Chant
III : Le printemps se réjouit… (suite et fin)
L’été
resplendit

La
nuit étend ses ombres, serviteurs des ténèbres entre ses griffes
Dans
la pénombre aucune lueur, car même la lune est cachée…
J’ai
encore besoin de sortir avec mon casque sur les oreilles, même si je
n’écoute pas de musique. Ce « rempart » contre le monde extérieur
me donne le droit d’être ailleurs, seule avec mes pensées. Je m’assois sur
un rocher devant le lac inférieur. J’ai besoin de cette proximité immédiate
avec la nature… sentir le contact de la pierre et de la mousse. Quelques
canetons, petites boules de duvet encore maladroits, font leurs premiers
pas. Les oies paradent, hautaines, une lueur de mépris dans leur yeux
torves. Immobile, je voudrais courir à perdre haleine, mais je suis dans
une sorte d’état second. Comme si je n’existais plus en tant que moi-même
et que chaque parcelle de moi, corps et âme, se dispersait dans chaque brin
d’herbe, dans le murmure du vent, dans la caresse du soleil…
Une
immense tristesse me saisit, chagrin enfoui qui refait surface pour me
grignoter malgré moi (je crois que je comprends mieux pourquoi le gruyère
est plein de trous…) C’est une belle fin d’après-midi. L’air est si doux…
Il est parfait. Je ferme les yeux. Hors du temps, je ne suis obligée à
rien. Je ne dois rien à personne, si ce n’est à moi-même. Bouquets
hétéroclites, les grappes de mes pensées, moissonnées à la va-vite, n’ont
pas de droit chemin, me laissant libre de sauter du coq à l’âne - en
passant par le chameau, le buffle, le yak, le zèbre, l’éléphant, le wapiti
ou que sais-je encore — au gré de mes envies. And nothing
else matters. Le
papier boit l’encre des mots comme un buvard. Papier pochtron. Ma vie
m’appartient et je veux la vivre comme je l’entends. D’autant qu’elle ne
tient qu’à un fil, qui parfois, malgré tous nos efforts, refuse de se
glisser dans le chas de notre aiguille. Et tout s’écroule.
***
Il
me plaît d’être complexe, tranchante, spontanée… quitter les sentiers
convenus pour tracer le mien dans les hautes herbes inconnues et sauvages.
Je refuse de passer ma vie à me conformer, à m’ennuyer. À défaut de ma
voix, j’ai au moins mes mots. Mes vacances approchent… comme il me tarde
d’être au chalet ! Je plains ceux qui n’ont pas d’endroit comme ça, rien
qu’à eux. Ultime refuge contre les tempêtes, toujours ouvert, sans
conditions. Pas de clauses signalées par des astérisques, reportées en page
de page dans une police de toute façon trop petite pour être lue. Les cris
de joie des enfants qui s’amusent, au loin, me rappellent que j’aime
travailler dans les parcs, les squares et même les gares. Les annonces
incessantes des trains au départ ou à l’arrivée ne me dérangent pas. Au
contraire, je me sens stimulée par l’agitation extérieure, dont ma bulle de
concentration me maintient cependant à l’abri. J’écris ce qui me vient sans
y penser et il me semble que mon immobilisme extérieur tranche avec mon
explosion intérieure. Comme on dit, mieux vaut se méfier de l’eau qui dort
(tiens, on pourrait presque penser que « Kidor »
est une marque…)
***
Le
chalet ! Nous y sommes, enfin ! Après trois longues années… la torpeur qui
m’envahit, comme une enveloppe de coton, me fait l’effet d’un doux rêve
auquel je n’ose croire. Nous sommes arrivés sous une pluie fine, qui est
tombée silencieusement toute la nuit sans discontinuer… mais ce matin, le
ciel est bleu azur. Surprise. Émerveillement. Joie. Il est encore tôt et
l’air est frais. Vivifiant. Je tends mon esprit vers la montagne. Sublime,
elle porte encore un petit manteau d’hermine et les rayons du soleil
renvoient vers le ciel de mai l’éclat de sa blancheur immaculée. Plissant
les yeux, je savoure le paysage connu par cœur et pourtant nouveau qui
s’offre à mes sens en éveil.
La
beauté est dans les yeux de celui qui regarde.
Pour la première fois peut-être, mes mots sont impuissants à décrire la
magie qui se dégage de cet endroit. Il est des choses que l’on ne perçoit
que par le cœur, et ses élans ne peuvent pas toujours être traduits. Chacun
de ses battements raisonne en cet instant comme un écho dans les sentiers
lointains et tout près, en parfaite harmonie avec la nature. L’émotion me serre
la gorge et descend le long de mon œsophage comme si j’avais tenté d’avaler
une corde à nœuds. J’ai l’impression d’être au bon endroit au bon moment, à
la rencontre d’un instant bienheureux, un « maintenant » qui se
suffit à lui-même, loin de l’inutile et du superflu. Les tracas de la vie
urbaine – stress, anxiété, immédiateté, efficacité… qui me sucent sans
arrêt le sang tels des tiques voraces sous perfusion – s’envolent
subitement. Devant ces montagnes qui m’attendaient depuis longtemps, il
m’est soudain impossible de retenir mes larmes. Mon autre vie commence ici.
