Un appel ?…
un cri d’oiseau ?
Cela reste en suspension
un instant puis disparaît.
Épaisseur sonore
discordante, entêtante d’élytres, ailes, pattes invisibles…. Incandescence
de l’après-midi.
Autour du chemin
blanc au-dessus duquel l’air tremble. Dans les près, sur les rochers, dans
les branches des pins immobiles…
Les arbres, les
prés, les pierres font silence, seuls les insectes surexcités suivent la
partition de l’incendie.
Sonorisant en
houles de grésillements irrégulières mais incessantes, les braises tombées
du ciel. L’après-midi est assommé de chaleur.
L’appel
encore : « Hé ! ». C’est une voix.
Un moteur mêle
une basse lointaine aux stridences des élytres. Sans doute une voiture
là-bas, sur la route du col de Besses également brûlé de soleil.
La vallée garde
tous ses bruits, les emmagasine, les noie dans sa propre torpeur.
On dirait, à
présent, qu’on crie un nom…puis encore : « Hé ! »
Quelqu’un
s’aventure donc sous le ciel de plomb et parcourt les ruelles puisqu’on
entend la voix maintenant, quelque part sur la place, puis près des
jardins…
Un chien aboie
brièvement dans une ferme. Un autre lui répond deux tons plus bas comme le
font les bêtes âgées, malades.
Puis les insectes
reviennent sur le devant de la scène. L’après-midi leur appartient.
Jusqu’au soir, des millions de vies minuscules, crissantes, prennent le pas
sur le bétail et les humains terrés et silencieux.
Seule cette voix
qu’on entend à nouveau et qui déchire l’engourdissement général. Cet appel
incongru, malvenu, qu’on espère fugitif.
D’ailleurs, il
semble venir cette fois d’après le cimetière. Après encore, ce sont les
bois. Qui l’étoufferont, le perdront dans les taillis secs et dans les
branches.
Un « hé
oh ! » assourdi atteint le village. Un autre beaucoup plus
lointain encore, venu d’une hauteur dirait-on... puis ce nom qui revient.
Mais si ténu à cause de la distance qu’on le comprend à peine.
Enfin pendant de
longues minutes, plus rien.
L’homme et son
cri ont disparu. Absorbés par le versant opposé de la colline, enfuis…
Est-ce la paix retrouvée
ou la chaleur qui s’amplifie : les crécelles invisibles semblent prises de
fureur… peut-être y aura-t-il un orage ?
Le village un
instant à demi réveillé, s’accoutume à cette nouvelle densité du fond
sonore.
La chaleur
retrouve tout son empire, même dans les coins d’ombre, même à l’intérieur
des maisons aux murs épais où quelques mouches passent en zonzonnant, se
cognent aux volets clos dans l’espoir de rejoindre l’autre symphonie dehors
qui célèbre le triomphe de leur espèce.
Le sommeil est le
seul possible dans cet accablement. Du moins, l’immobilité absolue. Devenir
bête affalée, souche, rocher…murs entre lesquels une illusion de fraîcheur
est enclose.
Soudain, le cri
encore…ce nom. Trois fois. Chaque fois plus proche comme si l’homme
revenait porter sa plainte dans les ruelles, sous les volets clos.
Un appel sur la
place. Très fort, presque péremptoire. Puis le silence.
Enfin un
« Hé oh ! » moins distinct.
La voix
s’éloigne, descend vers la rivière…
Vers la Seuge
dont on plaint le maigre flux obstiné à serpenter entre ses rives sèches
qui s’éloignent chaque jour un peu plus.
Brusquement,
comme surgi de la rivière dont on avait fugitivement composé l’image : le
vent se lève.
D’ailleurs est-ce
le vent ? Est-ce de l’eau dans les peupliers du bord, là-bas, qui
s’agitent ?
Il faut tendre
l’oreille… si, un souffle léger enfin, qui poussera les premiers nuages
au-dessus du village, chassera les appels importuns qui troublent l’apathie
obligée, vitale.
Un gros bourdon
passe en vrombissant. Impérieux, pressé. Puis rend sa place au bruissement
de fond que le vent entraîne, ramène, le mêlant aux feuilles de pluie qui
s’agitent très haut dans les peupliers.
