne se lève pas et j’aimerais presque rester couchée, moi aussi. Mais je ne peux résister à l’appel des mots, dansants et tourbillonnants à la surface ébène de mon café presque déjà automnal. Septembre. Les couleurs d’automne n’ont pas encore atteint ce décor, qui reste verdoyant, quand il n’est pas noyé dans le brouillard… Blanc. Cette couleur, qui n’en est pas une. Symbole de pureté en Occident, mais synonyme de mort et de deuil dans d’autres cultures. Je n’y vois nulle contradiction, car il me semble que la mort peut être pure. J’aime cette idée de « grand blanc » plus que de noir éternel. Vraiment, j’aime le blanc et cela me semble être une belle couleur pour mourir. Rejoindre les nuages. Clarté. Lumière. Élévation. La vallée des brumes me tend les bras.

Sur la terrasse, sous le balcon, je rêvasse devant ce paysage qui ne change pas, en écoutant vaguement un fond de musique à la radio, d’une oreille distraite par le murmure du vent, le chant des oiseaux et le grondement des cascades. L’air est doux et il fait bon, dedans comme dehors. Miroir intérieur. Je veux croquer les nuages. Il n’y a qu’ici que j’arrive à ne penser à rien - mais à écrire quand même, c’est là toute la subtilité ! Je me sens limpide et cristalline, comme le ru vivace qui descend de la source. Métaphore des pensées filandreuses qui s’écoulent de mon cerveau…

Petit chien fait la sieste, roulé en boule douce dans l’herbe mi-haute. Quelques mots me parviennent, spontanément, pour décrire l’instant : authenticité, rusticité, essentiel. Ici, il y a toujours quelque chose à faire, à regarder, à apprécier.

J’ai cru – effrayante pensée – que l’inspiration m’avait désertée, poussée par des forces plus grandes vers d’autres cerveaux plus fertiles, mais la lumière de la fin l’été filtrant à travers les sous-bois, habillant la mousse verdoyante d’éclats pailletés donnant aux arbres un sourire doré, balaie du même trait le noir et les doutes. Symboliquement, je n’ai pas envie de rendre son capuchon à mon simple stylo bic – mon écriture doit rester humble – de peur d’encapuchonner également mes pensées retrouvées. Je refuse de les plaquer, de les brider, de les guider. Je souhaite qu’elles s’agitent, libres et frétillantes, comme des saumons frais remontant le cours de l’instant. Qu’elles courent pieds nus dans l’herbe, sans se soucier de rien, comme des enfants dans les champs, par une belle journée d’été, chaude et ensoleillée. Je les veux simples. Insouciantes. Espiègles et joueuses, comme des papillons que je tenterais de prendre dans mon filet, sans y parvenir… glissant à travers les mailles pour s’élever vers le ciel en se riant de moi.

Levant les yeux un instant, je constate que le brouillard s’est dissipé, comme par magie. Je suis étonnée, devant ce ciel d’un bleu azur… sans commune mesure avec l’épais manteau d’il y a un court instant… et je me demande où tout ce blanc s’en est allé, avec un émerveillement enfantin. La lumière est sublime et me subjugue, à présent que rien n’entrave plus les rayons du soleil. Subsiste encore un voile, à flanc de montagne. Mousseline de beau temps. J’aperçois tout de même tous les détails et aspérités de la roche nue, et tendant les bras, il me semble toucher les sommets. Je m’émeus de tant de beauté, tant le jour que la nuit, claire et lumineuse, parsemée d’étoiles comme autant d’éclats de rêve. J’aime le contraste brut et intense entre le noir d’ébène de la forêt, qui s’étend sur la moitié basse de la montagne, et la clarté, étonnante, des cimes. Une tâche d’encre sur une page blanche.

 

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Blottie dans le grand lit, au grenier, je profite de quelques pensées volées tandis que les trois pics se dérobent à ma vue, puis se dévoilent, alternativement, par la fenêtre ouverte. Je suis un oxymore. Occis-mort. Ce terme contient deux fois l’idée de trépas. Pourquoi ?

 

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Soupir de l’âme…cri de joie silencieux sous le soleil d’or.  La caresse du vent fait danser les épis de blés, qui s’étendent à perte de vue, là où l’orage ne peut m’atteindre. Je cours pieds nus, vers l’astre lumineux, en haut de la colline. Rien ne peut venir gâcher cet instant de liberté, hors du temps et des chaînes… Il me semble contempler la vérité nue. L’essence de la vie. Tous mes sens sont en éveil et je renais à moi-même, baignée de lumière.

Je m’imagine, parcourant des terres arides. Soleil implacable et végétation calcinée. Les odeurs du maquis me parviennent, s’élevant du sol Terracotta. Debout, entre le bleu et l’orange, je contemple la complémentarité du monde.

 

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Je chevauche vers le Levant

Les cheveux lâchés au vent

Pour enfin réveiller l’étincelle

Qui anime mes instincts essentiels

 

Le vent brut et sauvage

Balaye tendrement mon visage

Tandis que je m’affranchis des contraintes

Avec une joie non feinte

 

Terre d’argile ocre et dorée

Désert de végétation calcinée

Ciel étoilé dans la nuit danse

Sur moi tombe le silence

 

L’air chaud et doux qui m’abritait

Devient soudain un peu plus frais

Et moi je poursuis ma route

Loin de tout, loin des doutes


Dispersant mes pensées étriquées

Cette course folle me fait du bien

Je suis enfin libérée

Loin de tout, loin de rien

 

Colchiques dans les prés, c’est la fin de l’été. Mais mon voyage n’est pas terminé.

 

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« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,

Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends(5) ».