2h30.
Je m’éveille à l’appel de la nuit scintillante, me glisse en catimini par
la trappe pour descendre dans « la pièce du milieu », m’approche
de la fenêtre, entrouvre le rideau des songes… La clarté me surprend.
Au-dessus de Mont Saint-Mury, luit un cercle
juste et parfait que j’aperçois à travers l’ombre de notre sorbier.
Magritte. Ainsi éclairée, la nuit n’est pas noire mais saphir. Les contours
des cimes se découpent nettement, renforcés par le scintillement des
copeaux de neige. Reflet des étoiles. On dirait presque des éclats de noix
de coco.
Dernière
soirée avant le retour… La plénitude s’efface. Mes pensées perdent leur
éclat et je me sens vide à l’idée de quitter cet endroit, chéri entre tous.
Ici, je suis (presque) une autre femme. Ici, s’expriment les traits de ma
personnalité dont je suis fière et mon âme est à nu. Partir…. Rentrer… Mon
cœur, qui se serre comme le tout petit poing d’un nouveau-né. « Comme
je voudrais rester ! », murmure-t-il sans relâche… Mais hélas, je ne
sais quand nous reviendrons. Je pleure les doux flocons qui décorent les
cimes et la montagne rosit de mon au-revoir,
tandis que le soleil m’abandonne.
Figée
devant l’éternel, j’ai l’impression que je n’existe plus que comme une
partie de ce tableau grandiose. Je suis la montagne, fièrement dressée vers
les nuages.
…
Le
char du soleil poursuit sa course éternelle. Le printemps fait place à
l’été.
***
L’été
resplendit

« Pour la première fois le soleil embrassa mon propre
visage nu et mon âme s'enflamma d'amour pour le soleil, et je ne voulus
plus de mes masques.(1) »
Pour moi, l’été, c’est le chalet.
Non pas en pensées, mais pour de vrai, cette fois. Quand nous étions
enfants, mon frère et moi y passions les vacances, avec grand-mère et
grand-père. J’en garde des souvenirs merveilleux et un ensemble de valeurs
hélas torpillées par la décadence sociétale – goût de l’effort, simplicité,
intégrité, honnêteté – que je chérirai jusqu’à mon dernier souffle. Je
préfère de toute façon la montagne à la mer… Comme elle, j’imagine, j’aime mieux
passer l’été tranquille. Loin de l’agitation et des obligations, des
politesses hypocrites, des contraintes organisationnelles, du bruit et du
temps, et même loin de tout. Qu’il est bon, parfois de fuir la société !
Alors, je me retire au chalet.
Ici, les falaises de la chartreuse
font face à la chaîne montagneuse. Deux univers unis dans l’espace et dans
le temps. Séparés par la vallée. Lieux sacrés. J’emprunte la crête qui mène
au Bognon. Tout le spectacle de la ville s’offre
à moi, dans le lointain. J’ai l’impression d’être un aigle. La montée se
fait rude. Ultime assaut avant de déboucher en haut du sentier. L’effort
est mince, comparé à ce qui m’attend. Je me trouve, tout à coup, seule face
aux trois pics. Les falaises et la ville ont disparues, avalées au
tournant. La civilisation n’existe plus. Vision sauvage. Je m’assieds un
instant, comme à mon habitude. J’écoute le mugissement des trois cascades,
sur le versant d’en face, séparé par un à-pic. Comme j’aimerais pouvoir me
jeter dans le vide, et m’envoler. L’eau de ma gourde, remplie au Molard, est encore bien fraîche. J’en savoure une bonne
gorgée. Ici, l’eau est bonne. De toute façon, comme disait mon grand-père :
« L’eau d’ici est meilleure que l’eau de là ». Au-delà.
Comme il me manque.
Mon estomac mugit à son tour,
comme un écho. J’en profite pour grignoter quelques fruits secs, attrapés à
la volée dans mon sac à dos, non sans une pensée émue pour la tarte aux
myrtilles de Sylvain, qui a tenu le refuge pendant des années. Le secret de
sa pogne arracherait n’importe qui aux pires tourments de l’anorexie. Je me
sens bien. Fière, même, dans ma polaire du gîte. Un cadeau unique et
exceptionnel, qui m’attache encore un peu plus à cette montagne. Au
Vésinet, elle ne quitte pas le porte-manteau mural, dans ma chambre. J’aime
garder mes trésors à portée d’yeux.
***
La vie est belle comme une goutte
de rosée matinale à la pointe d’une feuille. Minuscule bille translucide
reflétant l’arc-en-ciel au soleil, qui s’écoule vers le sol avec une
lenteur tragique, avalée par la gravité. Splash
! Cette petite gouttelette n’est déjà plus. Mais il en existe autant
que de feuilles et de matins à venir…
Le doux gargouillement de la
source au pied de l’arbre plusieurs fois centenaire… l’air léger de la fin
d’après-midi… la caresse subtile d’un vent déjà chargé des senteurs de
l’été… mes pieds nus sur la roche… Un discret fond de blues dans mes
oreilles… J’ai l’impression d’être seule au monde. L’encre de mes mots se
fixe sur le papier en un battement de cils. Je ne réfléchis pas. Je
ressens. I’ll catch the next elevator to heaven (2).
