Une main écarte un pan de rideau, une
main longue, fine, nervurée de veines bleues à peine visibles sous la peau
diaphane, ponctuée d’ongles carmin, légèrement ovales. Le rideau est beige
rosé, chaud et velouté comme la main qui le tient. La vie apparaît derrière
la vitre glacée de givre matinal, ombrée de nuit, cerclée de murs. La main
erre doucement dans une chevelure obscure, puis éteint un bâillement.
Doucement, la vie prend vie. Chocs des tasses, arôme du café, craquement
des biscottes, pluie de la douche ; la main s’affaire.
La rue est belle, car elle vit, elle
bruit et fracasse. La rue est belle car elle est riche et généreuse, elle
déverse hommes et machines, les mêle, les broie ensemble. Quelquefois, la
rue c’est la mort. Le soir, la vie s’estompe ; elle efface les gens,
les chiens et les chats. La rue devient silence. Alors, la main saisit la
poignée de la porte, la tourne, puis se cache au fond d’une poche. La main
tâte l’étoffe molle, se referme sur un minuscule objet rectangulaire et
noir. C’est l’œil de la main, tout rond, jovial et indiscret. La main aime
cet œil qui lui révèle le contour des choses, leurs pensées secrètes en les
déformant, en recréant leurs réalités insaisissables.
Au numéro 10 de l’impasse, il y a une
maison basse, au fond d’un jardin sauvage. On l’aperçoit l’hiver à travers
les entrelacs des branches noueuses et nues. Cette maison est morte. Morte
il y a longtemps de cela, elle s’est ratatinée, s’est enfouie dans la
végétation pour disparaître paisiblement.
La main pousse le portail : tout
est silence, suspension. La main et l’œil l’ont souvent épiée cette
maison ; l’ont violée de face, de profil, et l’ont culbutée dans des
images blanches et noires qui ont remporté un premier prix, un soir sous
les néons durs de la galerie et les crépitements des flashes, autres yeux
avides et jaloux.
Maintenant, la main pousse la porte
d’entrée et l’entrouvre. Un faible halo jaune provient de l’angle d’un mur,
et peu à peu, des masses sombres surgissent du néant : un canapé
s’allonge contre un mur, un tabouret se colle à lui, puis s’épanouit une
table blanche et ronde comme une fleur de nénuphar.
Et, lentement, les instruments d’une
messe sublime apparaissent : verres réfléchissant des éclairs furtifs
et dansants, bouteilles carminées soulignées par les lueurs d’un doux
clair-obscur, coupes brillantes des feux de leurs entailles diamantées,
d’où jaillit une opulence de fruits colorés qui dégringolent autour d’elles
en masses mousseuses ponctuées d’éclats de lumière.
Mais, voilà ; un corps est
allongé sur le canapé, un corps lisse et potelé. La main caresse doucement
un pied cambré et brun, enserre le mollet dur où se forme un creux entre
les muscles raidis, les genoux s’entrouvrent, et la main glisse sur la peau
qui luit, ointe d’huile, et, dont la viscosité accroche sur le duvet clair
une lumineuse ligne qui trace un sillon limpide, appuyant les contours, les
soulignant ; gravure à l’eau forte, pour le plaisir de l’œil.
L’œil caresse légèrement la peau, la
fait frémir au passage, saisit dans un frisson sa délicatesse soyeuse, sa
lumineuse tiédeur ; et même, suscite l’exhalaison lourde d’un parfum
passé, mêlé à l’aigreur moite du corps.
L’œil s’enfonce, tout à coup, dans
cette chaleur ; s’alanguit, se ternit aux passages de suintements
opaques ; puis, la fleur de chair pourpre le happe et l’engloutit
doucement. Et la main fouille, fouille l’humidité sauvage et douce comme un
rivage trop échauffé par une journée de soleil.
Silence.
Nuit.
La lumière vacille, le corps ondule
et râle, se tord et hurle ; se détend.
Silence.
Nuit.
L’atmosphère de la pièce s’est
épaissie, la lumière parait glauque, l’âme s’enchevêtre dans les entrelacs
des remords.
L’œil indiscret et bavard raconte
mille images depuis des années de visites nocturnes, chaotiquement mêlées
en un film étrange, pervers et chargé d’une poésie suave et amère.
