Les
aventuriers du vertige
Hymne à la gloire de la cathédrale de Beauvais
par Michel Ostertag

Un gigantesque grondement est tombé
du ciel, en forme de roulement de tambour… La cathédrale s’est effondrée… Dieu
a puni les audacieux qui avaient osé le narguer… Oser toucher le ciel de la
pointe du clocher… Pourtant dans le passé Dieu s’était montré clément avec
la bâtisse divine de Soissons ou encore celle d’Amiens, mais là, ce n’était
plus possible de tolérer une telle audace… Encore plus haut, toujours plus
haut, mais où l’homme s’arrêtera-t-il ? Dieu n’a pas voulu cela, voilà
tout. L’homme doit être remis à sa place, au sol. Et Dieu tout là-haut, où
nous ne pourrons aller que morts. "Mon Dieu, faites que votre courroux
cesse, nous autres pauvres pécheurs, nous n’y sommes pour rien. Ce n’est
pas parce que j’ai aidé à monter les pierres et qu’à certains moments, j’ai
remplacé Gilles, le tailleur de pierre de la section XII que j’y suis
pour quelque chose, vous le savez bien, Vous, que je n’y suis pour
rien", se lamente le portefaix à moitié estropié. Les
"Aventuriers du vertige" comme ils aiment à s’appeler, les
savants d’en haut, ces pauvres gens ne les connaissaient pas, vraiment pas,
"vous pouvez vous renseigner, nous autres on obéissait aux ordres, moi
et les amis, on nous commandait, on obéissait. Et voilà tout. J’ai une
femme et quatre enfants pas encore élevés, cela explique bien des
choses…"
Mais ces messieurs du calcul et du
dessin à main levée, ils ont eu beau faire minutieusement des maquettes en
bois, à l’échelle au cinquantième, disaient-ils et simuler au plus près les
charges, cela n’a rien empêché… Les calculs servaient-ils vraiment à
quelque chose, n’étaient-ils pas plutôt aveuglés par une sorte d’entêtement
divin, de vouloir se surpasser, comme "toucher du doigt le ciel",
sorte de syndrome "Tour de Babel"…Ridicule et meurtrier !
Vous auriez vu et entendu et respiré
la montagne de pierre et de poussières qui avait dégringolé d’un coup sans
crier gare… et tous ces pauvres types écrasés dessous, les vieux comme les
jeunes…
"– La chance qu’on a eu, mon camarade François et moi, quand j’y repense… À
ce moment précis nous étions partis chercher de l’eau en "grande
quantité" avait hurlé le chef d’équipe perché sur son échafaudage à plus
de cinquante mètres de haut… On est revenu, mais sans eau. Un énorme fracas
est parvenu à nos oreilles, on s’est alors précipité à toutes jambes vers
le chantier. Notre chef, on ne le voyait plus, c’est seulement quand on a
commencé à dégager les corps qu’on l’a reconnu… à sa chevelure rousse… le
visage tout écrasé, il était à peine reconnaissable… C’est vous dire !"
Les maîtres architectes n’eurent de
cesse de relire leurs plans, refaire les calculs, augmenter les charges
simulées sur la maquette, rien n’y faisait, ils ne comprenaient pas… Qu’est-ce
qui avait bien pu se passer ? Les fondations avaient été calculées
pour supporter les charges nécessaires, la grosseur des pierres avait été
choisie en fonction de l’audace qu’on voulait accomplir, même la profondeur
des fondations avait été scrupuleusement respectée, le mortier utilisé,
jusqu’au suivi du chantier, tout cela avait été irréprochable… aucune
faille, nulle part… Et pourtant, en cette année de Grâce 1284, soit 46 ans
après que la première pierre fut posée, la cathédrale de Beauvais s’est
effondrée… de toute sa hauteur…"punition divine" hurlèrent les
fidèles accourus précipitamment.
