CHAPITRE 1
II est 13h30. La neige tombe en
légers et folâtres plumetis. Ils volètent, de-ci, de-là, négligeant le
bitume gris pour repartir vers leur source céleste d'un gris plus pâle. Le
visage des passants, blafard et triste sous l'auréole polychrome des
parapluies, reflète l'absolu néant des vies qui se décomposent, la lente
putréfaction des idéaux passés. Usure du temps, nivellement de l'esprit par
la vie de tous les jours, les idées grelottent et vivent chétivement.
Anne souffle le brouillard de ses
bronches, le regarde s'élever, voile impur, sur le ciel souillé. Le bus
arrive, renâclant comme un vieux cheval de trait, crache quelques globules
humains, en avale d'autres dans le grand reniflement de ses portes
automatiques, repart, clignant d'un œil, dans le flot soumis de la
circulation.
À l'intérieur, la chaleur rougit les
visages qui se détendent. La hiérarchie reprend ses droits avec le journal
qui se déploie, le cabas qui se retranche avec humilité sous la banquette,
le dossier qui s'entrouvre avec un bâillement heureux. Anne s'abrutit au
rythme cahotant des va-et-vient, arrêt-départ, feu rouge, reprise.
Le fleuve des automobiles se
rétrécit, la grisaille s'épaissit et la colline apparaît : morcelée comme
un puzzle simpliste et monochrome. D'un sursaut lourd la jeune femme secoue
sa tête brune. Elle est arrivée ! Elle descend les marches du bus, suit un
trottoir désert et s'immobilise un instant devant la haute masse de
l'hôpital. Puis c'est la routine angoissante : perron, entrée, accueil,
ascenseur, service ; partout un blanc lumineux et gênant après tout ce
gris. Pas feutrés, blouses blanches : un autre néant.
Il
est 14h. Blouse blanche, bureau, Service Diététique, premières
consultations, masque souriant de commande qui correspond pour Anne à une
étrange douleur sur le côté gauche avec un à-coup au cœur. La psychiatre
arrive à son tour, salue, décontractée. Peut-on l'être dans cet univers
d'aluminium malfaisant où la blancheur inquiète au lieu d'apaiser ?
Les
doigts noués, Anne se contracte une dernière fois derrière
le bureau, son refuge ultime. Ses jambes esquissent un repli
fœtal, sa nuque s'affaisse.
Hop, sursaut ! Tout commence.
- J'aimerais que vous voyiez, seule,
Mme Baïchek. Elle a été hospitalisée après votre dernière visite. C'est un
cas intéressant qui pourrait vous être fort utile pour votre thèse,
explique la psy en lui tendant une fiche.
Anne
se lève et prend la feuille de bristol. Son estomac opère un mouvement
oscillant qu'elle contrôle vite : heureusement, elle n'a pas déjeuné.
Devant la porte des consultations, la
phalange des obèses se déploie en formation dense, rempart croulant et
gélatineux qui obscurcit d'un coup le hall immaculé, souille le sol de
silhouettes grisâtres comme des taches d'humidité.
Anne
évoque les premiers chrétiens livrés à la vindicte populaire. Vite, il faut
traverser cette antichambre aux proportions tronquées par l'hydre à dix
têtes qui attend, qui 1'attend.
Personne
ne parle. Des yeux luisants suivent ses gestes, épient son visage. Elle
grimace un sourire qui se veut accueillant, réconfortant, mais qui
s'altère peu à peu. Elle a rejoint la porte de la salle de consultation,
elle la referme derrière elle et reprend son calme.
-
Quel cauchemar ! Quelle drôle d’impression ! Les visites, cet hôpital m'angoissent
de plus en plus. Suis-je vraiment faite pour ce métier ? Pourquoi faut-il
que mes patients m'effraient ? Je ne supporte plus ces ventres, ces fesses,
ces bajoues agressives, qui tressautent à chaque mouvement. Même la
nourriture finit par m'écœurer !
Elle secoue la tête et prend
connaissance de la fiche de Mme BaÏchëk :
" Originaire d'Afrique du Nord,
sans profession, en concubinage avec un homme qui la frappe, 120 kg,
frigide..."
Anne pose le dossier sur le
bureau et sort. Étroitement ceinturée dans sa blouse blanche, elle scrute
la masse silencieuse qui l'encercle. Elle cherche à deviner quelle part de
cette monstruosité gluante, elle introduira dans le cabinet. Une peur
diffuse obstrue sa gorge. Les yeux brillants la dévisagent, la jaugent. Ils
évoluent à des hauteurs différentes. Ceux-là semblent détailler le lobe de
son oreille droite comme on suppute la sensualité gourmande offerte par une
pâtisserie délicate.
