Janvier-Février 2019

 

 

 

 

Un appel

 

par Anne-Marie Teysseire

 

 

Un appel ?… un cri d’oiseau ?

Cela reste en suspension un instant puis disparaît.

Épaisseur sonore discordante, entêtante d’élytres, ailes, pattes invisibles…. Incandescence de l’après-midi.

Autour du chemin blanc au-dessus duquel l’air tremble. Dans les près, sur les rochers, dans les branches des pins immobiles…

Les arbres, les prés, les pierres font silence, seuls les insectes surexcités suivent la partition de l’incendie.

Sonorisant en houles de grésillements irrégulières mais incessantes, les braises tombées du ciel. L’après-midi est assommé de chaleur.

L’appel encore : « Hé ! ». C’est une voix.

Un moteur mêle une basse lointaine aux stridences des élytres. Sans doute une voiture là-bas, sur la route du col de Besses également brûlé de soleil.

La vallée garde tous ses bruits, les emmagasine, les noie dans sa propre torpeur.

On dirait, à présent, qu’on crie un nom…puis encore : « Hé ! »

Quelqu’un s’aventure donc sous le ciel de plomb et parcourt les ruelles puisqu’on entend la voix maintenant, quelque part sur la place, puis près des jardins…

Un chien aboie brièvement dans une ferme. Un autre lui répond deux tons plus bas comme le font les bêtes âgées, malades.

Puis les insectes reviennent sur le devant de la scène. L’après-midi leur appartient. Jusqu’au soir, des millions de vies minuscules, crissantes, prennent le pas sur le bétail et les humains terrés et silencieux.

Seule cette voix qu’on entend à nouveau et qui déchire l’engourdissement général. Cet appel incongru, malvenu, qu’on espère fugitif.

D’ailleurs, il semble venir cette fois d’après le cimetière. Après encore, ce sont les bois. Qui l’étoufferont, le perdront dans les taillis secs et dans les branches.

Un « hé oh ! » assourdi atteint le village. Un autre beaucoup plus lointain encore, venu d’une hauteur dirait-on... puis ce nom qui revient. Mais si ténu à cause de la distance qu’on le comprend à peine.

Enfin pendant de longues minutes, plus rien.

L’homme et son cri ont disparu. Absorbés par le versant opposé de la colline, enfuis…

Est-ce la paix retrouvée ou la chaleur qui s’amplifie : les crécelles invisibles semblent prises de fureur… peut-être y aura-t-il un orage ?

Le village un instant à demi réveillé, s’accoutume à cette nouvelle densité du fond sonore.

La chaleur retrouve tout son empire, même dans les coins d’ombre, même à l’intérieur des maisons aux murs épais où quelques mouches passent en zonzonnant, se cognent aux volets clos dans l’espoir de rejoindre l’autre symphonie dehors qui célèbre le triomphe de leur espèce.

Le sommeil est le seul possible dans cet accablement. Du moins, l’immobilité absolue. Devenir bête affalée, souche, rocher…murs entre lesquels une illusion de fraîcheur est enclose.

Soudain, le cri encore…ce nom. Trois fois. Chaque fois plus proche comme si l’homme revenait porter sa plainte dans les ruelles, sous les volets clos.

Un appel sur la place. Très fort, presque péremptoire. Puis le silence.

Enfin un « Hé oh ! » moins distinct.

La voix s’éloigne, descend vers la rivière…

Vers la Seuge dont on plaint le maigre flux obstiné à serpenter entre ses rives sèches qui s’éloignent chaque jour un peu plus.

Brusquement, comme surgi de la rivière dont on avait fugitivement composé l’image : le vent se lève.

D’ailleurs est-ce le vent ? Est-ce de l’eau dans les peupliers du bord, là-bas, qui s’agitent ?

Il faut tendre l’oreille… si, un souffle léger enfin, qui poussera les premiers nuages au-dessus du village, chassera les appels importuns qui troublent l’apathie obligée, vitale.

Un gros bourdon passe en vrombissant. Impérieux, pressé. Puis rend sa place au bruissement de fond que le vent entraîne, ramène, le mêlant aux feuilles de pluie qui s’agitent très haut dans les peupliers.

