Nouvelle rubrique : découverte…

Novembre-Décembre 2020

 

 

 

Adeline Raquin

 

Je berce la nuit…

 

Poèmes pour Francopolis.

 

Découverte par Eliette Vialle

 

(*)

 

 

Apparition d'automne

Au creux de la forêt, les taillis tout-à-coup écorchés de lumière transpirent de clarté. Les troncs noirs s'enfonçant dans l'humus instable se mettent à grouiller de fourmis jaunes. Elles barrent de stries l'écorce des châtaigniers.

Alors, le vent entoure le vide, caresse une silhouette sans visage, apparue à la faveur de la saison calme, sortie du fond des âges. Une nymphe invisible sauf aux yeux fatigués. Un corps lymphatique se glisse hors du sol craquelé.

Loin des hommes, craignant les bêtes, habillée d'un rayon de poussière. Sous ses pas, les feuilles s'émiettent, se confondent avec la terre molle et humide. Dans ses pas, quelques siècles rappellent à qui veut voir leur oubli lent et timide.

Son buste évanescent inspire les spores et l'odeur putrescible qu'exhale et laisse le bois qui mue. Ses pieds désormais sûrs et légers s'enfouissent et se détachent dans un mouvement cadencé sur le grand sol nervuré.

Qu'es-tu donc venue me dire, femme du fond des âges ? Ne me vois-tu donc pas, emportée par le temps qui passe ? Ai-je déjà disparu à ton apparition ? Suis-je déjà moins qu'une trace, à peine une ligne, un souffle sans nom ?

***

Dans un silence, sa bouche superbe me parle. J'écarquille les yeux et chaque souffle m'éblouit.

Au bord de ses lèvres, les mots s'émiettent, se fanent.

Il n'y a rien à recueillir. L'écuelle reste vide et les nuages passent dans le ciel béat.

 

 

Prière au désert

Laissez passer

 

Que s'ouvrent les ronces et s'éventrent les haies plessées

Les pierres m'ont prévenue

Mes ennemis sont là

Les sabots de leurs chevaux

 

Laissez passer

 

Le méreau au soleil pur qui m'ouvre le chemin me désigne comme proie

On sonne l'hallali

On traque l'animal et l'animal c'est moi

 

Laissez passer

 

Dans les caves sous l'herbe des près

S'accrocher aux salicaires au milieu des fadets

Oedipode se confondre avec la terre

 

La pluie est comme un tambour

Le crâne et puis l'esprit martelés

 

Les cris de leurs bouches à mon ventre

Jusqu'où viendrez-vous nous tuer

 

 

En chemin

J'ai marché sans Dieu sous le bruit du feu.

Le visage blême, j'ai laissé sa loi.

J'ai marché sans Dieu, desséchée, osseuse.

Sous mes pieds grince l'anathème.

J'ai marché sans Lui, sans peur, sans souci.

Sur les chemins arides, les pierres crissent, me parlent.

J'ai marché longtemps, la bouche asséchée,

Face au vent qui coupe, j'ai vu mes yeux pleurer.

J'ai marché sans but que de tenir

Mon pas dans mon pas

Qui dans l'ombre expire.

J'ai marché sans but, les cheveux flottants.

J'ai marché tout le jour

Sous un soleil accablant.

J'ai fermé les yeux, perdu mon visage.

Ma peau comme le sable change au gré du vent.

J'ai ouvert les yeux, aigus et sans âge.

Ma peau comme le sable dessinée par le temps.

Acérée, pointue, j'ai ridé la terre.

Sans cesse il faut creuser à nouveau le sillon.

Alors je marcherai pieds nus et sans terre

Sous ce grand ciel creux, dans le bruit du vent.

 

 

Terre d'errance

Laisse-moi courir derrière les fantômes qui hantent les chemins creux. Laisse-moi. Laisse-moi placer mes pas dans les traces de ceux qui sont moi.