En attendant, je suis un tableau :
« La fille sur un rocher ».
***
Après-midi détente au salon de beauté.
Massage, huiles chaudes, visage pâte à modeler. Je suis glaise. Mon
squelette craque comme si je m’étais assise sur un paquet de chips. La
non-élégance de cette image me plait. Elle protège ma poésie d’un lyrisme
sans entraves, romantisme bridé. Autodérision.
***
Une étoile s’est levée dans mon
ciel. Stella. Un astre à quatre pattes, plein de poils. Format peluche. Mon
cœur a neuf semaines et pèse 6,8kg. C’est le début d’une belle aventure
pour moi, qui n’ai jamais vraiment voulu avoir un chien – mais Ben en
rêvait, donc j’ai changé d’avis.
Avoir un chiot suppose une
organisation rigoureuse et une « check-list » spéciale
« moments embarrassants » ou, dans une formulation positive,
« situations cocasses ». Exemple : croiser les voisins le matin
par un matin pluvieux – mais heureux – en tongs et pyjama à peine caché par
l’imperméable qui me protège de la pluie battante… avec trois sacs de
crottes bien visibles – et odorants ! – à la main… rassembler toute la
dignité dont je suis capable pour lancer un bonjour enjoué, en saluant au
passage également l’ironie de la situation. En revanche, je note – avec
plus d’amusement que d’amertume – que bien apprêtée, sur mon 31, pour
assister au mariage d’un ami, je ne croise personne. Ben voyons ! Autre
exemple : se lever aux aurores – que dis-je, la nuit ! – en maugréant déjà
de devoir partir au bureau et trouver petit chien, à l’aise au milieu du
chaos, son alèse joyeusement déchiquetée en morceaux si petits qu’on dirait
des confettis… Je me fige, hésite entre l’envie de rire et le découragement
de devoir remettre de l’ordre avant de partir… puis Stella baille en
m’apercevant, comme pour dire « aaaah, j’ai
bien travaillé, je suis fatiguée maintenant, je vais me reposer au
panier ». Exemple 3 : acheter une dizaine de jouets en tous genre,
mais se rendre compte que Stella préfère jouer avec les chaussons, les
sous-vêtements qui sèchent sur l’étendage, les serviettes, les boîtes, et
tout ce qui aurait le malheur de traîner à portée de patte. Mais avoir un
chien, c’est aussi, je m’en rends déjà compte, un grand bonheur, immense et
insubmersible. C'est aussi appartenir à une communauté – mais je trouve un
peu triste qu’il faille attendre d’avoir un chien pour que les gens vous
sourient ou osent vous saluer en passant… Stella est devenue la petite
mascotte du quartier, rompant notre anonymat involontaire, et nous
connaissons désormais presque tous les voisins, plus d’un an après notre
arrivée au Vésinet.
***
La pluie recouvre le monde, fines
gouttelettes en cascade, comme un rideau de petites perles sur un fil de
nylon, tandis que le vent fait tournoyer les feuilles dans un décor digne
d’un conte d’automne. Tout me semble sale aujourd’hui. Je pense donc
j’essuie.
***
J’ai la flemme. De me souvenir. De
raconter. D’écrire. De tout. Un mot retient subitement mon attention, se
détachant du néant qui m’aspire, comme une enseigne scintillant dans la
nuit : gastéropode. Peut-être cela reflète-t-il effectivement mon état
présent.
« Rivière des égards au
songe, rivière qui rouille le fer,
Où les étoiles ont cette ombre
qu’elles refusent à la mer. »(3)
Scalpel. Mon cœur est une pêche
dont le jus dégouline. Pinces. Je ne sais plus où j’en suis et je me perds
dans l’attente désespérée d’un changement à venir. Les élans passionnés de
mon inspiration se sont envolés avec mes soupirs comme un feu qui se
consume, ne laissant qu’un tas de cendres grises. Je n’ai pas touché à mon
carnet depuis plus d’un mois et sa reliure dorée devient poussière.
Compresses. Laisser le temps au temps. Mais si, dans mon cœur, les mots
s’étaient tus ? La chenille n’est pas devenue papillon. Tristesse.
Absurde. Tragique. Mes états d’âme puisent dans le théâtre ancien. Rien
n’est pire que l’appel du vide.
Juillet est presque passé… et
l’été n’est pas ce que j’espérais. Les jours s’enchaînent, pour la plupart
mornes et pluvieux, tandis que mes robes colorées restent au placard. Même
mon soleil intérieur est caché et je me demande si ma lumière s’éteint.
L’été n’est pas doux, ni léger et n’exhale nul parfum d’ailleurs, plaqué
sous le masque de la menace Delta. Delta plane. Je voudrais m’envoler. Je
voudrais être ailleurs. Un « ailleurs » que je n’ai pas connu
depuis longtemps. Les années ont filé et le concept même de « vacances
d’été » est désormais relégué au rang de ce qui fût.
