MAI-JUIN 2018

 

 

 

 

ETAT PEU CIVIL

 

par François Teyssandier

 

 

Quand Lisette G. reçut une lettre de la mairie de la petite ville dans laquelle elle résidait depuis plus de cinquante ans, elle découvrit en la lisant, avec la stupeur que l’on peut imaginer, qu’elle venait d’être rayée du registre de l’Etat civil pour cause de décès.

« Mais je ne suis pas morte ! » s’écria-t-elle à voix haute dans son salon, bien qu’elle fût seule. Elle avait pris l’habitude de se parler pour rompre la solitude et le silence de son modeste appartement. Elle fut obligée de s’asseoir dans une vieille chauffeuse qui datait de la seconde guerre mondiale. « Je suis toujours en vie, il me semble ! » grommela-t-elle en se prenant la tête entre les mains. Elle relut la lettre et s’attarda sur chaque mot. Mais elle dut se rendre à l’évidence. D’après le texte dactylographié de la missive, sa mort avait bien eu lieu la semaine précédente. « On ne m’a même pas enterrée religieusement. Du moins, je ne m’en souviens pas. C’est un comble ! Moi qui suis une vieille paroissienne depuis des lustres, voilà comment on me traite ! » Elle décida, malgré l’heure matinale, de boire une tisane, dans l’espoir que cette infusion calmerait sa nervosité et lui permettrait de passer la journée d’une façon plus sereine. « Je n’en reviens pas ! » soupira-t-elle entre deux gorgées de liquide, bien trop chaud pour ne pas lui brûler le bout de la langue. Vivant seule depuis la disparition brutale de son mari, à la suite d’un infarctus, qui remontait à une dizaine d’années, elle n’avait plus aucune amie ou aucun membre proche de sa famille avec qui partager la nouvelle de sa mort. Peut-être pourrait-elle annoncer son décès à la boulangère ou au boucher de son quartier, lors de ses courses quotidiennes, mais elle était par nature d’un caractère trop renfermé pour confier ses déboires, ses peines, ou ses chagrins, à des commerçants, dont elle appréciait par ailleurs la courtoisie, mais qui, pensait-elle, ne se souciaient guère de la vie intime de leurs clients. A juste titre, d’ailleurs !

Après avoir bu sa tisane, elle décida brusquement de se rendre à la mairie pour prouver qu’elle était encore en vie, et qu’elle jouissait pour son grand âge d’une excellente santé. Elle endossa son vieux manteau tout élimé, et coiffa sa tête chenue d’un chapeau de forme et de couleur indéfinissables. « N’oublie pas tes papiers et ton livret d’Etat civil ! » se dit-elle d’une voix autoritaire, comme si elle donnait un ordre à une tierce personne. « Bien sûr, je ne suis pas distraite à ce point ! » se répondit-elle d’un ton sec. Elle enfourna tous les documents dans un sac à fermoir doré, et sortit de chez elle en refermant précautionneusement la porte à clé. Par chance, il faisait soleil. L’air semblait pur, malgré une légère brume à l’horizon. Elle se dirigea vers la mairie d’un pas alerte. Il ne lui fallut que quelques minutes pour arriver devant le bâtiment. Une porte vitrée coulissante s’ouvrit devant elle. Elle entra dans le hall d’accueil, top vaste et sinistre à son goût. Une préposée, encore jeune, malgré des bajoues assez molles et des cheveux ramenés en chignon sur le haut du crâne, lui sourit de façon très avenante.

-       Puis-je vous renseigner, madame ?

-       Bonjour, mademoiselle, je cherche le bureau de l’Etat civil…

-       C’est au premier étage, couloir de droite, porte 115. Vous pouvez prendre l’ascenseur qui se trouve derrière vous, madame…

-       Il n’y a pas d’escalier ?

-       Si, bien sûr !

-       Alors, je préfère prendre l’escalier, si vous n’y voyez pas d’inconvénient…

-       Vous avez peur que l’ascenseur tombe en panne ?

-       Oh, toutes ces mécaniques modernes ne sont pas toujours très solides, n’est-ce pas mademoiselle ?

-       Nous n’avons jamais eu d’accident depuis que je travaille ici.

-       Mais vous êtes encore si jeune, vous avez le temps de voir l’ascenseur se décrocher un jour !

-       Si vous préférez prendre l’escalier, c’est votre droit le plus strict, madame…

-       Un peu d’exercice physique ne peut pas me faire de mal surtout à mon âge ! dit la vieille femme.

-       Vous avez raison, c’est ce que je disais hier encore à une de mes collègues, il ne faut jamais se laisser aller, sinon on risque l’ankylose ou la phlébite…

-       Merci, mademoiselle, pour votre courtoisie.

