Après la fin du festival, Claribel m’a invitée chez elle et on a passé -
elle, mon mari et moi (et plus tard aussi son fils et son amie) - une
soirée inoubliable et chaleureuse, comme entre de vieux amis bavardant sur
la poésie, la littérature et nos vies embrouillées, tout en buvant du rhum
terriblement savoureux. Depuis, nous, Claribel et
moi, sommes restées en contact jusqu’à sa mort en 2018. D’ailleurs, Claribel nous a semblé, même si elle était déjà bien
confirmée internationalement, aussi solitaire et isolée en Nicaragua que
nous l’étions en Slovénie. Pour moi et cela pour de nombreuses raisons,
elle était une de rares poètes fondamentales et transformatrices que j’aie
eu la chance de rencontrer au cours de mes 25 ans dans la littérature, et
j’ai rencontré de nombreux « poètes » plus ou moins talentueux. En
français, il n’existe malheureusement qu’un petit livre de sa poésie en
édition bilingue espagnol-français, publié en 1984 aux éditions Des femmes.
De l’autre côté, le château de Duino, où Rainer Maria Rilke (1874-1926) a écrit, entre
1912 et 1922, ses élégies, était à la distance d’une vingtaine de
kilomètres de notre foyer à Koper-Capodistria (vendu en 2016, quand on a
définitivement déménagé en France). Pour moi ce lieu de mémoire avait
toujours, depuis mon enfance à Koper-Capodistria, une signification très
particulière. Il m’a toujours rendu calme et m’a chargée d’énergie. La mer
qui lave le pied de la falaise du château de Duino,
lui-même construit sur un rocher de plus de 100 m au-dessus de la mer, est
d’une beauté indescriptible, presque irréelle. Et cela dans tous ses
états - soit dans la tempête soit ensoleillé pleinement devant un ciel
d’azur. Il y a là un très joli parc autour de château qui est encore
aujourd’hui la propriété privée de famille Thurn und Taxis (comme au temps de Rilke quand, en 1910, la
princesse Marie von Thurn und
Taxis-Hohenlohe est devenue son mécène et amie). Une voie de Rilke mène par
le petit bosquet sur un autre rocher à proximité du château d’où on
peut observer le château d’une certaine distance dans toute la splendeur
des rivages de l’Adriatique.
Pendant la purge universitaire (2010) -
qui débute au moment de mon exil français et au cours de laquelle j’ai été
illicitement écartée de mon poste universitaire - et, ensuite, pendant les
luttes quotidiennes sur plusieurs fronts (légal, littéraire, médiatique,
dans les sciences sociales, dans la traduction, dans la justice sociale)
qui ont duré sans arrêt deux ans (entre 2010 et 2012) et étaient sans
issue, nous, mon mari Braco et moi, sommes souvent venus de Koper
(Slovénie) à Trieste (Italie) et, notamment, à Duino
(à quelques km de Trieste) pour souffler, se débarrasser des pensées
stressantes et insensées, et, si on parle dans le langage de Rilke, pour
restituer les « méandres de nos âmes » blessées.
Voici les points de départ pour le poème.
J’imagine qu’en connaissant les fils subtils qui ont lié Alegria et Rilke,
et après de nombreuses rencontres humainement fortes de l’autre côté de
l’océan - le poème devait couver …
Vous
pouvez écouter ici
tous les dix Élégies de Duino par R. M. Rilke.
J’ai
voulu écrire un poème
J’ai voulu écrire un poème
à la voix claire et chaleureuse
cracher – une fois pour
toutes –
les pépins amers de
l'approvisionnement familier des vers.
Le poème sur la mer
qui gronde et nous donne la vigueur
l'eau qui coule à
travers nos gosiers desséchés,
sur le vent frais
qui, glacial, souffle et emporte la mélancolie.
Le poème sur la femme
qui,
la tête haute, se
tient debout sous le soleil,
sous la lune, dans
l'averse
et vit, inébranlable,
ses rêves.
Le poème sur le
bougainvillée
qui se dresse contre
l'espalier
de cet été dalmate
inoubliable.
Le poème sur les gens et pour les gens,
qui luttent pour la dignité
de vie par routine quotidienne et non pas dans le rêve.
Avec la gorge pleine de poèmes,
muette, je contemple l'aube
pour donner le nom à
la différence
qui ne l'a pas encore.
J’ai voulu écrire un poème.
©
T. Kramberger, V tvojem
objemu je prostor zame [Dans ton étreinte, il y a la place pour moi],
CSK, Aleph, Ljubljana, 2014, traduit en français par Drago Braco Rotar, 2014
Qu’il en soit ainsi !
Si
ma poésie commence
à
couler par le toit, qu’il en soit ainsi !
Que
l’état usé des tuiles et des gâchis
montre
à l’éternité poétique
comment
elle est importune !
Si
ma poésie commence
à
craquer dans ses fondements, ne la
plombez pas par le ciment, qu’il
en soit ainsi !
Que
la faillibilité humaine
triomphe
des décrets immortels !
Mais
si ma poésie commence
soudain
à se mettre à sangloter,
à
s’embuer à l’intérieur, à larmoyer
sur
les fenêtres, les miroirs
ou,
commence, sans raison,
rire,
rire aux éclats
– suffit
un peu
de
chaleur, d’amour,
une
remarque d’esprit,
ou
une pensée fugitive :
reprend
ton souffle, vieux poème,
consulte
ton oreiller,
tout
va bien.