***
Au milieu de l’été, les vaches
paissent encore dans les alpages. Je m’amuse d’abord de les voir au loin,
grappes de petits points dans la verdure, mais je sais que chaque pas me
rapproche inexorablement de leur « campement ». Ce sont de si
belles bêtes : minces et élancées, leur robe brun clair brille au soleil
tandis que de longues cornes fines soulignent leur profil altier. Leurs
grands yeux noisette bordés de longs cils contemplent le monde avec la
placidité propre aux ruminants. C’est si agréable, d’entendre le son des
clarines, que l’on croirait parfois venir de l’autre côté de la montagne…
Farceur, l’écho est trompeur. Quand j’étais enfant, ces génisses me
faisaient peur. J’attendais qu’elles aient le dos tourné pour traverser les
prés à toute vitesse en espérant qu’il ne leur viendrait pas la folle idée
de me courir après. Même si je ne vais pas jusqu’à prétendre que je suis
désormais complétement à l’aise en leur présence, je regrette de les avoir
si longtemps mal comprises. Poussant des meuglements à fendre l’âme, les
vaches se meuvent dans un émouvant – quoique peu gracieux – ballet alpin.
Je me demande si elles ont conscience de l’épée de Damoclès au-dessus de
leur tête. Car leur destin est malheureusement scellé.
Dans la vallée, à quelques
kilomètres du chalet, le « Bois Français » – une base de loisirs
incluant un lac destiné à la baignade – appartient également au cercle
fermé des lieux que j’affectionne particulièrement. J’ai toujours adoré
nager… et être entourée des montagnes que j’aime tant me procure un
sentiment de joie intense. Je m’élance et la gravité s’efface. Je suis une
ondine, fendant l’eau de ses brasses gracieuses. Belledonne m’observe et je
sais que le chalet est « là-haut », quelque part. La quiétude et
la solitude m’y attendent et cette pensée me réconforte.
Demain dès l’aube, je repartirai
en montagne, les muscles régénérés par cette baignade revigorante. Je me
rendrai d’abord au lac du Crozet et je continuerai vers le col de la Pra.
Si le temps le permet, je prendrai ensuite à gauche pour gagner les lacs du
Doménon et m’engagerai sur le névé de la grande
pente jusqu'à la mythique Croix de Belledonne. Je n’ai aucune volonté
conquérante en montagne, mais je peux marcher des heures et des heures… Mon
rapport à cette extraordinaire nature est fait d’humilité, de gratitude.
Marchant vers le ciel, je me sens petite, mais à ma place. Je suis heureuse
d’appartenir à un ensemble si beau, un cycle parfait qui fait vibrer mon
âme. Et je me réjouis qu’il subsiste encore, dans le monde, quelques
espaces préservés ou la beauté de l’indompté s’offre aux cœurs des
voyageurs. J’aime les espaces farouches et insoumis. Je suis une fille de
la montagne.
***
Blottie dans de vieilles couvertures
pour éviter l’humidité qui imprègne le sol à cette heure avancée de la
nuit, je contemple les étoiles éparpillées à la lumière vacillante d’un feu
de camp. Je n’en avais jamais vu autant. Les montagnes se sont effacées,
avalées entièrement par le noir, comme si elles n’existaient plus. On n’en
distingue pas même les contours les plus discrets. Il n’y a plus que le
ciel, partout. Immensité. Éternité. Mon émerveillement m’appartient et je
le revendique. Et tant pis si je suis niaise et naïve ! Mais si j’en crois
ce que m’a dit un jour un ami – plus sage et plus âgé – je serais plutôt un
mélange étonnant de candeur et de maturité….
Sans raison apparente, un voile de
tristesse s’accroche à mon âme comme l’araignée à sa toile. D’ailleurs,
quand nous avons emménagé au Vésinet l’été dernier, l’appartement n’avait
pas été habité depuis plusieurs mois. Les volets à l’ancienne, émaillés
d’interstices, ainsi que le balcon, étaient devenus un repaire de choix
pour les araignées. Fort heureusement, ces répugnantes bestioles (au thorax
affreusement velouté !) eurent, dans l’ensemble, le bon goût de s’en tenir
à leur côté de la frontière et de ne pas s’aventurer « à
l’intérieur ». Les quelques braves qui ont tenté le coup l’ont payé le
prix fort. « Vous qui entrez, laissez toute espérance(4) ». J’admets avec angoisse que mes
poils se hérissent frénétiquement à la vue de ces infects aranéides. Car,
hélas, leurs immondes appendices n’aspirent pas au repos. S’offrant un
instant au regard (sournoises créatures !) les araignées s’évanouissent en
un battement de cils, transformant chaque recoin de l’appartement en jungle
hostile et dangereuse. Je ne peux m’empêcher de penser que chaque pas
pourrait être fatal et je refuse de tomber dans leur piège. Je tente de me
rassurer : une « légère » prudence est acceptable. Même Indiana
Jones aurait un moment de faiblesse dans une situation similaire.
Pourtant, il me semble avoir dit
que je m’efforçais d’aimer le moche et je dois m’y tenir. « Chose
promise, chose due ». Je suis intransigeante sur le principe. Et bien forcée de reconnaître que la nature est un
ingénieur hors-pair. Les araignées me semblent parfaitement conçues d’un
point de vue technique. Ces créatures incomprises, à l’anatomie élaborée,
sont sans doute victimes d’une laideur qu’elles n’ont pas désirée. Elles
sont d’ailleurs tout aussi riches d’un point de vue symbolique et je
concède volontiers que cet aspect me plaît.
***
J’ai fait un rêve. Je suis postée
debout à la pointe d’une falaise, bien droite, face à la mer. Les vagues,
agitées, se brisent sur la paroi en contre-bas. Le vent fait tournoyer mes
cheveux tandis que mes tétons pointent, fièrement dressés devant
l’immensité.
***
Il y a ces jours où rien ne
m’arrache à la morosité…La mélancolie, d’abord en mon cœur blottie, étend
sur moi son emprise tel un rhizome, tandis que je rêve de remplacer la
pluie qui déchire l’été par des images du bout du monde, baignées d’un
soleil exotique. Je sais que je me stresse trop, que je ressasse parfois,
tournant en boucle comme un disque rayé. Mais le savoir ne m’aide pas. Nous
revenons d’une semaine à la mer – la Bretagne pendant les soldes, c’est
chouette : -40% même sur le soleil ! – et je me sens déjà harassée par la
reprise du travail, piquée au vif, broyée dans la machine infernale des
plannings d’été – et des plannings tout court.
Combien de fois ai-je,
discrètement, brièvement, tristement, souhaité être quelqu’un d’autre ? Ou
même de disparaître complétement, comme si je n’avais jamais existé… C’est
peut-être pour cette raison que les lignes qui suivent semblent appartenir
à une autre. Noires comme l’encre de Chine, elles ont pourtant jailli d’une
traite de mon imagination, comme un unique trait de pinceau sur un
parchemin vierge, donnant quelque vie à une figure sans visage.
« Le vent l’avait portée
un peu partout …. avant de la ramener à Paris. La ville lumière. Sa
préférée. Une ville d’art et d’histoire, à l’envers triste et morne. Déchets,
misère, crasse. Le beau côtoyant l’absurde. Elle aimait, au détour d’une
rue, passer d’un monde à l’autre. Elle s’amusait toujours à penser que les
quartiers les plus chics, où le mètre carré dépasse aujourd’hui les 10.000
euros, étaient autrefois les plus pauvres de la ville. Le marais. Le
choléra. Les catacombes. Les exécutions publiques en place de la grève,
l’actuelle place de l’Hôtel de Ville. Tout bien considéré, cela lui
semblait, non sans ironie, plutôt bien représenter l’évolution de notre
monde. Tout rose à l’extérieur, et peu importe l’intérieur. Le noir le plus
sombre, tapi dans l’ombre d’un cœur, ne sera pas dérangé. Les gens ne
creusent pas, derrières les apparences. Trop contents d’accepter un leurre,
ils se contentent d’un joli mirage. Une image qu’elle-même s’était
appliquée, toute sa vie, à construire, refoulant « la bête » –
c’est ainsi qu’elle l’appelait – dans ses bas-fonds intérieurs. Elle
saurait attendre le bon moment pour la réveiller. Elle l’avait toujours su,
cette noirceur devrait finir par s’exprimer. « La bête » était
apparue pour la première fois quand elle n’était encore qu’une enfant.
C’est là qu’elle avait compris qu’elle était différente. Et qu’elle devait
s’appliquer à le cacher. Ses talons vengeurs claquaient sur le pavé
mouillé. Elle allait réussir. Un sentiment nouveau l’envahit : une fugace
sensation de joie, comme un éclair déchirant un ciel d’orage. Impression
rétinienne. Puis retour à l’obscurité. Ils allaient payer. Et pour cela,
elle allait tuer. »
***
Comme c’est amusant !
J’expliquais, quelque part dans les pages précédentes, que je me sentais
souvent plus à l’aise en anglais qu’en français – surtout à l’oral, mais
parfois aussi à l’écrit. Quand j’ai commencé à gribouiller ce carnet, je
pensais tantôt en anglais, tantôt en français, sans que cela fasse pour moi
aucune différence. Ainsi donc, au moment même de l’écriture, je n’aurais
pas su dire si j’avais utilisé une langue ou l’autre. J’en ai pris
conscience quand je me suis aperçue qu’il me fallait traduire nombre de
pages afin de les retranscrire sur mon ordinateur. Mais aujourd’hui, je me
rends compte que je n’écris plus qu’en français. Reflet de mon cheminement
comme celui de la montagne sur le lac du Crozet. L’eau y est si claire
qu’elle semble complétement disparaître, dupliquant la montagne dans un
surprenant effet d’optique. Je n’oublierai jamais cette image. D’abord
ahuri et stupéfié, mon cerveau, qui connaît si parfaitement chaque relief
et aspérité, a mis un certain temps à comprendre – et traduire – ce qu’il
voyait… Bref, rendue transparente à moi-même par le processus même de
l’écriture, je n’ai plus besoin de me cacher derrière des mots étrangers
dont je peux prétendre qu’ils ne m’appartiennent qu’à moitié. Cela peut
sembler dérisoire, mais je suis fière de cette subtile bascule. Rien du
tout pour l’humanité mais un grand pas pour moi.
