Le
passant, chauve et ventru, s’essoufflait à remonter la rue. Il cherchait à
rejoindre le chantier de la nouvelle ligne de tramway qui longeait un
boulevard, et qui n’était pas encore achevé. Une fois sur place, il
contempla la coulée de gazon frais qui dissimulait à peine les rails. Il
eut soudain envie de s’étendre sur l’herbe rase, et d’admirer le ciel sans
nuages qui lui semblait d’un vert trop acide pour être naturel. Mais une
vieille femme, engoncée dans un manteau qui lui tombait aux pieds, voulut
l’en empêcher. « Faites attention au tram ! » s’écria-t-elle
d’une voix revêche. « Aucun danger, répliqua-t-il, il ne roule pas
encore ! » « Qu’est-ce que vous en savez ? »
répondit-elle en lui faisant un pied de nez qu’il jugea grotesque.
« De toute façon, c’est une belle journée pour mourir,
non ? » se força-t-il à plaisanter. « Oh, moi, il y a
longtemps que je suis morte ! » marmonna la vieille femme entre
ses chicots jaunâtres. « Moi aussi, dit l’homme, et je m’en réjouis
tout autant que vous ! » « Alors, on s’en fiche comme de
l’an quarante du tramway, n’est-ce pas ? » s’exclama la vieille
femme en lui tirant la langue. « Et de tout le reste
aussi ! » ajouta-t-il d’une voix
placide. « Bien sûr, que nous importe l’agitation et la tristesse des
gens ! » approuva-t-elle d’un ton ironique. « Si vous le
souhaitez, donnez-moi le bras, je vais vous aider à traverser les
rails », proposa-t-il galamment. « Couchez-vous plutôt sur le gazon, et laissez-moi vivre
en paix ! » grommela-t-elle soudain, comme s’il lui avait fait
une proposition inconvenante. « Comme il vous plaira, passez alors votre
chemin ! » dit-il en s’allongeant voluptueusement sur la coulée
d’herbe fraîche. La vieille femme fit mine de s’éloigner. Mais elle revint
sur ses pas, en claudiquant sur ses jambes grêles. « Vous savez ce que
je déteste le plus au monde ? » demanda-t-elle.
« Non ! » balbutia-t-il, pris au dépourvu. « Les
fientes de pigeon ! dit-elle dans un souffle rauque. Il y en a
partout dans mon appartement, sur les tapis, les rideaux, les napperons en dentelle,
et même sur les lustres et les meubles ! » « Vous n’avez
qu’à fermer vos fenêtres ! » répondit-il. « Il y a belle
lurette que je n’en ai plus, le vent les a toutes emportées ! »
dit-elle. « Le monde est devenu un véritable cloaque ! »
s’écria-t-il en levant les yeux vers le ciel qui verdissait de plus en
plus. « Un vrai dépôt d’ordures, à ne pas mettre le nez
dehors ! » ajouta la vieille femme d’un ton amer en grinçant des
dents, comme si elle se sentait à la fois victime et responsable de l’état
insalubre de la planète.
Mais
le passant n’eut pas le loisir d’approuver sa remarque. Un tramway, surgi
d’on ne sait où, lancé à pleine vitesse et sans faire le moindre bruit, lui
passa brusquement sur le corps. « Je vous avais bien dit de faire
attention ! jubila la vieille femme édentée, en éclatant d’un rire
strident. Puis, d’un geste théâtral, elle déploya son manteau et s’envola
au-dessus des immeubles. Le ciel vira au noir. Des éclairs électriques
jaillirent des rails. Le sol s’ouvrit en deux. La ville n’existait plus.
©François Teyssandier
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