©
T. Kramberger, V tvojem
objemu je prostor zame [Dans ton étreinte il y a la place pour moi],
CSK, Aleph, Ljubljana, 2014, traduit en français par Drago Braco Rotar, 2016
« Femme
» *
FEMME (–s) personne de sexe féminin,
d’habitude adulte :
vient une femme petite jeune
aux yeux bleus
aux
cheveux foncés une femme svelte
une
femme tranquille aimable amicale
une
femme enceinte mariée une femme entre deux âges
sensibilité
d’une femme d’une mère
différences
entre homme et femme
coiffeur de femmes
personne
du sexe féminin en tant que porteuse
des
propriétés corporelles caractéristiques
en
quelques mois seulement, elle s’est développée
de
fille en femme
façon expressive : leur
fille est déjà
une femme complète véritable
façon expressive : personne du sexe féminin en tant
que porteuse
des propriétés psychiques caractéristiques
elle
l’implorera enfin, elle
est une femme
il
y a trop peu de la femme en elle pour qu’elle le comprenne
la
femme est une femme
en
elle une féminité féminine commence à s’éveiller
façon dialectale : je ne
sais pas si ma femme est
déjà épouse à la maison
en jargon : est-ce
que ta femme, ta fille
ton épouse vient avec toi
façon publiciste : on cherche une femme pour aide dans le ménage
dans les annonces une bonne
façon expressive : femme
fatale qui à cause
de sa beauté et singularité
exerce une influence décisive d’habitude négative
sur l’homme
façon littéraire : la femme publique prostituée une femme est comme le temps d’avril son état d’âme est changeant
façon expressive : là où
le diable ne peut pas la femme lui prête la main
la femme atteint beaucoup par sa finasserie
© T. Kramberger,
V tvojem objemu je prostor zame [Dans ton étreinte,
il y a la place pour moi], CSK, Aleph, Ljubljana, 2014, traduit en
français par Drago Braco Rotar, 2014
* Je présente ici littéralement et dans sa
totalité l’article « femme » du Dictionnaire de la langue littéraire slovène. En Slovénie, ce dictionnaire passe pour
le corpus lexique de référence à partir des années 1970, encore en usage
aujourd’hui. L’article est le produit de la compétence linguistique et de
la vision du monde des membres de l’Académie slovène des sciences et des
arts et des collaboratrices et collaborateurs de l’Institut de la langue
slovène Fran Ramovš du Centre des recherches
scientifiques de cette même académie. L’édition est due aux Éditions d’État
de Slovénie, à l’époque la plus grande maison d’édition slovène, démantelée
et rebaptisée sous la première vague néolibérale pendant les années
quatre-vingt-dix. Le dictionnaire est paru dans la section Les Édition de
formation. Le 1er tirage est sorti en 1970, suivi par les rééditions
en 1975, 1979, 1985, 1991, 1997, 1998, 2000, 2008, 2014 ; la première
édition numérique est de 1997.
Ne peut pas se relever celui qui n’aime
pas les gens
Pour Erika Vouk,
poète slovène
Dans ton court message
tu as tout noté.
Je t’en suis
reconnaissante
plus que tu
peux t’imaginer.
C’est avec
sourire que je me souviens de notre rencontre
à la Croix
Blanche que je tiendrai
toujours pour
ton poste.
Maison délabrée
sur une élévation qui
n’a connu que tes
cadeaux, ton aide
en détresse,
rien que ta lumière fragile.
La chasse d’eau
de ton WC vocifère là
en laissant de
l’eau, ton esprit souffle sur la véranda,
j’entends ta
voix au milieu des murmures de la broussaille.
Depuis
longtemps déjà l’Association des écrivains slovènes
n’a aucune
signification pour moi,
débris des
planètes insignifiantes qui se prennent pour les étoiles.
Leur flou
n’éclaire aucune allée.
Ton monde n’est
pas étroit – il le semble parce que
sur lui se cramponne
l’étroitesse sans âme de l’ambiance.
T’as raison,
Ne
peut pas se relever celui
qui
n’aime pas les gens.
Je crains que
les débris doux tentent à te gagner,
t’étouffer,
t’emboîter ou te désinfecter
déjà pour la simple
raison que c’est moi qui t’adresse ces lignes.
Mais je préfère
le risque et prononcer ton nom, un des rares
restés dans mon
calepin et derrière lequel je vois encore un visage humain,
plutôt que de
chanter une chanson sur le fleuve anonyme de l’oubli.
On vit dans de
petits mondes – chacun de nous –,
mais leur
réalité vivante est leur puissance.
Reste toi-même,
protège ton étroitesse humaine
salvatrice.
© T. Kramberger,
V tvojem objemu je prostor zame [Dans ton
étreinte il y a la place pour moi], CSK, Aleph, Ljubljana, 2014,
traduit en français par Drago Braco Rotar, 2015
Dans ton étreinte, il y a la place
pour moi
Tu
me touches,
au
réveil le matin
nous
revenons dans nos corps
après
les errances nocturnes inconnues.
À
qui sont les voix qui vibrent en nous
quand
la conscience
revient
doucement dans nos corps,
à
qui sont les mots qui sortent de nos bouches
lorsque
le matin nous façonne
en
images reconnues par la raison ?
Les
peaux de nos corps se touchent tendrement
et
la cadence souple de tes paumes chaleureuses
me
dit que dans ton étreinte, il y a la place
pour
moi. Pour personne autre que moi.
©
T. Kramberger, V tvojem
objemu je prostor zame [Dans ton étreinte il y a la place pour moi],
CSK, Aleph, Ljubljana, 2014, traduit en français par Drago Braco Rotar, 2014
Je remercie vivement Dominique
Zinenberg d’avoir la gentillesse de relire mes poèmes et améliorer les
traductions (T. K.).
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