J’ai même presque peur que cet
exercice, qui me libère effectivement d’un casque oppressant de pensées qui
tournaient en rond dans mon esprit tel un poisson rouge dans son bocal, ne
me soulage tellement qu’il ne me reste plus d’idées. Mais enfin, c’est fou
! Je suis redoutable. Un monstre de complexité et de paradoxes. Un triangle
de Penrose. Je m’accroche à mes pensées comme un paresseux à sa branche, des fois qu’elles soient finalement l’instrument de mon
intelligence. Après tout, on est comme on est et rien n’y changera rien –
ce qui ne nous empêche nullement de nous améliorer. Comme on dit :
« chassez le naturel, il revient au galop ». On peut bien transformer
le lait en beurre, mais pas le fromage en chocolat !
Heureusement, j’aime penser que je
suis une nature tendre… une bonne pâte, plutôt bien malléable, ou un bon
vin qui s’apprécie d’autant plus après un long séjour en cave. Mais pas un
fruit sec – même si j’aime beaucoup les noix, qui ressemblent à de petits
cerveaux. J’ai l’impression qu’en manger contribue à l’amélioration de mes
capacités intellectuelles. Scronch ! Et + 3
neurones !
***
J’ai envie d’évasion ! Loin… très loin…
et cette fois, pas seulement en pensée ! Il me semble que mes dernières
vacances – définies comme un séjour d’au moins 8 jours consécutifs à
l’étranger dans un but touristique de dépaysement et de détente – remontent
à 2016. Nous étions à Cuba… aux abords d’un petit village à 40 minutes en
bus de La Havane.
Ces cinq dernières années sont
passées si vite, que j’ai presque l’impression d’avoir été précipitée dans
un portail temporel.
Je me prélasse comme un lézard au
soleil… Étendue de tout mon long sur la sable chaud, la bise estivale
m’empêche de rôtir complétement. Sous mes paupières, des ombres lumineuses
s’agitent, comme des étoiles filantes dans la nuit noire. Pas un nuage ne
vient tâcher le manteau azur du ciel… Le roulis de la mer m’apaise. Mon
corps me semble lourd et loin, oublié et échoué sur cette plage, mais mon
esprit s’active par-delà cette enveloppe terrestre. Mes sens sont
curieusement en éveil. C’est en fermant les yeux que je m’ouvre au monde.
L’odeur du sel, le clapotis des vagues, les cris des enfants, le contact
chaud et rugueux du sable…. Je suis là et je suis ailleurs.
En réalité, août a des airs de
novembre. Les choses ne sont pas à leur place… le fragile équilibre est
rompu. Ça sent le sapin. Les lendemains chantants seront muets si nous ne
nous arrêtons pas maintenant. Le changement climatique est une réalité
tangible. Comme un objet qui nous a glissé des mains et a entamé sa chute,
dont on ignore encore l’issue… explosion en mille morceaux, sans espoir de
retour ? Rattrapage de justesse ? Ou encore simple fissure ? Guernica de
nuages. Canevas intérieur.
***
Je n’ai pas écrit depuis un
moment… je faisais les mots buissonniers, sans honte ni remords, comme un
papillon qui butine d’une fleur à l’autre. J’ai l’impression que ma vision
est brouillée, obscurcie par le stress et l’impatience… détestables
œillères. Je n’ai pas pris le temps de démêler le fil de mes pensées…mais
aujourd’hui, j’ouvre les yeux. Et je regarde. Je vois le grand marronnier
devant la maison… un, puis deux, puis un tas de petits oiseaux vifs, qui
sautent de branche en branche, faisant frémir les feuilles. Les bogues sont
déjà là, prémices d’un autonome annoncé. L’été, qui n’a pas daigné poser
ses valises, se limitant à des apparitions furtives, semble déjà loin…
comme un train qui s’en va, emportant avec lui un morceau de ciel bleu, le
bruit des vagues et l’odeur du sable chaud.
Je me rêve aventurière et non
poltronne. Je dois encore me mettre de sacrés coups de pied aux fesses pour
oser avancer et je suis étonnée que mon « aisance » paraisse
naturelle aux yeux d’autrui. Je suis une bonne actrice. J’ai appris à faire
semblant, à marcher la tête haute, cachant mes doutes pour ne pas être
écrabouillée. Facile, puisqu’aujourd’hui, tout est dans le paraître.
J’aimerais faire tant de choses ! Mais les journées sont si vites écoulées…
Où s’en vont donc les heures usées ? Recyclant les minutes à l’infini,
l’horloge, la montre et les autres instruments de mesure du temps sont des
professionnels de l’économie circulaire (je déraille). D’ailleurs, je me
demande : comment – et à quel point – la conception d’une chose
influence-t-elle notre ressenti ?
Quelle serait notre perception du temps si nous le mesurions
autrement – par exemple comme autrefois, lorsque nous en avions une vision
cyclique et non linéaire ? Cette pensée en entraînant une autre comme
chaque seconde précède la suivante, je songe à l’ethnocentrisme : nous
croyons savoir, mais sommes-nous jamais sûrs de « savoir juste »
? J’imagine, bien sûr, qu’il est plus facile de le penser quand on se
considère comme seul modèle de référence… mais cette perspective
stationnaire me semble réductrice - et par là même inquiétante. D’ailleurs,
je ne vois pas ce qu’il y a de mal à admettre ne pas savoir. Je crois que
c’est ce que l’on appelle « apprendre ».