C’est le vent et
ses promesses qui requièrent toute l’attention, à présent. On le suit dans
les bois, dans les arbres de la place, dans les ruelles, de peur qu’il ne
s’échappe sur une autre colline.
Emportés de
l’autre côté de la vallée, encore un cri, encore ce nom…
Celui qui
crie descend à travers un champ d’herbes hautes.
Son
trajet, creuse une saignée rectiligne en direction de la rivière. Il
appelle encore.
La femme,
cheveux blancs dans l’herbe jaune n’entend plus. Son corps dessine une
étoile sombre dans le pré du bord de l’eau.
Le vent,
soulevant les feuilles, ramène une rengaine d’autoradio. La chasse. À
présent, on ne perçoit plus que le bruit du moteur qui décroît.
L’homme
avance toujours.
Dans le
ciel, la trace cotonneuse d’un avion s’effiloche. Le petit astre d’acier,
irradié de lumière, s’en va plein Ouest.
Tête
levée, l’homme le suit des yeux jusqu’à ce qu’il disparaisse derrière la
colline.
L’homme
n’appelle plus, il se repose un instant, la tête sur ses genoux qui
tremblent un peu. Son souffle épuisé se mêle au souffle long et doux des
peupliers, au premier chant du grillon mélancolique qui annonce le soir et
l’apaisement de la fournaise.
À deux
pas, le grillon, tapi sous la main inerte de la femme que dissimule les
hautes herbes, reprend sa chanson un instant interrompue. Toujours sur le
même rythme, insensible à la fébrilité générale.
La lumière qui
filtre à travers les volets se voile soudain, et c’est comme un espoir de
délivrance. Les nuages s’amoncellent. Leurs ombres recouvrent les toits
surchauffés.
L’orage viendra
donc avec le soir, on le croit ! Déjà il semble que l’on entend moins les insectes.
C’en est bientôt fini de leur conquête…
Quand le ciel
crèvera en trombes, l’heure sera aux humains, à leurs bêtes, à leurs champs
assoiffés…
L’homme s’est tu.
Sans doute a-t-il trouvé celle qu’il cherchait. Peu importe. L’homme qui crie
et sa disparue font partie de l’accablant, du bourdonnement insupportable,
du présent désespérant qu’on veut oublier.
Que représente sa
misérable quête face à l’imminence de ce qu’on espère depuis si longtemps
et d’où la vie reprendra source ?
On guette les
variations de la lumière, des pesanteurs de l’air.
Ah ! voilà-
très loin encore - les premiers grondements. Oui, on reconnaît bien le
tonnerre, comme une promesse derrière la nuée compacte et bruissante. Le
village est tendu tout entier vers cette perception ténue…
Ne sente-t-on pas
maintenant comme une moiteur ? sans doute les terres du côté de Gilhoc
ou d’Ardoix ont-elles déjà reçu les premières pluies… on serre les
paupières sur des images de blés couchés par les averses, de torrents
soudains noyant les chemins, de…
Des pas
précipités sur la place, près du taxiphone…
Encore cet
importun et son angoisse qui viennent interférer dans la concentration de
toute la vallée. Qu’ils aillent au diable ! …
On entend des
bribes de phrases hachées comme par des sanglots. Peut-être appelle-t-il
les secours ? … trop fort, en tout cas, alors qu’on est totalement absorbé
par les éclairs qui zèbrent l’air encore sec. On compte après chaque
embrasement des persiennes : six kilomètres, cinq …ça se rapproche…
Pourvu que le
vent ne tourne pas et que la pluie n’aille pas se dissoudre du côté de la
vallée du Rhône comme hier…
Non, il devient
tourmenté : on l’entend qui siffle sous les tuiles, qui claque avec
fracas le portail du square.
On voit au
travers des fentes des volets, les ombres furieuses des branches rabattues
en tous sens et le ciel noir de promesses.
La sirène des
secours d’urgence ne couvre pas, heureusement, le craquement phénoménal du
premier vrai tonnerre au-dessus d'ici...
La pluie, enfin,
tombe en rafales drues et désordonnées.
Enfin…
© Anne-Marie Teysseire
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