Nouvelle rubrique : découverte…

Mars-Avril 2020

 

 

 

Pascal Hérault

 

«  Flux de conscience sans commencement ni fin  »

 

Poèmes inédits pour Francopolis

 

(*)

 

 

 

Poème nomade

 

Mon royaume est de ce monde

Il est toujours là où je vais

Et il change tous les jours

 

Il est vent feu terre mouillée

Rivière serpentant à travers la steppe

Edelweiss fleurissant sous la neige

 

L’horizon est sa frontière

Il est tout ce que les yeux ne peuvent voir

Et le regard du loup aussi

 

Il est la neige sur les cimes

Le baiser du ciel sur la neige

Et l’au-delà du ciel

 

Il est pierre et tourbière

Force des éléments

Union des contraires

 

Il est le mouvement des troupeaux cheminant

Vers le soleil

Il est stable comme une colline

 

C’est un cheval sauvage à crinière de vent

Toujours indompté

Toujours libre

 

Son pelage est fait d’herbes tendres

Il est doux et frais comme le corps de celle

Ouvrant ses cuisses au bonheur d’exister

 

On y fait l’amour à ciel ouvert

Dans le hennissement des chevaux

Et l’odeur du bon feu léchant le bleu du ciel

 

On y boit des lampées de vent

Qui donne le tournis

Ivresse de l’air pur mâtiné de vodka

 

Sa musique est faite de rires d’enfants

Galopant dans la steppe

Et de bagarres à mains nus et viriles

 

Là-bas

Hommes et bêtes vivent en harmonie

Dans le ventre fécond de la nature

 

Là-bas

L’esprit du vent draine tous les esprits

Les morts y tutoient les vivants

 

Là-bas

On y meurt pour renaître

Dans les plumes de l’aigle ou le ventre du loup

 

Là-bas

On peut marcher pendant des jours

Tout en se tenant toujours au même point

 

Oui

Mon royaume est de ce monde

Il est pur acquiescement à la vie

 

Il est ce qu’il veut être

Vouloir-vivre

Volonté de la volonté

 

Il est toujours là où je vais

Et il change tous les jours

Et je mets mes pas dans le sien

 

Et quand j’aurai fini de le parcourir

Je le découvrirai encore

Entre les bras de celle qui m’a accueilli.


 

 

Regarder l’herbe pousser

 

Oui de mes yeux vus

J’ai vu pousser l’herbe comme je te vois

Des jours et des jours à ne faire que ça

Contempler l’herbe qui pousse sous la nue

Avec la rivière à côté où je me baignais nu

Parmi les troupeaux de yacks et les femmes

Qui riaient de mes tatouages et de mon torse velu

 

J’avais dit à mon chauffeur Arrête-toi là

Et je suis descendu et je l’ai renvoyé chez lui

En lui disant de revenir le lendemain

J’avais de quoi boire et manger et aussi

Un fusil à lunette pour écarter les loups

Je ne manquais de rien

J’étais seul au milieu de la steppe

Au milieu de milliards de brins d’herbe

Que l’appel du printemps faisait sortir de terre

Et moi je voulais les contempler

Et sentir contre ma joue leur caresse si douce

Comme le ventre velouté d’une femme

 

Et le lendemain mon chauffeur est revenu

Et je lui ai dit C’est bon mon vieux tu peux repartir

Je n’ai pas fini de regarder l’herbe pousser

Il me faut du temps encore pour comprendre la steppe

Alors j’ai remis ça

J’ai regardé et regardé encore l’herbe pousser

C’est incroyable

Je devenais un spécialiste de l’herbe qui pousse

C’était un peu comme si je suivais la course

De la trotteuse sur ma montre

Sauf que je ne voyais pas le temps passer

Seulement l’herbe pousser

Et je sentais aussi cette puissance du ciel et de la terre

Qui faisait de chaque brin d’herbe

Un appel

Et tous les brins d’herbe assemblés

Et toutes les fleurs offertes à la virilité du soleil

Célébraient cet appel

Ce sacre du printemps

 

Tous les jours mon chauffeur revenait

Et je lui disais de repartir

Je n’avais pas encore fini de regarder l’herbe pousser

Et je repartais dans ma contemplation imbibée de vent

Et de vodka grisé par tant de beauté

Parfois les femmes s’amenaient et se moquaient de moi

Qu’est-ce que tu fais ici étranger

A brouter l’herbe comme un yack

Tu fais l’amour avec la terre ou quoi

Fais gaffe aux loups ils vont te manger

Et tu deviendras loup à ton tour

Et tu finiras sous les balles d’un chasseur

 

Parfois aussi je me baignais avec elles dans la rivière

Et elles riaient de mes tatouages et de mon gros ventre

Qui me faisait ressembler à un ours

Et comme les ours je me frottais le dos dans l’herbe

Et c’était bon délicieux

Et je contemplais aussi les cieux la voute étoilée

Je voyais l’herbe pousser

Je voyais l’univers s’étendre

Et toutes les galaxies s’éloigner les unes des autres

Vers une limite sans limites

Comme si la steppe avait continué de pousser

Dans le ciel

 