Les racines, qui plaquent mes pieds contre terre, ne sont pas des entraves. Laisse-les. N'aies pas peur des bois qui m'enserrent. Aime-les.

Ce que je vois dans cette pierre fertilise mon cœur. Son dos dur cache cent micassures qui m'imprègnent de leur chaleur.

Laisse-les-moi, ces forêts. Regarde le soleil modeler sur mon front, en forme d'ombre, les feuilles de chacune d'elles.

Les chemins de terre qui veinent le bocage réveillent en une pulsion les haies dans leur sillage. Regarde leur coulée ocre et verte se dessiner sur mon bras.

Entends, près de mon cœur, le clapotis du ruisseau qui s'en va. Le filet d'eau du Mourgon qui m'attrape au poignet file vers les lointains sous les vergnes enserrés.

Si je l'oublie, je le sais, ma langue sèche et morte se collera à mon palais.

 

 

Je berce la nuit

Je berce la nuit pour que tu n'aies pas froid.

Je berce le vide tout autour de toi.

 

L'épervier danse près de nos corps,

Il fend l'air, éloigne la mort,

Trace sur ton front des signes cabalistiques,

Te marque d'un sceau vivant et antique.

 

Je berce la nuit pour qu'elle accueille ta voix.

Je berce le vide tout autour de toi.

 

Les sons que tu dessines

Comme marque de ta présence

Strient d'éclairs immenses

Le creux dans lequel notre ciel s'abîme.

 

Je séduis la nuit et sa loi,

Pour qu'elle me voie moi, et pas toi.

 

Tu déchires le monde qui nous engouffre,

Allumes un puissant soleil,

Me fais croire à un phénix vermeil,

Croire qu'il y a un sens à ce que je souffre.

 

Je berce la nuit, regarde, elle s'éteint,

Ne reste que mon baiser sur ton front serein.

 

 

Dans le secret de mon corps

Dans le secret de mon corps,

Sous des voûtes perlées de sang,

Là où toute parole dort,

Loin des fièvres du mal ardent,

 

Dans l'obscurité de mon corps,

Dans les ténèbres transpirantes,

Au rythme du flux des accords,

Des pulsations claquantes,

 

D'un trait trace une place d'âme

L’œil suintant de mille larmes.

La pupille se brise, éclate,

 

Se disperse, éclats de miroir.

Et dans le vide aux reflets noirs,

Germe le sang vert écarlate.

 

 

Feuille

Je lis.

Je lis le long des nervures de ton corps et je me rappelle.

Je me rappelle les chemins pris et ceux ignorés.

Mes doigts suivent ta peau rude et douce

Et je vois.

Je vois en aveugle des sourires éblouis qui s'effacent quand on veut les fixer.

J'entends.

J'entends des paroles anciennes muettes d'avoir été.

J'entends ta voix blanche qui bouleverse mon sang.

J'entends

Le long des nervures de ton corps.

Et de mon ongle je suis

Des sentes imperceptibles, raides et ardues

Qui s'échappent, se dissolvent,

Se multiplient jusqu'à me barrer les yeux.

Je suis la ligne, tire le fil, je déchiffre mais l'énigme est opaque, le mystère s'épaissit.

Les chemins sont tronqués et j'arrive en déveine

Au bord de toi-même

Où le vide aspire l'air,

Là où tout se finit.

 

 

Rhapsodie élémentaire

Elle coud des mots comme elle coudrait le monde. Ils sont si différents. Cousons patiemment.

***

Le corbeau créateur pose une branche sur une autre. Son cri effarant fait jaillir, tels mille piquants, la sueur du dos de l'homme.

***

Et elle assemble doucement la tapisserie du monde.

***

Les lumières sont éteintes mais l'incendie fait rage. Sa fausse lumière nettoie, sa fausse chaleur ravage.

***

Et le monde entre ses doigts se débat violemment. Elle coupe et assemble le bruit des chants mourants.