Anne frissonne. Une douleur aiguë lui
traverse le bas du poumon, elle a rêvé cette pointe rose aperçue entre les
lèvres luisantes. Mais, là un sourire s'écarte sur des dents démentielles,
dentelées comme des scies bien entretenues, ici une narine palpite et hume
ne sait quel effluve...
- Encore un effort ! Ce ne sont que
de pauvres épaves humaines que je vais aider. Je suis leur salut ! Elles
sont plus affolées que moi, s'exhorte-t-elle tout bas. Puis, vite et haut,
elle appelle : Mme Baïchek, je vous prie !
Cette annonce provoque un
tressautement, un mouvement de houle, le mur gélatineux s'ouvre et vomit
une cellule identique à la cellule mère, mais plus petite. Un bruissement
joyeux accompagne cette étrange procréation. Et le monstre se reforme,
nouveau bloc immobile. Anne, engloutie un instant, réapparait, décoiffée.
Elle ouvre la porte, introduit sa patiente et referme.
- Asseyez-vous, je vous prie.
Un chuintement de skaï annonce
l'obéissance à sa requête. Plus tranquille Anne étudie la femme qui lui
fait face.
Des cheveux bruns bouclés
surmontent une baroque montagne de graisse, des bourrelets s'échelonnent le
long du corps comme des vessies pneumatiques, les pieds apparaissent
bizarrement minuscules, boursouflés dans des pantoufles savamment découpées
à leurs mesures. Le contraste qu'ils offrent avec l'ensemble leur donne un
aspect délicat, voire précieux ; de même les mains et les oreilles aux
lobes finement ourlés. Le visage disparaît sous les joues. Le nez lui aussi
semble avoir été nivelé. Deux yeux noirs et vifs sont les seuls vestiges
d'humanité auxquels on s'accroche.
CHAPITRE 2
La
cuisine située à l'ouest était envahie par la lumière crue de l'automne et
sur les murs blancs se détachaient les bocaux de verre contenant herbes et
aromates, pâtes et riz. Les fruits coloraient de taches vives la nappe à
carreaux.
Anne s'assit lourdement, la tête
bourdonnante, les jambes vides. La vue des pommes, leur odeur sûre
1'écoeuraient. Il fallait préparer le repas. Elle ouvrit le frigo : l'exhalaison
des fromages disposés sur un plateau lui chavirait l'estomac. Lentement,
elle sortit un poulet : cette chair jaune, fripée aux commissures des
membres, renflée par endroits, piquetée par les pustules blanchâtres des
bulbes, évoquait les tissus cellulaires mous et sans vie des «
êtres » qui avaient tressauté autour d'elle tout l’après-midi. Ces
masses croulantes et immondes, reflets d'un mal mystérieux et angoissant
qu'il lui appartenait de découvrir. Tout cela lui faisait peur.
Le four émit un léger craquement sous
l'action de la chaleur. Le poulet, enduit de graisse, fut couché dans un
plat rouge comme un malade sur son lit. La vision fut si nette qu'elle
retint un mouvement d'impatience et, presque avec rage, elle le déposa sur
la plaque et referma la porte.
Le couvert était mis sur des sets de
couleurs rutilantes, la salle de séjour haute et claire, gaie apportait un
réconfort chaleureux. Anne passait une main caressante sur les meubles,
le marbre froid et blanc de la cheminée. Elle se regarda dans le vieux
miroir au tain piqueté, pivota lentement pour examiner la courbure de ses
hanches. Elle se rapprocha, souleva sa jupe et pinça la peau en haut des
cuisses, de légers bourrelets se formèrent ; elle relâcha, pinça à nouveau
une partie plus large qui se gondola ; cela avait un aspect malsain.
Elle baissa sa jupe.
- Moi aussi je devrais suivre un
régime, soupira-t-elle.
Après le repas au cours duquel elle
s'était efforcée de ne pas trop manger, Jacques et Anne décidèrent de
sortir.
Main dans la main, ils flânaient
à travers les ruelles sombres, côtoyant d'autres passants, formes
fugitives et anonymes. Heureuse, elle s’appuyait sur Jacques et se hissait
parfois sur la pointe des pieds pour l'embrasser juste sous l'oreille. Elle
l'aimait parce qu'il était grand, bien bâti et sans graisse superflue. Il
lui offrait un aspect sympathique, viril, rassurant. Il la libérait de ses
angoisses par son calme et un bon sens un peu lourd, mais qui lui devenait
nécessaire.
Devant le cinéma, les gens en file
sage attendaient en devisant. Parmi eux, deux filles en knickers collants
agitaient des croupes de pouliches normandes. Elle les trouva totalement
indécentes, mais surtout agressivement inesthétiques. Des estomacs
débordant par-dessus les ceintures des hommes, les seins des femmes
flasques comme des outres vides.
- L’humanité est obèse,
murmura-t-elle. Quand va-t-elle cesser d’enfler ?
Plus tard, dans l'obscurité
Jacques passa une main caressante sur ses hanches, mais, songeant à l'image
du miroir, Anne éprouva du dégoût pour elle-même et esquiva le geste avec
cette sorte de pudeur que seuls possèdent les gens qui ont conscience de
leur monstruosité.
- On fait la méchante ?
Persifla-t-il gentiment en lui embrassant le bout du nez. Honteuse de sa
réaction ridicule, elle se fit câline. Ce soir-là ils firent l'amour. Ce
fut long. Crispant. Nerveuse, elle supportait mal les attouchements.
- Tu ne trouves pas que j’ai
grossi ?
- Tu es belle, répondit-il les
yeux luisants de désir.
Elle connaissait ce regard
qu'elle aimait et détestait à la fois. Il faisait d'elle une femme banale,
un simple schéma génital, un vagin, mais, en même temps, elle se sentait
unique et désirée. Elle cessait de se tourmenter pour sombrer dans une
vague béatitude.
Les jours se suivaient semblables et
ternes, seulement illuminés le soir, en fin d'après-midi, dans la cuisine,
par la lumière automnale.
Anne, les cheveux en bataille,
fouillait dans les armoires, brossait le carrelage de la cuisine, étendait
son linge, et, par-dessus tout, examinait attentivement son corps, le
frottait, le massait, l'oignait d'un air soucieux. Elle avait beau faire
une odeur de sueur courait constamment sur son épiderme, une odeur connue
et sentie d'elle seule. Et puis cette enveloppe grumeleuse aux petites
boules graisseuses... !
Elle coiffait strictement son
visage mobile posé sur un long cou qui lui donnait l'air d'une madone du
Moyen-âge. Mais ses traits simples et gracieux se plissaient en fronces
soucieuses vers le front. Un profond dégoût de son corps prenait peu à peu
possession d'elle.
Anne tirait sur ses chairs molles
comme pour les arracher, scrutait les replis aux jointures des membres, et
les larmes montaient à ses yeux. Elle haïssait son corps au fur et à mesure
qu'elle en prenait conscience. Elle mangeait peu et se pesait presque à
chaque instant. Alors son travail prit dans sa vie une dimension obsédante.
Tous les après-midis, à jeun parfois,
elle partait pour affronter sa patiente. Elle l'écoutait, prenait des
notes.
Maintenant, cette masse informe
vivait en elle. Comme par un étrange phénomène d'osmose la pathologie de
Mme Baïchek devenait la sienne. Comment lutter contre cette infiltration
insidieuse de la graisse ? Mme Baïchek perdait progressivement du poids,
Anne engraissait. C'était encore peu visible, mais la jeune femme avait
l'inquiétante sensation de s'alourdir. Après chaque séance, Anne desserrait
la ceinture de sa blouse.
Un cauchemar hantait chacune de ses
nuits. Mme Baïchek monstrueuse s'étendait sur elle et lentement, lentement
l’étouffait ; de toutes ses bouffissures dégoulinait un sirop nauséabond
et, Anne, engloutie, disparaissait. Alors Mme Baïchek se levait,
abandonnant la moitié d'elle-même sur le corps de sa victime.
Anne s'éveillait en hurlant. Elle
grelottait ruisselante de sueur. Une longue douche chaude et parfumée
parvenait à la réconforter et lorsque les palpitations de son cœur affolé
s'atténuaient, elle se rendormait presque apaisée.
Jacques ne voyait rien, ne sentait
rien ou faisait semblant de ne rien comprendre. Pour lui rien n'avait
changé.
Anne appréhendait maintenant toute
sortie, sauf le soir. À ses yeux, seule la nuit masquait en partie sa
transformation physique. Elle remplaça les éclairages de l'appartement
qu'elle trouvait trop crus par des sources lumineuses indirectes et
d'intensité plus faible. Elle baissait régulièrement le store de la cuisine
où, d'ailleurs, elle vivait de moins en moins, réduisant à l'extrême les
tâches culinaires.
Les odeurs de nourriture lui
révulsaient l'estomac, elle ne supportait plus les fritures, les viandes
qui mijotent. Toute odeur devenait une ennemie annonciatrice de transmutation
adipeuse.
Un soir Jacques se fâcha.
- J'ai faim, moi, quand je
rentre. Tous les midis, je me tape
des repas insipides en cafétéria, et le soir tu me sers du poisson congelé
au court bouillon, des haricots sans beurre et du fromage inodore !
- C'est plus sain. Nous mangeons
trop, répliqua Anne en se cabrant devant une telle incompréhension. Notre
société...
- Garde tes théories pour ta thèse et
ceux qui en ont besoin.
Si tu es fatiguée on va au
restaurant. Allez va te préparer.
- Non, répondit Anne avec colère. Tu
pourrais faire un effort pour m'aider...
- Dis, tu ne trouves pas que tu
exagères un peu ? J'ai faim,
je suis harassé. Allons au restaurant, on en parlera après.
- Vas-y seul. Je n'ai pas faim. Je ne
me sens pas bien, avoua-t-elle
sur un ton plaintif qui lui paraissait être sa seule échappatoire.
Jacques observa un instant le visage
crispé qui lui faisait face.
- En effet, admit-il, tu n'as pas
l'air en forme, repose-toi. Je descends à la pizzeria d'à côté. Je reviens
le plus vite possible.
Cette solution le soulageait
aussi.
À son retour, une heure plus
tard, Anne dormait. Elle avait pris un somnifère et n'avait rien mangé.
- Dans le fond, pensa-t-il, elle ne
pouvait mieux agir. Une nuit de sommeil lui fera le plus grand bien.
Jacques se coucha doucement près
d'elle et s’endormit, ignorant que, pour eux, la première étape d'un
processus irréversible venait de s'élaborer.
Chapitre 3
Pour
Anne, après la phase de frénésie, vint la phase d'aboulie.
Dans
les semaines qui suivirent, les symptômes s'aggravèrent. Elle avait de plus
en plus de mal à se lever le matin. Son corps lourd se mouvait avec
difficulté, son cerveau s'embrumait. Elle subissait cet empâtement général
avec une résignation qui confinait à l'abrutissement. Ses gestes étaient
lents.
En apparence rien n'avait changé dans
sa vie exceptée elle-même. Elle arrivait avec ponctualité à 14h à
l’hôpital. Elle recevait Mme Baïchek. Elle travaillait le soir à sa thèse
avec méthode et précision, classant toutes ses annotations.
Jacques était lui aussi très absorbé
par son travail. Il rentrait tard, épuisé et ne faisait plus d'observations
à propos de la nourriture. Sentant confusément qu'il aborderait un problème
qui le dépassait et qui les conduirait peut-être trop loin ; alors,
par lâcheté d'homme tranquille, il préférait l'ignorer.
La cuisine désertée était d'une
blancheur immaculée, la nappe à carreaux avait disparu. Seule une table à
tréteaux blanche sur laquelle trônait le compotier vide occupait le centre
de la pièce. Le frigo était le plus souvent rempli par de la nourriture
surgelée bien empaquetée. Comme dans toutes les autres pièces de
l'appartement, il y avait un petit diffuseur de parfum artificiel.
Anne frictionnait sa peau avec une
essence parfumée, afin que la sueur qu'elle n'arrivait pas à faire
disparaître, perde son âcreté. Supprimant les odeurs, réduisant la
nourriture, elle pensait mener à bien un combat dont la finalité inconnue
l'effrayait.
Ce jour-là aurait été comme
les autres si elle n'avait dû assister à une réunion avec le médecin dont
elle dépendait. Le cas de Mme Baïchek était traité. La courbe pondérale de
la malade s'infléchissait favorablement et Anne en fut félicitée. En
principe, la patiente aurait dû quitter l'hôpital ; mais la psychiatre
insista pour qu'elle reste quelques semaines de plus.
- Voyez-vous, dit-elle après la
séance, je crois que vous pouvez encore l'aider, et aussi, apporter à votre
thèse un document véridique et probant.
- Je pensais que je pourrais dès
maintenant changer de service, comme cela avait été convenu au départ, dit
Anne qui se sentait mal. Une vague d’angoisse l’atteignait, elle tenta de
se dominer. Je dois aussi traiter d'un cas d'anorexie...