-       Je suis à votre service, madame…

 

Lisette G. se mit à gravir l’escalier. Après une quinzaine de marches, elle parvint au premier étage. Différends couloirs se présentèrent à elle, mais suivant les indications de la préposée à l’accueil elle emprunta le premier à droite. C’était un long couloir faiblement éclairé par des appliques murales. Elle laissa passer deux portes avant de s’arrêter devant celle qui portait en chiffres blancs le numéro 115. Elle frappa de sa main fluette. Personne ne répondit. Elle tourna le loquet de la porte. Elle s’ouvrit aussitôt. Lucette G. pénétra dans une pièce aux murs blancs ripolinés, garnie de quelques chaises métalliques et d’un comptoir en bois derrière lequel trônait un employé aux cheveux roux qui portait d’énormes lunettes à monture rouge qui lui mangeaient presque la moitié du visage. « Drôle d’idée ! » pensa la vieille dame en scrutant le visage disgracieux de l’homme qui lui souriait de façon un peu mécanique. « Dire que moi je n’ai pas besoin de lunettes pour lire, alors un homme encore jeune, quelle pitié de voir ça ! » soupira-t-elle en son for intérieur.

-       Bonjour madame, que puis-je pour vous ? demanda d’un ton qui se voulait urbain l’employé municipal.

-       Bonjour, monsieur…

-       C’est à quel sujet ?

-       Je suis Lisette G. dit la vieille dame.

-       Très heureux ! balbutia l’homme. Mais encore ?

-       Je viens de recevoir une lettre de la mairie…

-       Cela ne m’étonne pas. Il nous arrive d’en envoyer à nos administrés, pour diverses raisons, toutes fondées par ailleurs…

-       Justement, permettez-moi d’en douter, monsieur !

-       Je vous écoute, madame…

Elle sortit la lettre de son sac et la déplia pour la donner à l’employé.

-       Voyez par vous-même, cette lettre m’annonce que je viens d’être rayée du registre de l’Etat civil…

-       Cela me semble normal, madame, puisqu’elle stipule que vous êtes morte ! dit-il après l’avoir lue.

-       Je comprends très bien votre réaction, monsieur, mais il se trouve…

-       Il se trouve quoi, madame ?

-       Que je ne suis pas morte, du moins pas encore…

-       En êtes-vous sûre ?

-       Comme vous pouvez le constater de vos propres yeux !

-       Oh, ne parlons pas de l’état de mes yeux, s’il vous plaît, ils me posent bien des problèmes, malgré deux interventions chirurgicales, au laser qui plus est, mais rien ne semble y faire, ma vue est toujours aussi basse…

-       Je suis désolée pour vous, monsieur, la vue est un bien si précieux !

-       N’est-ce pas ? Enfin, ce n’est pas le sujet, pardonnez ces digressions qui n’entrent pas dans le cadre strict de mon travail d’humble fonctionnaire territorial…Vous disiez donc, madame ?

-       Que je ne suis pas morte !

-       Voilà qui est étrange, cette lettre affirme le contraire…

-       Il doit s’agir d’une erreur.

-                                                                                                                                                                                                                                  Oh, vous allez bien vite en besogne, madame, il faut produire des preuves pour affirmer une telle assertion…

-       Ecoutez, monsieur, si je suis là, devant vous, habillée de pied en cap, c’est que je n’ai pas été enterrée la semaine dernière, non ?

-       Je suis incapable de vous répondre par l’affirmative, il faut que j’en réfère à mon supérieur…

-       C’est tout de même extraordinaire que vous ne puissiez pas admettre que je suis toujours en vie…

-       Il ne suffit pas de l’affirmer pour que ce soit vrai, madame !

-       Allons donc, vous me prenez pour une folle ?

-       Je ne me permettrais pas de le suggérer, madame, mes compétences en neuropsychiatrie sont quasi inexistantes…Cependant, la situation n’est pas aussi simple que vous la décrivez…Bien sûr, un esprit étroitement rationaliste dirait que vous avez raison, puisque vous êtes ici devant moi, campée sur vos deux jambes et dotée de la parole comme tout être humain qui se respecte, mais je ne peux pas faire abstraction du contenu très précis de cette lettre à en-tête de la mairie, ce qui en fait un document quasiment officiel, pour ne pas dire indiscutable à mes yeux…

-       Ecoutez, je ne suis pas morte, voilà je n’ai rien d’autre à ajouter, alors j’exige d’être réinscrite immédiatement sur le registre de l’Etat civil…

-       Vous pensez qu’une telle démarche peut se régler en deux coups de cuiller à pot ?

-       En deux ou trois, peu importe le nombre, monsieur !

-       Cela exige, au préalable, quelques vérifications…

-       Mais puisque je suis en vie !

-       Dois-je vous croire les yeux fermés ?

-       Oh, monsieur, vous faites ce que bon vous semble de vos yeux, ça ne me regarde pas, la seule chose que je demande c’est que l’on me rende ma vie !

-       Quelqu’un vous l’a prise ?

-       Oui, cette lettre absurde…

-       Puis-je vous faire remarquer, madame, que cette lettre absurde, comme vous dites, est une lettre officielle qui a été écrite par un de mes collègues, sur ordre d’un supérieur jouissant de toutes ses facultés, alors vous comprendrez que cette missive n’a pas été rédigée à la légère, par pur ennui ou pour vous plonger dans des abîmes de perplexité…

-       Une erreur, qu’elle vienne du grenier ou de la cave, reste toujours une erreur…

-       Aucun employé municipal ne travaille dans une cave, ni même dans un grenier, la municipalité traite correctement ses agents !

-       Peu importe, jeune homme, je vous dis que je suis bien vivante. Si vous ne me croyez pas, je vous autorise à me pincer le bras…

-       Je ne ferai jamais une chose pareille, madame, du moins dans l’exercice de mes fonctions !

-       Alors, que compte-vous faire pour régulariser ma situation ?

-       Il faut que j’en réfère à mon supérieur, qui lui-même soumettra votre réclamation en trois exemplaires à monsieur le Maire en personne…

-       Vous ne pouvez pas rien faire plus rapidement ?

-       Cela ne relève pas de mes compétences, madame…

-       Alors, donnez-moi un formulaire de réclamation, s’il vous plaît.

 

L’homme ouvrir une armoire métallique, et prit sur une étagère trois feuilles imprimées de couleur bleue. Il referma méticuleusement les portes de l’armoire, revint vers Lisette G. en arborant sur son visage un peu grêlé une impassibilité de mauvais aloi.

-       Voici, madame. Vous devez nos rapporter ces formulaires remplis par vos soins le plus tôt possible…

-       Et quel sera le délai pour obtenir satisfaction ?

-       Impossible de vous donner une date exacte, les fêtes de Noël approchent, et monsieur le Maire a d’autres chats à fouetter que votre réclamation, fut-elle justifiée…

-       Ah oui ?

-       Notre édile s’occupe en ce moment des décorations de Noël dans les rues, et cela pose une multitude de problèmes techniques qu’il doit résoudre avec les services de la voirie, alors vous comprendrez, madame, que votre problème de faux décès n’est pas actuellement la priorité du premier magistrat de notre ville.

-       Bien, monsieur, je vous rapporterai ma demande de réintégration sur le registre de l’Etat civil dès demain, soyez-en sûr !

-       Au revoir, madame…

 

Lisette G. sortit du bureau d’un pas décidé, et regagna, toujours par l’escalier, le rez-de-chaussée. C’était la même employée qui se trouvait à l’accueil. Elle sourit à la vieille dame en la voyant.

-       Tout va comme vous le souhaitez, madame ?

-       D’après vous, mademoiselle, je suis morte ou vivante ?

-       A première vue, je dirais que vous êtes vivante, mais…

-       Mais quoi ?

-       Je peux me tromper, bien sûr, il faudrait que je me penche plus attentivement sur le problème, à tête reposée, en quelque sorte, mais pardonnez-moi je suis un peu surchargée de travail aujourd’hui…

-       Ce n’est pas grave, je vous remercie, mademoiselle…

-       Je suis à votre service, madame, n’hésitez pas à me poser d’autres question si vous le désirez…

-       Non, ce sera tout pour aujourd’hui…Bonne journée !

-       A vous de même, madame.

 

Lisette G. se retrouva sur le trottoir. Un peu désorientée par ce qui venait de se passer, elle décida de traverser la rue, souhaitant acheter à l’épicerie qui se trouvait en face de la mairie quelques légumes pour agrémenter son repas de midi. Distraite, elle négligea de regarder à sa droite, à sa gauche. Elle s’élança sur la chaussée. Un autobus surgit, tenta de freiner en urgence, dans un long crissement de pneus, mais le chauffeur ne put éviter la vieille dame. Le choc fut d’une extrême violence. Lisette G., heurtée de plein fouet, se retrouva projetée à plusieurs mètres, et mourut sur le coup. Aussitôt, des cris de passants se firent entendre et un attroupement se forma très vite. Quelqu’un appela les premiers secours avec son téléphone portable. Les pompiers arrivèrent assez vite sur le lieu de l’accident, suivis peu de temps après par une ambulance et une voiture de police. Alerté par le bruit, l’employé de l’Etat civil, au premier étage de la mairie, colla son front contre la fenêtre de son bureau, et contempla le corps inerte de la vieille dame qui gisait sur le macadam. Puis il s’écarta de la fenêtre en murmurant : « La lettre avait raison, Madame Lisette G. est bien morte ! »

 

©François Teyssandier

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François Teyssandier

Recherche Eliette Vialle,

mai-juin 2018

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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