Les maîtres architectes s’étaient
cachés dans leurs bureaux, loin de la foule menaçante, l’un d’entre eux,
sans attendre l’avis de ses collègues alla demander pardon à l’évêque et
lui proposa sa démission qu’il accepta sans hésiter. Les deux autres
réfléchissaient : ils ne voulaient pas se laisser déborder par l’événement.
Après les heures de surprise suivies du désespoir le plus grand, ils
voulaient présenter à l’évêque une solution de rechange ; oui, ils
avaient péché par une audace sacrilège qui relevait de la punition
ecclésiastique, voire divine, mais raidie dans leur rôle d’architecte, ils
devaient faire face.
"– La géométrie divine ne peut
pas être figée, comme tout ce qui est sur terre, elle doit être variable… Nous
en appliquerons la théorie… Si nous ne pouvons faire aussi haut que nous le
souhaitions, on donnerait l’impression aux fidèles restés au sol que le ciel
a été atteint d’une manière ou d’une autre…"
Toute la nuit qui suivit le drame,
ils travaillèrent sans relâche et au petit matin, trois nouveaux plans s’étalaient
sur la table de travail. Ils avaient revu à la baisse la hauteur du
bâtiment, les voûtes ne dépasseront pas les 48 mètres, et finies les folles
audaces, on se contentera d’une hauteur raisonnable, celle qui a été
maîtrisée par d’autres architectes avant eux, mais ici on donnera encore
plus de fastes, de flamboyance à la sculpture de la pierre, jusqu’en haut
des voûtes, que les fidèles en aient mal au cou à admirer cette splendeur
architecturale, que "la hauteur ne soit pas la seule preuve de notre
dévotion au divin" dirent-ils.
Ainsi fut fait.
On enleva des tombereaux de pierres,
par dizaines, des tombereaux débordant de pierres concassées dans la chute ;
on sortit tant bien que mal les corps des pauvres malheureux, devant les
femmes et les enfants éplorés, quel triste spectacle à ne jamais se
souvenir… Quand tout fut à nouveau net et bien balayé, toute cette
poussière envolée, longtemps après, car tous ces ouvriers manquèrent
singulièrement d’entrain pour cette corvée et pourtant si on voulait
reprendre le chantier, il fallait bien en passer par là, non ? Alors
vint le moment tant attendu : c’était par une belle journée d’été, on
remonta les échafaudages les uns dans les autres jusqu’à la hauteur de la
déchirure à l’endroit même où le faîtage s’était "décroché". Et
une fois montés là-haut, les deux maîtres architectes jugèrent que cette
fois la hauteur était convenable. Encore quelques rangées supplémentaires
de pierres demandèrent-ils "et on pourra donner, sans risque, l’ordre
de lancer les travées d’ogives…" Cela fit chaud au cœur de voir tous
ces ouvriers s’activer du haut en bas de l’édifice, comme autant de petites
fourmis travailleuses. Tous avaient retrouvé la joie et la confiance, tous
s’activaient dur !
Les mois passèrent, puis les années,
quatre fois dix ans, des ouvriers disparurent, d’autres arrivèrent,
plusieurs fois les plans furent retouchés, les calculs repris, vérifiés
sans cesse, puis ce fut le grand jour, l’apothéose en quelque sorte, le
moment où on put descendre les échafaudages, car toutes les pierres avaient
pris leur place les unes à côté des autres, jouant chacune leur rôle de
soutien, la clef de voûte parachevant le divin ordonnancement de l’ensemble,
miracle du génie humain pour la plus grande gloire de Dieu.
Beauvais rayonnait, de joie et d’allégresse…
cortège des autorités, du clergé au grand complet et de la population tout
entière… La cathédrale Saint-Pierre, joyau parmi les joyaux trônait au
centre de la ville, témoin à jamais de l’audace et de la résignation de l’homme,
mais aussi de l’esprit d’adaptation pour une juste cause.
Deo gratias !
©Michel Ostertag
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