JANVIER-FEVRIER 2020

 

 

 

 

 

Les aventuriers du vertige

Hymne à la gloire de la cathédrale de Beauvais

par Michel Ostertag

 

 

Un gigantesque grondement est tombé du ciel, en forme de roulement de tambour… La cathédrale s’est effondrée… Dieu a puni les audacieux qui avaient osé le narguer… Oser toucher le ciel de la pointe du clocher… Pourtant dans le passé Dieu s’était montré clément avec la bâtisse divine de Soissons ou encore celle d’Amiens, mais là, ce n’était plus possible de tolérer une telle audace… Encore plus haut, toujours plus haut, mais où l’homme s’arrêtera-t-il ? Dieu n’a pas voulu cela, voilà tout. L’homme doit être remis à sa place, au sol. Et Dieu tout là-haut, où nous ne pourrons aller que morts. "Mon Dieu, faites que votre courroux cesse, nous autres pauvres pécheurs, nous n’y sommes pour rien. Ce n’est pas parce que j’ai aidé à monter les pierres et qu’à certains moments, j’ai remplacé Gilles, le tailleur de pierre de la section XII que j’y suis pour quelque chose, vous le savez bien, Vous, que je n’y suis pour rien", se lamente le portefaix à moitié estropié. Les "Aventuriers du vertige" comme ils aiment à s’appeler, les savants d’en haut, ces pauvres gens ne les connaissaient pas, vraiment pas, "vous pouvez vous renseigner, nous autres on obéissait aux ordres, moi et les amis, on nous commandait, on obéissait. Et voilà tout. J’ai une femme et quatre enfants pas encore élevés, cela explique bien des choses…"

Mais ces messieurs du calcul et du dessin à main levée, ils ont eu beau faire minutieusement des maquettes en bois, à l’échelle au cinquantième, disaient-ils et simuler au plus près les charges, cela n’a rien empêché… Les calculs servaient-ils vraiment à quelque chose, n’étaient-ils pas plutôt aveuglés par une sorte d’entêtement divin, de vouloir se surpasser, comme "toucher du doigt le ciel", sorte de syndrome "Tour de Babel"…Ridicule et meurtrier !

Vous auriez vu et entendu et respiré la montagne de pierre et de poussières qui avait dégringolé d’un coup sans crier gare… et tous ces pauvres types écrasés dessous, les vieux comme les jeunes…

"– La chance qu’on a eu, mon camarade François et moi, quand j’y repense… À ce moment précis nous étions partis chercher de l’eau en "grande quantité" avait hurlé le chef d’équipe perché sur son échafaudage à plus de cinquante mètres de haut… On est revenu, mais sans eau. Un énorme fracas est parvenu à nos oreilles, on s’est alors précipité à toutes jambes vers le chantier. Notre chef, on ne le voyait plus, c’est seulement quand on a commencé à dégager les corps qu’on l’a reconnu… à sa chevelure rousse… le visage tout écrasé, il était à peine reconnaissable… C’est vous dire !"

Les maîtres architectes n’eurent de cesse de relire leurs plans, refaire les calculs, augmenter les charges simulées sur la maquette, rien n’y faisait, ils ne comprenaient pas… Qu’est-ce qui avait bien pu se passer ? Les fondations avaient été calculées pour supporter les charges nécessaires, la grosseur des pierres avait été choisie en fonction de l’audace qu’on voulait accomplir, même la profondeur des fondations avait été scrupuleusement respectée, le mortier utilisé, jusqu’au suivi du chantier, tout cela avait été irréprochable… aucune faille, nulle part… Et pourtant, en cette année de Grâce 1284, soit 46 ans après que la première pierre fut posée, la cathédrale de Beauvais s’est effondrée… de toute sa hauteur…"punition divine" hurlèrent les fidèles accourus précipitamment.

Les maîtres architectes s’étaient cachés dans leurs bureaux, loin de la foule menaçante, l’un d’entre eux, sans attendre l’avis de ses collègues alla demander pardon à l’évêque et lui proposa sa démission qu’il accepta sans hésiter. Les deux autres réfléchissaient : ils ne voulaient pas se laisser déborder par l’événement. Après les heures de surprise suivies du désespoir le plus grand, ils voulaient présenter à l’évêque une solution de rechange ; oui, ils avaient péché par une audace sacrilège qui relevait de la punition ecclésiastique, voire divine, mais raidie dans leur rôle d’architecte, ils devaient faire face.

"– La géométrie divine ne peut pas être figée, comme tout ce qui est sur terre, elle doit être variable… Nous en appliquerons la théorie… Si nous ne pouvons faire aussi haut que nous le souhaitions, on donnerait l’impression aux fidèles restés au sol que le ciel a été atteint d’une manière ou d’une autre…"

Toute la nuit qui suivit le drame, ils travaillèrent sans relâche et au petit matin, trois nouveaux plans s’étalaient sur la table de travail. Ils avaient revu à la baisse la hauteur du bâtiment, les voûtes ne dépasseront pas les 48 mètres, et finies les folles audaces, on se contentera d’une hauteur raisonnable, celle qui a été maîtrisée par d’autres architectes avant eux, mais ici on donnera encore plus de fastes, de flamboyance à la sculpture de la pierre, jusqu’en haut des voûtes, que les fidèles en aient mal au cou à admirer cette splendeur architecturale, que "la hauteur ne soit pas la seule preuve de notre dévotion au divin" dirent-ils.

Ainsi fut fait.

On enleva des tombereaux de pierres, par dizaines, des tombereaux débordant de pierres concassées dans la chute ; on sortit tant bien que mal les corps des pauvres malheureux, devant les femmes et les enfants éplorés, quel triste spectacle à ne jamais se souvenir… Quand tout fut à nouveau net et bien balayé, toute cette poussière envolée, longtemps après, car tous ces ouvriers manquèrent singulièrement d’entrain pour cette corvée et pourtant si on voulait reprendre le chantier, il fallait bien en passer par là, non ? Alors vint le moment tant attendu : c’était par une belle journée d’été, on remonta les échafaudages les uns dans les autres jusqu’à la hauteur de la déchirure à l’endroit même où le faîtage s’était "décroché". Et une fois montés là-haut, les deux maîtres architectes jugèrent que cette fois la hauteur était convenable. Encore quelques rangées supplémentaires de pierres demandèrent-ils "et on pourra donner, sans risque, l’ordre de lancer les travées d’ogives…" Cela fit chaud au cœur de voir tous ces ouvriers s’activer du haut en bas de l’édifice, comme autant de petites fourmis travailleuses. Tous avaient retrouvé la joie et la confiance, tous s’activaient dur !

Les mois passèrent, puis les années, quatre fois dix ans, des ouvriers disparurent, d’autres arrivèrent, plusieurs fois les plans furent retouchés, les calculs repris, vérifiés sans cesse, puis ce fut le grand jour, l’apothéose en quelque sorte, le moment où on put descendre les échafaudages, car toutes les pierres avaient pris leur place les unes à côté des autres, jouant chacune leur rôle de soutien, la clef de voûte parachevant le divin ordonnancement de l’ensemble, miracle du génie humain pour la plus grande gloire de Dieu.

Beauvais rayonnait, de joie et d’allégresse… cortège des autorités, du clergé au grand complet et de la population tout entière… La cathédrale Saint-Pierre, joyau parmi les joyaux trônait au centre de la ville, témoin à jamais de l’audace et de la résignation de l’homme, mais aussi de l’esprit d’adaptation pour une juste cause.

Deo gratias !

          

 

©Michel Ostertag

 

 



Michel Ostertag,

Janvier-février 2020

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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