C’est le vent et ses promesses qui requièrent toute l’attention, à présent. On le suit dans les bois, dans les arbres de la place, dans les ruelles, de peur qu’il ne s’échappe sur une autre colline.

Emportés de l’autre côté de la vallée, encore un cri, encore ce nom…

Celui qui crie descend à travers un champ d’herbes hautes.

Son trajet, creuse une saignée rectiligne en direction de la rivière. Il appelle encore.

La femme, cheveux blancs dans l’herbe jaune n’entend plus. Son corps dessine une étoile sombre dans le pré du bord de l’eau.

Le vent, soulevant les feuilles, ramène une rengaine d’autoradio. La chasse. À présent, on ne perçoit plus que le bruit du moteur qui décroît.

L’homme avance toujours.

Dans le ciel, la trace cotonneuse d’un avion s’effiloche. Le petit astre d’acier, irradié de lumière, s’en va plein Ouest.

Tête levée, l’homme le suit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la colline.

L’homme n’appelle plus, il se repose un instant, la tête sur ses genoux qui tremblent un peu. Son souffle épuisé se mêle au souffle long et doux des peupliers, au premier chant du grillon mélancolique qui annonce le soir et l’apaisement de la fournaise.

À deux pas, le grillon, tapi sous la main inerte de la femme que dissimule les hautes herbes, reprend sa chanson un instant interrompue. Toujours sur le même rythme, insensible à la fébrilité générale.

La lumière qui filtre à travers les volets se voile soudain, et c’est comme un espoir de délivrance. Les nuages s’amoncellent. Leurs ombres recouvrent les toits surchauffés.

L’orage viendra donc avec le soir, on le croit ! Déjà il semble que l’on entend moins les insectes. C’en est bientôt fini de leur conquête…

Quand le ciel crèvera en trombes, l’heure sera aux humains, à leurs bêtes, à leurs champs assoiffés…

L’homme s’est tu. Sans doute a-t-il trouvé celle qu’il cherchait. Peu importe. L’homme qui crie et sa disparue font partie de l’accablant, du bourdonnement insupportable, du présent désespérant qu’on veut oublier.

Que représente sa misérable quête face à l’imminence de ce qu’on espère depuis si longtemps et d’où la vie reprendra source ?

On guette les variations de la lumière, des pesanteurs de l’air.

Ah ! voilà- très loin encore - les premiers grondements. Oui, on reconnaît bien le tonnerre, comme une promesse derrière la nuée compacte et bruissante. Le village est tendu tout entier vers cette perception ténue…

Ne sente-t-on pas maintenant comme une moiteur ? sans doute les terres du côté de Gilhoc ou d’Ardoix ont-elles déjà reçu les premières pluies… on serre les paupières sur des images de blés couchés par les averses, de torrents soudains noyant les chemins, de…

Des pas précipités sur la place, près du taxiphone…

Encore cet importun et son angoisse qui viennent interférer dans la concentration de toute la vallée. Qu’ils aillent au diable ! …

On entend des bribes de phrases hachées comme par des sanglots. Peut-être appelle-t-il les secours ? … trop fort, en tout cas, alors qu’on est totalement absorbé par les éclairs qui zèbrent l’air encore sec. On compte après chaque embrasement des persiennes : six kilomètres, cinq …ça se rapproche…

Pourvu que le vent ne tourne pas et que la pluie n’aille pas se dissoudre du côté de la vallée du Rhône comme hier…

Non, il devient tourmenté : on l’entend qui siffle sous les tuiles, qui claque avec fracas le portail du square.

On voit au travers des fentes des volets, les ombres furieuses des branches rabattues en tous sens et le ciel noir de promesses.

La sirène des secours d’urgence ne couvre pas, heureusement, le craquement phénoménal du premier vrai tonnerre au-dessus d'ici...

La pluie, enfin, tombe en rafales drues et désordonnées.

Enfin…

 

© Anne-Marie Teysseire

 

 


Anne-Marie Teysseire

recherche Eliette Vialle,

janvier-février 2019

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer