JANVIER-FÉVRIER 2018

 

 

 

 

CIEL VERT

 

par François Teyssandier

 

 

 

Le passant, chauve et ventru, s’essoufflait à remonter la rue. Il cherchait à rejoindre le chantier de la nouvelle ligne de tramway qui longeait un boulevard, et qui n’était pas encore achevé. Une fois sur place, il contempla la coulée de gazon frais qui dissimulait à peine les rails. Il eut soudain envie de s’étendre sur l’herbe rase, et d’admirer le ciel sans nuages qui lui semblait d’un vert trop acide pour être naturel. Mais une vieille femme, engoncée dans un manteau qui lui tombait aux pieds, voulut l’en empêcher. « Faites attention au tram ! » s’écria-t-elle d’une voix revêche. « Aucun danger, répliqua-t-il, il ne roule pas encore ! » « Qu’est-ce que vous en savez ? » répondit-elle en lui faisant un pied de nez qu’il jugea grotesque. « De toute façon, c’est une belle journée pour mourir, non ? » se força-t-il à plaisanter. « Oh, moi, il y a longtemps que je suis morte ! » marmonna la vieille femme entre ses chicots jaunâtres. « Moi aussi, dit l’homme, et je m’en réjouis tout autant que vous ! » « Alors, on s’en fiche comme de l’an quarante du tramway, n’est-ce pas ? » s’exclama la vieille femme en lui tirant la langue. « Et de tout le reste aussi ! » ajouta-t-il d’une voix placide. « Bien sûr, que nous importe l’agitation et la tristesse des gens ! » approuva-t-elle d’un ton ironique. « Si vous le souhaitez, donnez-moi le bras, je vais vous aider à traverser les rails », proposa-t-il galamment. « Couchez-vous plutôt sur le gazon, et laissez-moi vivre en paix ! » grommela-t-elle soudain, comme s’il lui avait fait une proposition inconvenante. « Comme il vous plaira, passez alors votre chemin ! » dit-il en s’allongeant voluptueusement sur la coulée d’herbe fraîche. La vieille femme fit mine de s’éloigner. Mais elle revint sur ses pas, en claudiquant sur ses jambes grêles. « Vous savez ce que je déteste le plus au monde ? » demanda-t-elle. « Non ! » balbutia-t-il, pris au dépourvu. « Les fientes de pigeon ! dit-elle dans un souffle rauque. Il y en a partout dans mon appartement, sur les tapis, les rideaux, les napperons en dentelle, et même sur les lustres et les meubles ! » « Vous n’avez qu’à fermer vos fenêtres ! » répondit-il. « Il y a belle lurette que je n’en ai plus, le vent les a toutes emportées ! » dit-elle. « Le monde est devenu un véritable cloaque ! » s’écria-t-il en levant les yeux vers le ciel qui verdissait de plus en plus. « Un vrai dépôt d’ordures, à ne pas mettre le nez dehors ! » ajouta la vieille femme d’un ton amer en grinçant des dents, comme si elle se sentait à la fois victime et responsable de l’état insalubre de la planète.

Mais le passant n’eut pas le loisir d’approuver sa remarque. Un tramway, surgi d’on ne sait où, lancé à pleine vitesse et sans faire le moindre bruit, lui passa brusquement sur le corps. « Je vous avais bien dit de faire attention ! jubila la vieille femme édentée, en éclatant d’un rire strident. Puis, d’un geste théâtral, elle déploya son manteau et s’envola au-dessus des immeubles. Le ciel vira au noir. Des éclairs électriques jaillirent des rails. Le sol s’ouvrit en deux. La ville n’existait plus.

 

©François Teyssandier

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François Teyssandier

Recherche Eliette Vialle,

mars-avril 2018

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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