Apparition d'automne
Au creux de la forêt, les taillis tout-à-coup écorchés de lumière
transpirent de clarté. Les troncs noirs s'enfonçant dans l'humus instable
se mettent à grouiller de fourmis jaunes. Elles barrent de stries l'écorce
des châtaigniers.
Alors, le vent entoure le vide, caresse une silhouette sans visage,
apparue à la faveur de la saison calme, sortie du fond des âges. Une nymphe
invisible sauf aux yeux fatigués. Un corps lymphatique se glisse hors du
sol craquelé.
Loin des hommes, craignant les bêtes, habillée d'un rayon de
poussière. Sous ses pas, les feuilles s'émiettent, se confondent avec la
terre molle et humide. Dans ses pas, quelques siècles rappellent à qui veut
voir leur oubli lent et timide.
Son buste évanescent inspire les spores et l'odeur putrescible
qu'exhale et laisse le bois qui mue. Ses pieds désormais sûrs et légers
s'enfouissent et se détachent dans un mouvement cadencé sur le grand sol
nervuré.
Qu'es-tu donc venue me dire, femme du fond des âges ? Ne me
vois-tu donc pas, emportée par le temps qui passe ? Ai-je déjà disparu
à ton apparition ? Suis-je déjà moins qu'une trace, à peine une ligne,
un souffle sans nom ?
***
Dans un silence, sa bouche superbe me parle. J'écarquille les yeux
et chaque souffle m'éblouit.
Au bord de ses lèvres, les mots s'émiettent, se fanent.
Il n'y a rien à recueillir. L'écuelle reste vide et les nuages
passent dans le ciel béat.
Prière au désert
Laissez passer
Que s'ouvrent les ronces et s'éventrent les haies plessées
Les pierres m'ont prévenue
Mes ennemis sont là
Les sabots de leurs chevaux
Laissez passer
Le méreau au soleil pur qui m'ouvre le chemin me désigne comme proie
On sonne l'hallali
On traque l'animal et l'animal c'est moi
Laissez passer
Dans les caves sous l'herbe des près
S'accrocher aux salicaires au milieu des fadets
Oedipode se confondre avec la terre
La pluie est comme un tambour
Le crâne et puis l'esprit martelés
Les cris de leurs bouches à mon ventre
Jusqu'où
viendrez-vous nous tuer
En chemin
J'ai marché sans Dieu sous le bruit du feu.
Le visage blême, j'ai laissé sa loi.
J'ai marché sans Dieu, desséchée, osseuse.
Sous mes pieds grince l'anathème.
J'ai marché sans Lui, sans peur, sans souci.
Sur les chemins arides, les pierres crissent, me parlent.
J'ai marché longtemps, la bouche asséchée,
Face au vent qui coupe, j'ai vu mes yeux pleurer.
J'ai marché sans but que de tenir
Mon pas dans mon pas
Qui dans l'ombre expire.
J'ai marché sans but, les cheveux flottants.
J'ai marché tout le jour
Sous un soleil accablant.
J'ai fermé les yeux, perdu mon visage.
Ma peau comme le sable change au gré du vent.
J'ai ouvert les yeux, aigus et sans âge.
Ma peau comme le sable dessinée par le temps.
Acérée, pointue, j'ai ridé la terre.
Sans cesse il faut creuser à nouveau le sillon.
Alors je marcherai pieds nus et sans terre
Sous
ce grand ciel creux, dans le bruit du vent.
Terre d'errance
Laisse-moi courir derrière les fantômes qui hantent les chemins
creux. Laisse-moi. Laisse-moi placer mes pas dans les traces de ceux qui
sont moi.
Les racines, qui plaquent mes pieds contre terre, ne sont pas des
entraves. Laisse-les. N'aies pas peur des bois qui m'enserrent. Aime-les.
Ce que je vois dans cette pierre fertilise mon cœur. Son dos dur
cache cent micassures qui m'imprègnent de leur
chaleur.
Laisse-les-moi, ces forêts. Regarde le soleil modeler sur mon front,
en forme d'ombre, les feuilles de chacune d'elles.
Les chemins de terre qui veinent le bocage réveillent en une pulsion
les haies dans leur sillage. Regarde leur coulée ocre et verte se dessiner
sur mon bras.
Entends, près de mon cœur, le clapotis du ruisseau qui s'en va. Le
filet d'eau du Mourgon qui m'attrape au poignet
file vers les lointains sous les vergnes enserrés.
Si je l'oublie, je le sais, ma langue
sèche et morte se collera à mon palais.
Je berce la nuit
Je berce la nuit pour que tu n'aies pas froid.
Je berce le vide tout autour de toi.
L'épervier danse près de nos corps,
Il fend l'air, éloigne la mort,
Trace sur ton front des signes cabalistiques,
Te marque d'un sceau vivant et antique.
Je berce la nuit pour qu'elle accueille ta voix.
Je berce le vide tout autour de toi.
Les sons que tu dessines
Comme marque de ta présence
Strient d'éclairs immenses
Le creux dans lequel notre ciel s'abîme.
Je séduis la nuit et sa loi,
Pour qu'elle me voie moi, et pas toi.
Tu déchires le monde qui nous engouffre,
Allumes un puissant soleil,
Me fais croire à un phénix vermeil,
Croire qu'il y a un sens à ce que je souffre.
Je berce la nuit, regarde, elle s'éteint,
Ne
reste que mon baiser sur ton front serein.
Dans le secret de mon corps
Dans le secret de mon corps,
Sous des voûtes perlées de sang,
Là où toute parole dort,
Loin des fièvres du mal ardent,
Dans l'obscurité de mon corps,
Dans les ténèbres transpirantes,
Au rythme du flux des accords,
Des pulsations claquantes,
D'un trait trace une place d'âme
L’œil suintant de mille larmes.
La pupille se brise, éclate,
Se disperse, éclats de miroir.
Et dans le vide aux reflets noirs,
Germe le sang vert écarlate.
Feuille
Je lis.
Je lis le long des nervures de ton corps et je me rappelle.
Je me rappelle les chemins pris et ceux ignorés.
Mes doigts suivent ta peau rude et douce
Et je vois.
Je vois en aveugle des sourires éblouis qui s'effacent quand on veut
les fixer.
J'entends.
J'entends des paroles anciennes muettes d'avoir été.
J'entends ta voix blanche qui bouleverse mon sang.
J'entends
Le long des nervures de ton corps.
Et de mon ongle je suis
Des sentes imperceptibles, raides et ardues
Qui s'échappent, se dissolvent,
Se multiplient jusqu'à me barrer les yeux.
Je suis la ligne, tire le fil, je déchiffre mais l'énigme est
opaque, le mystère s'épaissit.
Les chemins sont tronqués et j'arrive en déveine
Au bord de toi-même
Où le vide aspire l'air,
Là
où tout se finit.
Rhapsodie élémentaire
Elle coud des mots comme elle coudrait le monde. Ils sont si
différents. Cousons patiemment.
***
Le corbeau créateur pose une branche sur une autre. Son cri effarant
fait jaillir, tels mille piquants, la sueur du dos de l'homme.
***
Et elle assemble doucement la tapisserie du monde.
***
Les lumières sont éteintes mais l'incendie fait rage. Sa fausse
lumière nettoie, sa fausse chaleur ravage.
***
Et le monde entre ses doigts se débat violemment. Elle coupe et
assemble le bruit des chants mourants.
***
La boue qui détruit fertilisera demain. Mais ce qui ne respire plus,
à jamais est perdu. Engloutie, la terre des golems. Engloutie sous sa
propre chair, on oubliera sa fin.
***
Ses doigts saignent piqués, ses yeux rouges portent la fièvre. Un
carré de taffetas, un de bure, un de soie.
Elle coud sans s'en soucier et la gloire et la paix.
***
Le chaume irradie la terre bosselée. La plante des pieds délicate
sait à peine courir. Aussitôt elle se pose, aussitôt elle s'enfuit. Et
l'homme détale à travers les champs infinis.
***
Accorde les teintes tant que tu peux encore voir.
Ses yeux gourds se liquéfient, déversent leurs visions avant la
tombée du soir.
***
C'est la glace qui saisit. Mords, chaleur infernale. Blanc ou noir,
noir ou blanc dans ce monde qui trésaille. La souffrance rend la vie et la
chasse sans cri.
***
Les fils se cassent mais ses mains ne cessent de tisser et de coudre
tout ce qui se dérobe, se présente et s'absente, se déroule et s'écroule.
***
Ne te hâte...
Se déroulent chatoyants les étoffes, les tissus.
Ne te hâte...
Tisse,
tisse le monde, coud sans souci du temps.
Tisse le monde et ne cesse de finir
laisse la tâche sans fin croître, sans fin grossir.
©Adeline Raquin
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