***

La boue qui détruit fertilisera demain. Mais ce qui ne respire plus, à jamais est perdu. Engloutie, la terre des golems. Engloutie sous sa propre chair, on oubliera sa fin.

***

Ses doigts saignent piqués, ses yeux rouges portent la fièvre. Un carré de taffetas, un de bure, un de soie.

Elle coud sans s'en soucier et la gloire et la paix.

***

Le chaume irradie la terre bosselée. La plante des pieds délicate sait à peine courir. Aussitôt elle se pose, aussitôt elle s'enfuit. Et l'homme détale à travers les champs infinis.

***

Accorde les teintes tant que tu peux encore voir.

Ses yeux gourds se liquéfient, déversent leurs visions avant la tombée du soir.

***

C'est la glace qui saisit. Mords, chaleur infernale. Blanc ou noir, noir ou blanc dans ce monde qui trésaille. La souffrance rend la vie et la chasse sans cri.

***

Les fils se cassent mais ses mains ne cessent de tisser et de coudre tout ce qui se dérobe, se présente et s'absente, se déroule et s'écroule.

***

Ne te hâte...

Se déroulent chatoyants les étoffes, les tissus.

Ne te hâte...

 

Tisse,

tisse le monde, coud sans souci du temps.

Tisse le monde et ne cesse de finir

laisse la tâche sans fin croître, sans fin grossir.

 

 

 

©Adeline Raquin

 

(*)

 Adeline Raquin est agrégée de Lettres Modernes et passionnée de poésie.

L'envie et la nécessité d'écrire chez elle sont le fruit de deux éblouissements : celui qui naît de la rencontre avec le monde et celui qui s'agenouille devant la beauté du langage et ses secrets.

Du monde de l'enfance, qui sera toujours le premier, l'univers primordial, elle tente de préserver une propension à s'émerveiller, à poser sur ce qui l'entoure un regard candide, aussi neuf que possible, quitte à ce que la réalité marque cette naïveté au fer rouge.

La littérature lui montre dès l'adolescence, avec Flaubert, que le langage a sa plastique propre et que le considérer dans toute son épaisseur et sa matérialité permet d'ouvrir une sente entre la présence massive du monde et la légèreté diaphane des mots.

Elle découvrira pendant ses études René Char, Philippe Jaccottet, Blaise Cendrars, qui ne feront que nourrir cette même question : comment dire le monde avec des mots, comment garder le monde vivant, lui qui ne cesse de mourir ? Comment le garder présent et palpitant en utilisant le langage qui est absence convenue d'une présence ?

Sa poésie tient à préserver l'épaisseur et l'opacité du monde qui, dans sa matérialité et sa présence, garde son mystère. Approcher le réel avec le langage est sans doute une entreprise vouée à l'échec. Mais de cet échec de dire le monde, sa poésie garde l'énergie de l'inconfort, du vacillement, de l'incertitude. Et c'est cette inquiétude salvatrice qui la pousse sur des chemins propres, et c'est dans cet effort qu'elle tente, par un choc en retour face au monde qui s'impose, de laisser humblement une trace de son existence singulière. Non pour survivre par-delà la mort. Elle ne croit pas que l'art soit ou rende immortel mais simplement pour s'inscrire dans ce mouvement perpétuel du monde qui est la vie en action, destructrice et créatrice.

Adeline Raquin puise son inspiration dans les manifestations humbles et fragiles de la nature, essayant de saisir sans le figer son mouvement violent et vital.

Elle a également participé à des expositions de sculpture et a réalisé des illustrations pour des livres.

Un de ses poèmes a été mis en lumière sur la plateforme littéraire Plimay à l'occasion de la « Quinzaine de la poésie féminine » : https://plimay.com/jour-15-la-course-du-chevreuil-dadeline-raquin/.

 

 


Adeline Raquin

recherche Eliette Vialle

Novembre-décembre 2020

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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