J’ai tellement regardé l’herbe pousser

Que je me suis oublié dans ma contemplation

Laissant la porte ouverte à l’esprit de la steppe

Sa terre grasse comme un ventre en gésine

Ses vents incessants mêlés aux hurlements des loups

Et son ciel si bleu si pur que même l’immobilité

Devient un vertige brisant tous les repères

Je n’étais plus moi

Et qu’est-ce que j’en avais à faire

D’être moi

Petit mot ridicule

Qu’on dissout facilement dans un litre de vodka

Oui

Qu’est-ce que j’en avais à faire

D’être moi

Puisque je regardais l’herbe pousser

L’herbe qui croît et qui se redresse toujours après l’hiver

Et qui fait de la steppe un pelage de douceur et d’amour

Où viennent s’ébattre les chevaux

Qui n’ont pas d’autres maîtres

Que le vent.

 

 

Recours aux forêts

 

Arrive le soleil

Entre deux nuages

Promesse facile

Des imbéciles

 

Le vrai soleil

Est en toi

A toi de le chercher

Va cours

Évite les chemins balisés

 

Préfère les forêts

Aux tristes nichoirs urbains

Souris aux bêtes

Même les plus féroces

Ours et loups sont faits

De la même chair que toi

 

Tu peux voyager aussi

Dans leur esprit

Si tu tombes sur un bon chamane

Si tu ouvres tes yeux

A ce qu’on ne voit pas

 

Va cherche

N’aie pas peur de rêver

Pour voir de quoi est fait

Le réel

Flux liquide et désordonné

Sans commencement ni fin

Samsara

 

Va cherche

N’aie pas peur de mourir

Si tu veux renaître

Non pas dans un autre corps

Non pas dans une autre vie

 

Mais ici même

Dans l’étreinte de la forêt

Parmi les arbres qui t’aiment

Sans rien connaître de toi

Et dont les murmures portent encore

Les paroles sans mots des dieux absents.

 

Extraits du recueil inédit L’appel de la steppe,

à paraître à Échappée belle édition courant 2020

 

 

 

Offrande

 

Je t’offrirai une robe

Taillée dans la soie de la nuit

Qu’elle soit fluide

Comme le corps du nageur

Sculpté d’eau bleue

 

Je t’offrirai une robe

Taillée dans l’azur du ciel

Pour que l’hiver soit comme l’été

Contre ta peau de sable chaud

Dévolue à mes paumes

 

Je t’offrirai une robe

Taillée dans le vert des forêts

Et le murmure du vent

Dans les frondaisons fraîches

Accordées à ma bouche

 

Je t’offrirai toutes les robes

Que tu veux

Robes d’étreintes et de joie

Robes de danse et de feu

Pour que jamais ne cesse

 

Le mouvement de notre amour.


 

 

Dharma

 

Regarde à l’intérieur de toi

C’est vide

C’est plein

Cela dépend des jours

Qui ne sont plus

Qui ne sont pas encore

Succession des cycles

Roue du Dharma alternant

Ce qui meurt

Ce qui renait

Car rien ne tient debout

Dans ce monde flottant

Ni vie

Ni mort

Simplement le passage

De l’une à l’autre

Comme le cours de la rivière

Se jetant dans la mer

Comme le pollen des fleurs mortes

Ensemençant le printemps

Regarde à l’intérieur de toi

Et tu verras le monde tel qu’il est

Ni bon

Ni mauvais

Flux de conscience

Sans commencement ni fin

Formant ainsi la spirale

Du devenir

Qui s’étend à l’infini

Là où les étoiles n’ont pas encore jailli

Là où la mort frappe celui

Qui n’est pas encore né.


 

 

Une bonne coupe

 

Elle m’a dit

Revenez dans un quart d’heure

Je dois finir avec une cliente

Alors je suis sorti dans la rue criblée de soleil

Et je t’ai cherché aux terrasses

Mais aucune femme n’avait ton visage

Ni ton beau sourire d’aube d’été

Et comme je ne savais pas quoi faire

Je suis entré dans la librairie

Direction rayon poésie

Et j’ai feuilleté les meilleurs poètes

Les femmes surtout

Louise Labé

Emily Dickinson

Elisabeth Browning

Anna Akhmatova

Et toutes parlaient d’amour

Et je continuais de penser à toi

Revoyant ton visage dans les mots des autres

Et quand je suis sorti de la librairie

J’ai vraiment cru que tu étais avec moi

Et j’ai souri à tous les gens que je croisais

Et je trouvais bon de vivre comme ça

Avec des mots dans mon cœur

Qui me rapprochaient de toi

Tandis que la coiffeuse m’attendait

En fumant une cigarette

Sur le bord du trottoir.


