Quand Lisette G.
reçut une lettre de la mairie de la petite ville dans laquelle elle
résidait depuis plus de cinquante ans, elle découvrit en la lisant, avec la
stupeur que l’on peut imaginer, qu’elle venait d’être rayée du registre de
l’Etat civil pour cause de décès.
« Mais je ne
suis pas morte ! » s’écria-t-elle à voix haute dans son salon,
bien qu’elle fût seule. Elle avait pris l’habitude de se parler pour rompre
la solitude et le silence de son modeste appartement. Elle fut obligée de
s’asseoir dans une vieille chauffeuse qui datait de la seconde guerre
mondiale. « Je suis toujours en vie, il me semble ! »
grommela-t-elle en se prenant la tête entre les mains. Elle relut la lettre
et s’attarda sur chaque mot. Mais elle dut se rendre à l’évidence. D’après
le texte dactylographié de la missive, sa mort avait bien eu lieu la
semaine précédente. « On ne m’a même pas enterrée religieusement. Du moins,
je ne m’en souviens pas. C’est un comble ! Moi qui suis une vieille
paroissienne depuis des lustres, voilà comment on me traite ! »
Elle décida, malgré l’heure matinale, de boire une tisane, dans l’espoir
que cette infusion calmerait sa nervosité et lui permettrait de passer la
journée d’une façon plus sereine. « Je n’en reviens
pas ! » soupira-t-elle entre deux gorgées de liquide, bien trop
chaud pour ne pas lui brûler le bout de la langue. Vivant seule depuis la
disparition brutale de son mari, à la suite d’un infarctus, qui remontait à
une dizaine d’années, elle n’avait plus aucune amie ou aucun membre proche
de sa famille avec qui partager la nouvelle de sa mort. Peut-être
pourrait-elle annoncer son décès à la boulangère ou au boucher de son
quartier, lors de ses courses quotidiennes, mais elle était par nature d’un
caractère trop renfermé pour confier ses déboires, ses peines, ou ses
chagrins, à des commerçants, dont elle appréciait par ailleurs la courtoisie,
mais qui, pensait-elle, ne se souciaient guère de la vie intime de leurs
clients. A juste titre, d’ailleurs !
Après avoir bu sa
tisane, elle décida brusquement de se rendre à la mairie pour prouver
qu’elle était encore en vie, et qu’elle jouissait pour son grand âge d’une
excellente santé. Elle endossa son vieux manteau tout élimé, et coiffa sa
tête chenue d’un chapeau de forme et de couleur indéfinissables.
« N’oublie pas tes papiers et ton livret d’Etat
civil ! » se dit-elle d’une voix autoritaire, comme si elle
donnait un ordre à une tierce personne. « Bien sûr, je ne suis pas
distraite à ce point ! » se répondit-elle d’un ton sec. Elle
enfourna tous les documents dans un sac à fermoir doré, et sortit de chez
elle en refermant précautionneusement la porte à clé. Par chance, il
faisait soleil. L’air semblait pur, malgré une légère brume à l’horizon.
Elle se dirigea vers la mairie d’un pas alerte. Il ne lui fallut que
quelques minutes pour arriver devant le bâtiment. Une porte vitrée
coulissante s’ouvrit devant elle. Elle entra dans le hall d’accueil, top
vaste et sinistre à son goût. Une préposée, encore jeune, malgré des
bajoues assez molles et des cheveux ramenés en chignon sur le haut du
crâne, lui sourit de façon très avenante.
-
Puis-je vous renseigner, madame ?
-
Bonjour, mademoiselle, je cherche le bureau de l’Etat civil…
-
C’est au premier étage, couloir de droite, porte 115.
Vous pouvez prendre l’ascenseur qui se trouve derrière vous, madame…
-
Il n’y a pas d’escalier ?
-
Si, bien sûr !
-
Alors, je préfère prendre l’escalier, si vous n’y
voyez pas d’inconvénient…
-
Vous avez peur que l’ascenseur tombe en panne ?
-
Oh, toutes ces mécaniques modernes ne sont pas
toujours très solides, n’est-ce pas mademoiselle ?
-
Nous n’avons jamais eu d’accident depuis que je
travaille ici.
-
Mais vous êtes encore si jeune, vous avez le temps de
voir l’ascenseur se décrocher un jour !
-
Si vous préférez prendre l’escalier, c’est votre
droit le plus strict, madame…
-
Un peu d’exercice physique ne peut pas me faire de
mal surtout à mon âge ! dit la vieille femme.
-
Vous avez raison, c’est ce que je disais hier encore
à une de mes collègues, il ne faut jamais se laisser aller, sinon on risque
l’ankylose ou la phlébite…
-
Merci, mademoiselle, pour votre courtoisie.
-
Je suis à votre service, madame…
Lisette G. se mit à gravir l’escalier.
Après une quinzaine de marches, elle parvint au premier étage. Différends
couloirs se présentèrent à elle, mais suivant les indications de la
préposée à l’accueil elle emprunta le premier à droite. C’était un long
couloir faiblement éclairé par des appliques murales. Elle laissa passer
deux portes avant de s’arrêter devant celle qui portait en chiffres blancs
le numéro 115. Elle frappa de sa main fluette. Personne ne répondit. Elle
tourna le loquet de la porte. Elle s’ouvrit aussitôt. Lucette G. pénétra
dans une pièce aux murs blancs ripolinés, garnie de quelques chaises
métalliques et d’un comptoir en bois derrière lequel trônait un employé aux
cheveux roux qui portait d’énormes lunettes à monture rouge qui lui
mangeaient presque la moitié du visage. « Drôle d’idée ! »
pensa la vieille dame en scrutant le visage disgracieux de l’homme qui lui
souriait de façon un peu mécanique. « Dire que moi je n’ai pas besoin
de lunettes pour lire, alors un homme encore jeune, quelle pitié de voir
ça ! » soupira-t-elle en son for intérieur.
-
Bonjour madame, que puis-je pour vous ? demanda
d’un ton qui se voulait urbain l’employé municipal.
-
Bonjour, monsieur…
-
C’est à quel sujet ?
-
Je suis Lisette G. dit la vieille dame.
-
Très heureux ! balbutia l’homme. Mais
encore ?
-
Je viens de recevoir une lettre de la mairie…
-
Cela ne m’étonne pas. Il nous arrive d’en envoyer à
nos administrés, pour diverses raisons, toutes fondées par ailleurs…
-
Justement, permettez-moi d’en douter, monsieur !
-
Je vous écoute, madame…
Elle sortit la lettre de son sac et la
déplia pour la donner à l’employé.
-
Voyez par vous-même, cette lettre m’annonce que je
viens d’être rayée du registre de l’Etat civil…
-
Cela me semble normal, madame, puisqu’elle stipule que
vous êtes morte ! dit-il après l’avoir lue.
-
Je comprends très bien votre réaction, monsieur, mais
il se trouve…
-
Il se trouve quoi, madame ?
-
Que je ne suis pas morte, du moins pas encore…
-
En êtes-vous sûre ?
-
Comme vous pouvez le constater de vos propres
yeux !
-
Oh, ne parlons pas de l’état de mes yeux, s’il vous
plaît, ils me posent bien des problèmes, malgré deux interventions
chirurgicales, au laser qui plus est, mais rien ne semble y faire, ma vue
est toujours aussi basse…
-
Je suis désolée pour vous, monsieur, la vue est un
bien si précieux !
-
N’est-ce pas ? Enfin, ce n’est pas le sujet,
pardonnez ces digressions qui n’entrent pas dans le cadre strict de mon
travail d’humble fonctionnaire territorial…Vous disiez donc, madame ?
-
Que je ne suis pas morte !
-
Voilà qui est étrange, cette lettre affirme le
contraire…
-
Il doit s’agir d’une erreur.
-
Oh, vous allez bien vite en besogne, madame, il faut
produire des preuves pour affirmer une telle assertion…
-
Ecoutez, monsieur, si je
suis là, devant vous, habillée de pied en cap, c’est que je n’ai pas été
enterrée la semaine dernière, non ?
-
Je suis incapable de vous répondre par l’affirmative,
il faut que j’en réfère à mon supérieur…
-
C’est tout de même extraordinaire que vous ne
puissiez pas admettre que je suis toujours en vie…
-
Il ne suffit pas de l’affirmer pour que ce soit vrai,
madame !
-
Allons donc, vous me prenez pour une folle ?
-
Je ne me permettrais pas de le suggérer, madame, mes
compétences en neuropsychiatrie sont quasi inexistantes…Cependant, la
situation n’est pas aussi simple que vous la décrivez…Bien sûr, un esprit
étroitement rationaliste dirait que vous avez raison, puisque vous êtes ici
devant moi, campée sur vos deux jambes et dotée de la parole comme tout
être humain qui se respecte, mais je ne peux pas faire abstraction du
contenu très précis de cette lettre à en-tête de la mairie, ce qui en fait
un document quasiment officiel, pour ne pas dire indiscutable à mes yeux…
-
Ecoutez, je ne suis pas
morte, voilà je n’ai rien d’autre à ajouter, alors j’exige d’être
réinscrite immédiatement sur le registre de l’Etat
civil…
-
Vous pensez qu’une telle démarche peut se régler en
deux coups de cuiller à pot ?
-
En deux ou trois, peu importe le nombre,
monsieur !
-
Cela exige, au préalable, quelques vérifications…
-
Mais puisque je suis en vie !
-
Dois-je vous croire les yeux fermés ?
-
Oh, monsieur, vous faites ce que bon vous semble de
vos yeux, ça ne me regarde pas, la seule chose que je demande c’est que
l’on me rende ma vie !
-
Quelqu’un vous l’a prise ?
-
Oui, cette lettre absurde…
-
Puis-je vous faire remarquer, madame, que cette
lettre absurde, comme vous dites, est une lettre officielle qui a été
écrite par un de mes collègues, sur ordre d’un supérieur jouissant de
toutes ses facultés, alors vous comprendrez que cette missive n’a pas été
rédigée à la légère, par pur ennui ou pour vous plonger dans des abîmes de
perplexité…
-
Une erreur, qu’elle vienne du grenier ou de la cave,
reste toujours une erreur…
-
Aucun employé municipal ne travaille dans une cave,
ni même dans un grenier, la municipalité traite correctement ses
agents !
-
Peu importe, jeune homme, je vous dis que je suis
bien vivante. Si vous ne me croyez pas, je vous autorise à me pincer le
bras…
-
Je ne ferai jamais une chose pareille, madame, du
moins dans l’exercice de mes fonctions !
-
Alors, que compte-vous faire pour régulariser ma
situation ?
-
Il faut que j’en réfère à mon supérieur, qui lui-même
soumettra votre réclamation en trois exemplaires à monsieur le Maire en
personne…
-
Vous ne pouvez pas rien faire plus rapidement ?
-
Cela ne relève pas de mes compétences, madame…
-
Alors, donnez-moi un formulaire de réclamation, s’il
vous plaît.
L’homme ouvrir une armoire métallique, et
prit sur une étagère trois feuilles imprimées de couleur bleue. Il referma
méticuleusement les portes de l’armoire, revint vers Lisette G. en arborant
sur son visage un peu grêlé une impassibilité de mauvais aloi.
-
Voici, madame. Vous devez nos rapporter ces
formulaires remplis par vos soins le plus tôt possible…
-
Et quel sera le délai pour obtenir satisfaction ?
-
Impossible de vous donner une date exacte, les fêtes
de Noël approchent, et monsieur le Maire a d’autres chats à fouetter que
votre réclamation, fut-elle justifiée…
-
Ah oui ?
-
Notre édile s’occupe en ce moment des décorations de
Noël dans les rues, et cela pose une multitude de problèmes techniques
qu’il doit résoudre avec les services de la voirie, alors vous comprendrez,
madame, que votre problème de faux décès n’est pas actuellement la priorité
du premier magistrat de notre ville.
-
Bien, monsieur, je vous rapporterai ma demande de
réintégration sur le registre de l’Etat civil dès
demain, soyez-en sûr !
-
Au revoir, madame…
Lisette G. sortit du bureau d’un pas
décidé, et regagna, toujours par l’escalier, le rez-de-chaussée. C’était la
même employée qui se trouvait à l’accueil. Elle sourit à la vieille dame en
la voyant.
-
Tout va comme vous le souhaitez, madame ?
-
D’après vous, mademoiselle, je suis morte ou
vivante ?
-
A première vue, je
dirais que vous êtes vivante, mais…
-
Mais quoi ?
-
Je peux me tromper, bien sûr, il faudrait que je me
penche plus attentivement sur le problème, à tête reposée, en quelque
sorte, mais pardonnez-moi je suis un peu surchargée de travail aujourd’hui…
-
Ce n’est pas grave, je vous remercie, mademoiselle…
-
Je suis à votre service, madame, n’hésitez pas à me
poser d’autres question si vous le désirez…
-
Non, ce sera tout pour aujourd’hui…Bonne
journée !
-
A vous de même,
madame.
Lisette G. se retrouva sur le trottoir.
Un peu désorientée par ce qui venait de se passer, elle décida de traverser
la rue, souhaitant acheter à l’épicerie qui se trouvait en face de la
mairie quelques légumes pour agrémenter son repas de midi. Distraite, elle
négligea de regarder à sa droite, à sa gauche. Elle s’élança sur la
chaussée. Un autobus surgit, tenta de freiner en urgence, dans un long
crissement de pneus, mais le chauffeur ne put éviter la vieille dame. Le
choc fut d’une extrême violence. Lisette G., heurtée de plein fouet, se
retrouva projetée à plusieurs mètres, et mourut sur le coup. Aussitôt, des
cris de passants se firent entendre et un attroupement se forma très vite.
Quelqu’un appela les premiers secours avec son téléphone portable. Les
pompiers arrivèrent assez vite sur le lieu de l’accident, suivis peu de
temps après par une ambulance et une voiture de police. Alerté par le
bruit, l’employé de l’Etat civil, au premier
étage de la mairie, colla son front contre la fenêtre de son bureau, et
contempla le corps inerte de la vieille dame qui gisait sur le macadam.
Puis il s’écarta de la fenêtre en murmurant : « La lettre avait
raison, Madame Lisette G. est bien morte ! »
©François Teyssandier
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