L’œil paupière de celluloïd noir,
derrière elle, enregistre sur la pellicule de chlorure d’argent, les gestes
essentiels, les gestes intimes à clos son unique,
les gestes superflus de ce qui compose la vie quotidienne. Toujours à
l’affût, pointé par une main experte, caché dans un enfoncement caché,
invisible dans sa noirâtre cavité, l’œil luit, gobe la vie, la saisit, la
croque, et la restitue, goulu, aveugle, muet et sourd. L’œil : c’est
la vie ; l’œil ; c’est le jour qui luit, l’œil : c’est la
nuit qui, éternellement reflète les pleins et les déliés, les replis obscurs
et incandescents du vice ; l’œil : c’est l’âme humaine immuable,
inchangée ; l’œil fixe à jamais, en noir originel de l’homme en un
vertige implacable et clinique et blanc, sur sa pellicule le péché
Soudain, la main quitte l’œil qui
pendouille à un fil, et, qui, cependant, enregistre, fidèle. Dans la douce
luminosité, un cou doré est offert, il est long comme un vase, et
légèrement cambré ; l’œil en suit vaguement le contour délicat, la
main mal éclairée s’en approche et le caresse. La main est à nouveau en
pleine lumière, elle est si fine mais si puissante, ses veines saillent
dans l’effort. Puis, l’œil, secoué, ne saisit que des fragments de vie,
parcelles insensées, que les soubresauts imposés par les corps qui se
débattent lui permettent d’engloutir.
Corps sens dessus dessous,
superposés, agités, visions silencieuses et successives comme la gestuelle
d’un film muet. Puis tout se calme. Une dernière vision de l’œil dérangé
fait apparaître l’empreinte violacée de la main, obscurité incrustée sur la
peau pâle du cou. …
Un long moment, l’œil, sans
commandement, s’oublie en une vision fixe d’un bout de plancher. Puis, la
main le ressaisit et le pointe vers le plafond à peine éclairé : un
serpent sombre y pend, à demi replié sur lui-même. L’œil attrape l’image,
jusque-là, inconnue ; il la suit longuement à travers les spirales
tressées de la corde que la lumière sort, peu à peu, de son anonymat. Puis
une tension brutale secoue l’œil : la main s’ouvre largement et,
soudainement, s’immobilise laissant choir l’œil rond qui se fracasse au
sol.
Au numéro 10 de l’impasse, la maison
s’est affaissée un peu plus. Elle ressemble à un cercueil enseveli sous la
végétation de plus en plus exubérante et sombre : la vie nait de la
mort.
Au numéro 10 de l’impasse, la maison
morte est protégée par les ronces et les broussailles, la chape dense du
feuillage la tient à l’écart de la vie ordinaire. La maison est devenue
mausolée.
Au numéro 10 de l’impasse, un soir,
de gros globes lumineux clignotent rouges et blancs, une sirène
hurle : c’est la police qui profane le tombeau. Des ombres s’agitent,
bardées de bandes réfléchissantes. Des linceuls sombres sont emportés vers
les véhicules.
Au numéro 10 de l’impasse,
l’inspecteur Drut et ses policiers vérifient chaque objet qui traîne dans
la poussière que le temps a accumulée. L’œil est sous plastique, témoin
numéro 1, on attend beaucoup de lui.
Au numéro 10 de l’impasse,
l’inspecteur Drut et ses policiers, au vu de tous les éléments révélés par
la scène du crime, se demandent quel épisode orgiaque s’est déroulé là, il
y a longtemps. Seul l’œil pourra, peut-être, expliquer ces deux cadavres
féminins décomposés. L’œil est un instrument très perfectionné, un
instrument de Pro ; si ses délicates entrailles ne sont pas altérées
par le temps et le choc, l’œil pourrait parler en images, si la main le lui
a, autrefois, ordonné.
Quelque part en ville, dans un centre
de soins, quatre garnements sont sous observation. Ils sont tremblants et
hébétés. Ce jour, ils ont décidé de tenter l’aventure. Depuis quelques
semaines, dans leurs errantes vadrouilles, ils avaient repéré sous les
épaisses frondaisons, une maison enfouie, comme abandonnée. Armés de leurs
couteaux de scout, ils sont partis en expédition, et, taillant vaillamment
dans le rempart épineux, supportant les griffures, les lacérations des
ronces (car la végétation avait décidé de protéger la maison morte au
numéro 10 de l’impasse), ils ont créé une trouée et se sont faufilés les
uns après les autres, ils ont forcé la porte vermoulue. Ils ont entre huit
et douze ans, l’âge des découvertes. Celle-ci les laissera pour toujours
anéantis, malgré la cellule de crise mise en place, pour eux, par les
autorités.
Toute aventure porte en elle un
élément de destruction ; les révélations qui attendent l’inspecteur
Drut et ses policiers vont être très dures, mais eux sont des hommes
aguerris.
Au numéro 10 de l’impasse, cernée par
les rubans fluorescents rouges et jaunes mis en place par la police, comme
par la végétation autrefois, la maison morte reposera à nouveau en
paix.
©Éliette Vialle
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