 

 

Pays païen

 

Tu es mon pays païen

Aux courbes alanguies

Et douces comme les collines

 

Je suis l’herbe sous tes pieds

La rosée sur tes seins

Le vent léchant ton ventre velouté

 

Tu es Terre

Je suis Eau

Nous sommes le désir fertile

 

Qui fait renaître

Ce qu’on croyait perdu

Les pivoines du dernier printemps

 

Et l’amour

Le don d’aimer exultant

De ton corps offert

 

A la fraîcheur du matin

A mes mains de chèvrefeuille

A ma bouche avide

 

Se grisant jusqu’au vertige

De la fleur solaire

De ton sexe.


 

 

 

Épitaphe

 

La vie comme un fil

La Parque qui la coupe

 

L’ami déjà mort

Si vivant la veille

 

Vie cruelle

Vie belle

 

Fil de soie

Robe ouverte

 

Ce qui vit

Meurt

 

Ce qui vit

Désire

 

Fil de vie

Fil de soie

 

Robe ouverte

Fleur de soie

 

Où plonge

Mon désir

 

En souvenir

De l’ami mort

 

Encore vivant

En moi.

 

©Pascal Hérault, inédits

Les photographies appartiennent à l’auteur.

 

Pascal Hérault est né à Paris en 1963 et vit à Dreux. Après des études de lettres à la Sorbonne, où il s’intéresse particulièrement aux critiques d’art de Guillaume Apollinaire, il se tourne vers l’enseignement et le jazz. Au gré des rencontres, il publie des nouvelles, des romans, des livres pour la jeunesse. Il est aussi chroniqueur (pour le site K-Libre, consacré aux littératures noires, et sur Babelio). Son site.

Œuvres pour la jeunesse:

– Un Chien dans le placard, roman, Éditions Nathan, 2002

– Gare au lapin, roman, Éditions Nathan, (épuisé), 2003

– Les Petits pains bleus, conte, Éditions Nathan, 2003

– Piscine Maudite, récit, Éditions Nathan, 2004

– Copains comme cabots, roman, Éditions Magnard, Prix Écolier de la ville de Chartres, 2005.

– Une Étoile pour deux, roman, Éditions du Bout de la rue, 2007.

– Les Oreilles de Monsieur Lapin, récit, Éditions Lire c’est partir, 2008

– Le Livre des Ténèbres, roman, Éditions Oskar, 2010

– Les Oreilles de Monsieur Lapin, album, Éditions des 400 Coups, Québec, 2010

– L’Ile de la faim, roman, Éditions Oskar, 2011.

– Les Oreilles de Monsieur Lapin, Éditions 400 Coups, 2009.

– Suzy a disparu! album, Éditions 400 Coups, Québec, 2012.

– Les Vacances de Monsieur Lapin, album, Éditions 400 Coups, 2015.

– Chimères, roman, Éditions Oskar, 2015.

- Le Voyage de Monsieur Lapin, Éditions 400 Coups, 2016.

Nouvelles:

– Le Dos des ours blancs, Éditions Bérénice, 2002

Romans policiers:

– Le Secret de Jack, Éditions Ravet– Anceau, 2010.

– La Mort en souvenirs, Wartberg, 2015.

Roman:

-La Solitude du Partisan, Éditions Ovadia, “Le Pays rêvé”, 2016.

Essai:

– La Mélancolie du fumeur, Éditions Le Bruit des autres,2010

A paraître:

-L’appel de la steppe, poèmes, Échappée belle édition, 2020

-L’arbre de Lilia, conte pour la jeunesse, Éditions Lire c’est partir, 2020.

-Ma Voisine dans tous ses états, humour, Éditions Cactus inébranlable, Belgique, 2020.

 

* * *

(*) Je dois la découverte du poète Pascal Hérault à mon amie, la poète et éditrice Florence Isaac, que je remercie pour la générosité d’avoir recommandé cette publication d’extraits de L’appel de la steppe dans Francopolis avant la parution du recueil chez Échappée belle édition.

C’est une poésie proche du corps, des phénomènes de la nature, du quotidien, du vécu de « tout-le-monde » et pourtant avec une envergure spirituelle qui n’est pas celle de « tout-le-monde », mais pourrait le devenir, si nous étions plus attentifs aux interstices, aux failles, au vent qui nous parcourt et nous emporte, à cette vie sous-jacente qui palpite et s’agite sous les conventionnalismes du soi-disant quotidien. Ainsi, l’appel de la steppe – celle d’une Mongolie chamanique éternellement intérieure et collective – peut vous révéler ce « dharma » qui est « Flux de conscience / Sans commencement ni fin », alors même que vous êtes en train de feuilleter des volumes de poésie sur le stand d’une librairie ou faire vos courses dans un magasin… (et encore, d’autant plus quand vous êtes confiné, assigné au « regard à l’intérieur » de vous !…)

D.S.

 


Pascal Hérault

recherche Dana Shishmanian

mars-avril 2020

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer