JANVIER-FEVRIER 2020

 

 

 

 

L’œil et la main

 

nouvelle d’Éliette Vialle

 

 

Une main écarte un pan de rideau, une main longue, fine, nervurée de veines bleues à peine visibles sous la peau diaphane, ponctuée d’ongles carmin, légèrement ovales. Le rideau est beige rosé, chaud et velouté comme la main qui le tient. La vie apparaît derrière la vitre glacée de givre matinal, ombrée de nuit, cerclée de murs. La main erre doucement dans une chevelure obscure, puis éteint un bâillement. Doucement, la vie prend vie. Chocs des tasses, arôme du café, craquement des biscottes, pluie de la douche ; la main s’affaire.

La rue est belle, car elle vit, elle bruit et fracasse. La rue est belle car elle est riche et généreuse, elle déverse hommes et machines, les mêle, les broie ensemble. Quelquefois, la rue c’est la mort. Le soir, la vie s’estompe ; elle efface les gens, les chiens et les chats. La rue devient silence. Alors, la main saisit la poignée de la porte, la tourne, puis se cache au fond d’une poche. La main tâte l’étoffe molle, se referme sur un minuscule objet rectangulaire et noir. C’est l’œil de la main, tout rond, jovial et indiscret. La main aime cet œil qui lui révèle le contour des choses, leurs pensées secrètes en les déformant, en recréant leurs réalités insaisissables.

Au numéro 10 de l’impasse, il y a une maison basse, au fond d’un jardin sauvage. On l’aperçoit l’hiver à travers les entrelacs des branches noueuses et nues. Cette maison est morte. Morte il y a longtemps de cela, elle s’est ratatinée, s’est enfouie dans la végétation pour disparaître paisiblement.

La main pousse le portail : tout est silence, suspension. La main et l’œil l’ont souvent épiée cette maison ; l’ont violée de face, de profil, et l’ont culbutée dans des images blanches et noires qui ont remporté un premier prix, un soir sous les néons durs de la galerie et les crépitements des flashes, autres yeux avides et jaloux.

Maintenant, la main pousse la porte d’entrée et l’entrouvre. Un faible halo jaune provient de l’angle d’un mur, et peu à peu, des masses sombres surgissent du néant : un canapé s’allonge contre un mur, un tabouret se colle à lui, puis s’épanouit une table blanche et ronde comme une fleur de nénuphar.

Et, lentement, les instruments d’une messe sublime apparaissent : verres réfléchissant des éclairs furtifs et dansants, bouteilles carminées soulignées par les lueurs d’un doux clair-obscur, coupes brillantes des feux de leurs entailles diamantées, d’où jaillit une opulence de fruits colorés qui dégringolent autour d’elles en masses mousseuses ponctuées d’éclats de lumière.

Mais, voilà ; un corps est allongé sur le canapé, un corps lisse et potelé. La main caresse doucement un pied cambré et brun, enserre le mollet dur où se forme un creux entre les muscles raidis, les genoux s’entrouvrent, et la main glisse sur la peau qui luit, ointe d’huile, et, dont la viscosité accroche sur le duvet clair une lumineuse ligne qui trace un sillon limpide, appuyant les contours, les soulignant ; gravure à l’eau forte, pour le plaisir de l’œil.

L’œil caresse légèrement la peau, la fait frémir au passage, saisit dans un frisson sa délicatesse soyeuse, sa lumineuse tiédeur ; et même, suscite l’exhalaison lourde d’un parfum passé, mêlé à l’aigreur moite du corps.

L’œil s’enfonce, tout à coup, dans cette chaleur ; s’alanguit, se ternit aux passages de suintements opaques ; puis, la fleur de chair pourpre le happe et l’engloutit doucement. Et la main fouille, fouille l’humidité sauvage et douce comme un rivage trop échauffé par une journée de soleil.

Silence.

Nuit.

La lumière vacille, le corps ondule et râle, se tord et hurle ; se détend.

Silence.

Nuit.

L’atmosphère de la pièce s’est épaissie, la lumière parait glauque, l’âme s’enchevêtre dans les entrelacs des remords.      

L’œil indiscret et bavard raconte mille images depuis des années de visites nocturnes, chaotiquement mêlées en un film étrange, pervers et chargé d’une poésie suave et amère.

L’œil paupière de celluloïd noir, derrière elle, enregistre sur la pellicule de chlorure d’argent, les gestes essentiels, les gestes intimes à clos son unique, les gestes superflus de ce qui compose la vie quotidienne. Toujours à l’affût, pointé par une main experte, caché dans un enfoncement caché, invisible dans sa noirâtre cavité, l’œil luit, gobe la vie, la saisit, la croque, et la restitue, goulu, aveugle, muet et sourd. L’œil : c’est la vie ; l’œil ; c’est le jour qui luit, l’œil : c’est la nuit qui, éternellement reflète les pleins et les déliés, les replis obscurs et incandescents du vice ; l’œil : c’est l’âme humaine immuable, inchangée ; l’œil fixe à jamais, en noir originel de l’homme en un vertige implacable et clinique et blanc, sur sa pellicule le péché

Soudain, la main quitte l’œil qui pendouille à un fil, et, qui, cependant, enregistre, fidèle. Dans la douce luminosité, un cou doré est offert, il est long comme un vase, et légèrement cambré ; l’œil en suit vaguement le contour délicat, la main mal éclairée s’en approche et le caresse. La main est à nouveau en pleine lumière, elle est si fine mais si puissante, ses veines saillent dans l’effort. Puis, l’œil, secoué, ne saisit que des fragments de vie, parcelles insensées, que les soubresauts imposés par les corps qui se débattent lui permettent d’engloutir.

Corps sens dessus dessous, superposés, agités, visions silencieuses et successives comme la gestuelle d’un film muet. Puis tout se calme. Une dernière vision de l’œil dérangé fait apparaître l’empreinte violacée de la main, obscurité incrustée sur la peau pâle du cou. …

Un long moment, l’œil, sans commandement, s’oublie en une vision fixe d’un bout de plancher. Puis, la main le ressaisit et le pointe vers le plafond à peine éclairé : un serpent sombre y pend, à demi replié sur lui-même. L’œil attrape l’image, jusque-là, inconnue ; il la suit longuement à travers les spirales tressées de la corde que la lumière sort, peu à peu, de son anonymat. Puis une tension brutale secoue l’œil : la main s’ouvre largement et, soudainement, s’immobilise laissant choir l’œil rond qui se fracasse au sol.

Au numéro 10 de l’impasse, la maison s’est affaissée un peu plus. Elle ressemble à un cercueil enseveli sous la végétation de plus en plus exubérante et sombre : la vie nait de la mort.

Au numéro 10 de l’impasse, la maison morte est protégée par les ronces et les broussailles, la chape dense du feuillage la tient à l’écart de la vie ordinaire. La maison est devenue mausolée.

Au numéro 10 de l’impasse, un soir, de gros globes lumineux clignotent rouges et blancs, une sirène hurle : c’est la police qui profane le tombeau. Des ombres s’agitent, bardées de bandes réfléchissantes. Des linceuls sombres sont emportés vers les véhicules.

Au numéro 10 de l’impasse, l’inspecteur Drut et ses policiers vérifient chaque objet qui traîne dans la poussière que le temps a accumulée. L’œil est sous plastique, témoin numéro 1, on attend beaucoup de lui.

Au numéro 10 de l’impasse, l’inspecteur Drut et ses policiers, au vu de tous les éléments révélés par la scène du crime, se demandent quel épisode orgiaque s’est déroulé là, il y a longtemps. Seul l’œil pourra, peut-être, expliquer ces deux cadavres féminins décomposés. L’œil est un instrument très perfectionné, un instrument de Pro ; si ses délicates entrailles ne sont pas altérées par le temps et le choc, l’œil pourrait parler en images, si la main le lui a, autrefois, ordonné.

Quelque part en ville, dans un centre de soins, quatre garnements sont sous observation. Ils sont tremblants et hébétés. Ce jour, ils ont décidé de tenter l’aventure. Depuis quelques semaines, dans leurs errantes vadrouilles, ils avaient repéré sous les épaisses frondaisons, une maison enfouie, comme abandonnée. Armés de leurs couteaux de scout, ils sont partis en expédition, et, taillant vaillamment dans le rempart épineux, supportant les griffures, les lacérations des ronces (car la végétation avait décidé de protéger la maison morte au numéro 10 de l’impasse), ils ont créé une trouée et se sont faufilés les uns après les autres, ils ont forcé la porte vermoulue. Ils ont entre huit et douze ans, l’âge des découvertes. Celle-ci les laissera pour toujours anéantis, malgré la cellule de crise mise en place, pour eux, par les autorités.

Toute aventure porte en elle un élément de destruction ; les révélations qui attendent l’inspecteur Drut et ses policiers vont être très dures, mais eux sont des hommes aguerris.

Au numéro 10 de l’impasse, cernée par les rubans fluorescents rouges et jaunes mis en place par la police, comme par la végétation autrefois, la maison morte reposera à nouveau en paix.          

 

©Éliette Vialle

 

 



Éliette Vialle,

Janvier-février 2020

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

A visionner avec Internet Explorer