***
Une chape de blanc opaque masque
complétement la montagne. Haut dans le ciel, j’aperçois cependant les
contours justes et parfaits de la lumineuse sphère solaire qui tente une
percée, sans y parvenir. Il est midi. Le temps ne se lève pas et j’aimerais
presque rester couchée, moi aussi. Mais je ne peux résister à l’appel des
mots, dansants et tourbillonnants à la surface ébène de mon café presque
déjà automnal. Septembre. Les couleurs d’automne n’ont pas encore atteint ce
décor, qui reste verdoyant, quand il n’est pas noyé dans le brouillard…
Blanc. Cette couleur, qui n’en est pas une. Symbole de pureté en Occident,
mais synonyme de mort et de deuil dans d’autres cultures. Je n’y vois nulle
contradiction, car il me semble que la mort peut être pure. J’aime cette
idée de « grand blanc » plus que de noir éternel. Vraiment,
j’aime le blanc et cela me semble être une belle couleur pour mourir.
Rejoindre les nuages. Clarté. Lumière. Élévation. La vallée des brumes me
tend les bras.
Sur la terrasse, sous le balcon,
je rêvasse devant ce paysage qui ne change pas, en écoutant vaguement un
fond de musique à la radio, d’une oreille distraite par le murmure du vent,
le chant des oiseaux et le grondement des cascades. L’air est doux et il
fait bon, dedans comme dehors. Miroir intérieur. Je veux croquer les
nuages. Il n’y a qu’ici que j’arrive à ne penser à rien - mais à écrire
quand même, c’est là toute la subtilité ! Je me sens limpide et
cristalline, comme le ru vivace qui descend de la source. Métaphore des
pensées filandreuses qui s’écoulent de mon cerveau…
Petit chien fait la sieste, roulé
en boule douce dans l’herbe mi-haute. Quelques
mots me parviennent, spontanément, pour décrire l’instant : authenticité,
rusticité, essentiel. Ici, il y a toujours quelque chose à faire, à
regarder, à apprécier.
J’ai cru – effrayante pensée – que
l’inspiration m’avait désertée, poussée par des forces plus grandes vers
d’autres cerveaux plus fertiles, mais la lumière de la fin l’été filtrant à
travers les sous-bois, habillant la mousse verdoyante d’éclats pailletés
donnant aux arbres un sourire doré, balaie du même trait le noir et les
doutes. Symboliquement, je n’ai pas envie de rendre son capuchon à mon
simple stylo bic – mon écriture doit rester
humble – de peur d’encapuchonner également mes pensées retrouvées. Je
refuse de les plaquer, de les brider, de les guider. Je souhaite qu’elles
s’agitent, libres et frétillantes, comme des saumons frais remontant le
cours de l’instant. Qu’elles courent pieds nus dans l’herbe, sans se
soucier de rien, comme des enfants dans les champs, par une belle journée
d’été, chaude et ensoleillée. Je les veux simples. Insouciantes. Espiègles
et joueuses, comme des papillons que je tenterais de prendre dans mon filet,
sans y parvenir… glissant à travers les mailles pour s’élever vers le ciel
en se riant de moi.
Levant les yeux un instant, je
constate que le brouillard s’est dissipé, comme par magie. Je suis étonnée,
devant ce ciel d’un bleu azur… sans commune mesure avec l’épais manteau
d’il y a un court instant… et je me demande où tout ce blanc s’en est allé,
avec un émerveillement enfantin. La lumière est sublime et me subjugue, à
présent que rien n’entrave plus les rayons du soleil. Subsiste encore un
voile, à flanc de montagne. Mousseline de beau temps. J’aperçois tout de
même tous les détails et aspérités de la roche nue, et tendant les bras, il
me semble toucher les sommets. Je m’émeus de tant de beauté, tant le jour
que la nuit, claire et lumineuse, parsemée d’étoiles comme autant d’éclats
de rêve. J’aime le contraste brut et intense entre le noir d’ébène de la
forêt, qui s’étend sur la moitié basse de la montagne, et la clarté,
étonnante, des cimes. Une tâche d’encre sur une page blanche.
***
Blottie dans le grand lit, au
grenier, je profite de quelques pensées volées tandis que les trois pics se
dérobent à ma vue, puis se dévoilent, alternativement, par la fenêtre
ouverte. Je suis un oxymore. Occis-mort. Ce terme contient deux fois l’idée
de trépas. Pourquoi ?
***
Soupir de l’âme…cri de joie
silencieux sous le soleil d’or. La
caresse du vent fait danser les épis de blés, qui s’étendent à perte de
vue, là où l’orage ne peut m’atteindre. Je cours pieds nus, vers l’astre
lumineux, en haut de la colline. Rien ne peut venir gâcher cet instant de
liberté, hors du temps et des chaînes… Il me semble contempler la vérité
nue. L’essence de la vie. Tous mes sens sont en éveil et je renais à
moi-même, baignée de lumière.
Je m’imagine, parcourant des
terres arides. Soleil implacable et végétation calcinée. Les odeurs du
maquis me parviennent, s’élevant du sol Terracotta. Debout, entre le bleu
et l’orange, je contemple la complémentarité du monde.
***
Je
chevauche vers le Levant
Les
cheveux lâchés au vent
Pour
enfin réveiller l’étincelle
Qui
anime mes instincts essentiels
Le
vent brut et sauvage
Balaye
tendrement mon visage
Tandis
que je m’affranchis des contraintes
Avec
une joie non feinte
Terre
d’argile ocre et dorée
Désert
de végétation calcinée
Ciel
étoilé dans la nuit danse
Sur
moi tombe le silence
L’air
chaud et doux qui m’abritait
Devient
soudain un peu plus frais
Et
moi je poursuis ma route
Loin
de tout, loin des doutes
Dispersant mes pensées étriquées
Cette
course folle me fait du bien
Je
suis enfin libérée
Loin
de tout, loin de rien
Colchiques dans les prés, c’est la
fin de l’été. Mais mon voyage n’est pas terminé.
***
« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends(5) ».
Ces vers tant aimés caressent mon
esprit… Mais moi, j’ai envie de dire :
« je sais que je
m’attends ».
365 jours se sont écoulés depuis
que j’ai commencé à noter mes pensées, dans une tentative pour libérer mon
esprit. Une année. Quatre saisons. Douze mois. Et cinquante-deux semaines.
Un cycle comme il y en a tant d’autres dans la nature, dans la vie, dans
l’univers…
Mon beau carnet est à présent tout
gribouillé. Mes pattes de mouches ont colonisé l’espace vierge de ses pages
blanches. Je n’en reviens pas d’avoir écrit tout cela ! Des milliers de
pensées en vrac, sans autre but qu’elles-mêmes. Un labyrinthe initiatique.
Un voyage intérieur et extérieur. Je contemple à présent cet agrégat de
mots, heureux et malheureux, joyeux et désolés, où le beau côtoie
l’absurde, dans une poésie qui emprunte à la naïveté. J’espère que mes mots
sont justes. En tout cas, ils sont sincères. Ils n’ont rien retenu, rien
caché, rien occulté. Ils ont tout dévoilé. Et je découvre, à travers eux,
ma propre image. Bien sûr, je n’ai pas pu noter absolument toutes mes
pensées… sinon je n’aurais pas lâché mon carnet une seule seconde depuis
que je l’ai tenu en main pour la première fois, l’an dernier ! Qu’il me
semblait léger alors, chargé de promesses exquises. Est-ce qu’il les a
tenues ? Je l’ignore encore, mais au moins, j’ai le cœur léger. Les
offensives incessantes autant qu’envahissantes, qui en venaient à me
procurer un sentiment proche du mal de mer, demeurent suspendues dans le
temps propre à l’écriture.
Écrire. Je n’aurais pas cru en
être capable. L’idée ne m’avait même jamais sérieusement effleurée.
J’avais, comme de coutume, pris les choses à l’envers et j’avais bien trop
peur de n’avoir rien à dire. Je ne voyais pas pourquoi ni comment quelqu’un
pourrait s’intéresser à mes écrits. Et puis, mue par une impérieuse
nécessité, j’ai libéré ma plume.
Sans doute le contexte a-t-il précipité les choses : mes pensées et
mon corps ne pouvaient pas être confinés en même temps. Jaillissant hors de
leur cachette, les mots enfouis se sont posés sur le papier dans un élan
instinctif et émancipateur, qui me conduit malgré moi à accepter que la vie
soit faite, essentiellement, de banalités. Intéressant, il me semble que
l’exercice s’apparente aussi à une forme d’autostimulation. Pourquoi
s’acharner à chercher en autrui ce que nous pouvons trouver en nous-mêmes ?
Après tout, comme on dit, « on n’est jamais aussi bien servi que par
soi-même » !
Pourtant, j’avais si peur du regard
des autres que j’en étais paralysée, mon imagination enchaînée à l’illusion
de l’irréalisable. Affranchi de ces contraintes librement imposées par
moi-même, mon esprit a su nourrir son inspiration pour créer à son tour. Et
je me dis que trouver son propre style, c’est peut-être aussi, finalement,
faire la paix avec soi-même. Cultiver le champ des possibles.
Pour la première
fois figées sur le papier, mes idées cessent de tournoyer. Je les
vois, enfin apaisées. Un enchaînement décousu de pensées éparses et libres,
qui ont le mérite d’être miennes. Rassemblées par le cycle perpétuel des
saisons, la promesse éternelle d’un lendemain, elles entonnent le chant des
possibles. Comme l’automne, l’hiver, le printemps et l’été, je suis
mélancolique, j’endure, je me réjouis… et enfin, je resplendis.
Notes
(1)
Khalil Gibran, Le fou, 1918
(2)
Chris Bell, Elevator to heaven, 2001
(3)
René Char, Poème sur la Sorgue, 1963
(4)
Dante, La Divine Comédie, L’Enfer, III, 1307-1321
(5)
Victor Hugo, Les Contemplations, 1856
À
ma marraine littéraire, Dana, dont les encouragements m’ont permis de me
révéler à moi-même et au monde.
©Ambre Limousi

(Photos de
l’auteure)
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