 

Ces vers tant aimés caressent mon esprit… Mais moi, j’ai envie de dire :

« je sais que je m’attends ».

 

365 jours se sont écoulés depuis que j’ai commencé à noter mes pensées, dans une tentative pour libérer mon esprit. Une année. Quatre saisons. Douze mois. Et cinquante-deux semaines. Un cycle comme il y en a tant d’autres dans la nature, dans la vie, dans l’univers…

Mon beau carnet est à présent tout gribouillé. Mes pattes de mouches ont colonisé l’espace vierge de ses pages blanches. Je n’en reviens pas d’avoir écrit tout cela ! Des milliers de pensées en vrac, sans autre but qu’elles-mêmes. Un labyrinthe initiatique. Un voyage intérieur et extérieur. Je contemple à présent cet agrégat de mots, heureux et malheureux, joyeux et désolés, où le beau côtoie l’absurde, dans une poésie qui emprunte à la naïveté. J’espère que mes mots sont justes. En tout cas, ils sont sincères. Ils n’ont rien retenu, rien caché, rien occulté. Ils ont tout dévoilé. Et je découvre, à travers eux, ma propre image. Bien sûr, je n’ai pas pu noter absolument toutes mes pensées… sinon je n’aurais pas lâché mon carnet une seule seconde depuis que je l’ai tenu en main pour la première fois, l’an dernier ! Qu’il me semblait léger alors, chargé de promesses exquises. Est-ce qu’il les a tenues ? Je l’ignore encore, mais au moins, j’ai le cœur léger. Les offensives incessantes autant qu’envahissantes, qui en venaient à me procurer un sentiment proche du mal de mer, demeurent suspendues dans le temps propre à l’écriture.

Écrire. Je n’aurais pas cru en être capable. L’idée ne m’avait même jamais sérieusement effleurée. J’avais, comme de coutume, pris les choses à l’envers et j’avais bien trop peur de n’avoir rien à dire. Je ne voyais pas pourquoi ni comment quelqu’un pourrait s’intéresser à mes écrits. Et puis, mue par une impérieuse nécessité, j’ai libéré ma plume.  Sans doute le contexte a-t-il précipité les choses : mes pensées et mon corps ne pouvaient pas être confinés en même temps. Jaillissant hors de leur cachette, les mots enfouis se sont posés sur le papier dans un élan instinctif et émancipateur, qui me conduit malgré moi à accepter que la vie soit faite, essentiellement, de banalités. Intéressant, il me semble que l’exercice s’apparente aussi à une forme d’autostimulation. Pourquoi s’acharner à chercher en autrui ce que nous pouvons trouver en nous-mêmes ? Après tout, comme on dit, « on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même » !

Pourtant, j’avais si peur du regard des autres que j’en étais paralysée, mon imagination enchaînée à l’illusion de l’irréalisable. Affranchi de ces contraintes librement imposées par moi-même, mon esprit a su nourrir son inspiration pour créer à son tour. Et je me dis que trouver son propre style, c’est peut-être aussi, finalement, faire la paix avec soi-même. Cultiver le champ des possibles.

Pour la première fois figées sur le papier, mes idées cessent de tournoyer. Je les vois, enfin apaisées. Un enchaînement décousu de pensées éparses et libres, qui ont le mérite d’être miennes. Rassemblées par le cycle perpétuel des saisons, la promesse éternelle d’un lendemain, elles entonnent le chant des possibles. Comme l’automne, l’hiver, le printemps et l’été, je suis mélancolique, j’endure, je me réjouis… et enfin, je resplendis.

 

Notes

(1) Khalil Gibran, Le fou, 1918

(2) Chris Bell, Elevator to heaven, 2001

(3) René Char, Poème sur la Sorgue, 1963

(4) Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, III, 1307-1321

(5) Victor Hugo, Les Contemplations, 1856

 

 

À ma marraine littéraire, Dana, dont les encouragements m’ont permis de me révéler à moi-même et au monde.

 

©Ambre Limousi

 

 

 

(Photos de l’auteure)

 

 

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Photo reproduite de la page FaceBook de l’auteure

 

Ambre LIMOUSI est née à Paris en 1992. Titulaire d’un Master en Sciences politiques, elle est passionnée par les langues et a étudié en Europe, aux Etats-Unis et en Chine. Les livres ont nourri très tôt son amour des mots. Aujourd’hui, sa plume lui permet d’exprimer sa sensibilité et faire entendre sa voix tout en se dérobant subtilement au regard du monde. Instinctive, sa prose emprunte à la poésie, explore les sentiments, distille l’absurde, flirte avec l’humour. Ambre est également chanteuse et pianiste. 

 

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Ce Chant III fait suite au Chant I : L’hiver endure…, et au Chant II : Printemps se réjouit, publiés dans nos précédents numéros de janvier-février et mai-juin 2021.

Cette jeune auteure confirme son talent et mûrit encore plus avec ce troisième « chant » de son « champs des possibles » : « trouver son propre style, c’est peut-être aussi, finalement, faire la paix avec soi-même. Cultiver le champ des possibles. » Se dévoiler ainsi, explorer, en toute sincérité, sa vie intérieure, n’est pas donné à quiconque, si le style, la spontanéité et la justesse de l’expression ne suivent pas, ou tombent dans les lieux communs : ce n’est jamais le cas ici, un instinct sûr guide la main qui écrit… avec autant de grâce que de véracité.

Bonne continuation, Ambre, nous attendons pour la fin de l’année ton quatrième chant, l’automnal !

D.S.

 



Ambre Limousi

Septembre-Octobre 2021

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Créé le 1 mars 2002