-
II n'en est pas question pour l'instant. Nous avons beaucoup à faire. Bien
qu’étudiante vous devez nous aider, et, nous manquons de personnel. Vous
changerez de service au printemps.
-
Voyez-vous …Voyez-vous...bégaya Anne qui s’efforçait au calme mais ne
maîtrisait pas son discours. Voyez-vous, j’ai l’impression de ne pas me
sentir à ma place dans ce service...
La jeune femme lui fit face pour mieux l'observer.
- II
est vrai que vous semblez changée depuis quelques temps. Vous êtes moins vive...Plus éteinte…
- Je
me sens lourde ! J'ai dû grossir...
Anne n’osait pas dire ce qu’elle ressentait : avouer ses
cauchemars, ses difficultés, ses peurs lui semblait ridicule.
-
Êtes-vous enceinte ?
-
Non...Non. Je ne crois pas, balbutia Anne surprise.
-Eh
bien ! Vérifiez tout de même, répondit en riant la psy
en la quittant.
Le lendemain Anne se rendit au laboratoire
pour une prise de sang. Elle s'étonnait de la gaîté des gens. Elle était
atone, ne savait plus rire ou même sourire. Ses muscles ne répondaient
plus. Ils n'étaient de toute manière plus sollicités.
Le test s'avéra négatif. Elle n'en
éprouva aucun sentiment particulier et n'en parla pas à Jacques. Elle
vivait au-delà de ce problème féminin et ne s'était sentie à aucun moment
concernée. Elle percevait un problème autre encore très flou et peut-être
jamais cernable.
Mme Baïchek devenait singulièrement
active. Elle avait gagné une sorte de légèreté, nota Anne, lors d'une
consultation.
La jeune fille, par
contre, s'enfonçait de plus en plus dans son fauteuil comme si sa
masse physique eût doublé de densité.
Elle avait cessé de porter une
ceinture et évoluait dans une blouse lâche qui la gênait moins aux
entournures. Sa démarche avait perdu de sa netteté. Ses pas étaient lents
comme réfléchis ou hésitants.
En rentrant chez elle, Anne
s'abandonnait un instant à la pesanteur de son corps, en s'allongeant sur
le canapé. Elle ne supportait plus que cette position, même pour
travailler. Avant l'arrivée de Jacques, elle s'efforçait de se doucher, de
se frictionner portant un regard furtif, presque honteux, sur cet amas de
chair informe qu'était devenu son corps. Ses seins si fermes retombaient
comme des mamelles vides ; des poches graisseuses granulaient ses
bras, et son ventre se renflait en plis divers qu'aucun effort abdominal
ne pouvait effacer. Elle avait dû changer de chaussures, prendre une pointure
supplémentaire, étonnamment ses pieds aussi avaient enflé.
Elle ne se promenait plus qu'en
vastes chemises à pans flottant sur des pantalons bouffants.
Elle avait pris l'habitude de
laisser Jacques dîner seul dans un restaurant du quartier et d'avaler un
somnifère pour ne pas l'attendre et oublier le cauchemar absurde dans
lequel elle s'enfonçait depuis des mois.
Il n'y avait plus aucun contact
entre leurs corps. Enroulée dans ses couvertures, Anne décourageait toute
tentative de caresse, voire tout désir. Sans trop savoir pourquoi, Jacques
acceptait cette situation espérant que tout cesserait une fois la thèse
aboutie. Y croyait-il vraiment ? N'était-ce pas pour lui aussi une manière
d'en finir en douceur ? Pas de drame, pas d'éclats, tout se dissoudrait
sans heurts.
Un soir, craignant un peu la
réaction d'Anne, il annonça qu'il était envoyé pour une quinzaine de jours
en Allemagne. D'ordinaire, elle en faisait un drame car elle redoutait la
solitude et mobilisait toutes ses amies pour occuper ses soirées lors des
absences de Jacques. Cette fois, elle prépara sans mots dire sa valise et
ne l'accompagna pas à l'aéroport. Dans l'avion, il eut la sensation que
quelque chose s'était terminé depuis plusieurs semaines sans qu'il en ait
bien pris conscience. Mais comme cette impression le dérangeait, il la
repoussa.
Quinze jours passèrent. Anne
vivait au ralenti. Elle évitait de sortir. La montée des trois étages la
laissait sans forces.
Elle
ne touchait plus à la nourriture. Un jour elle fut victime d'un malaise et
elle n'alla pas travailler. À peine remise, elle retourna à l'hôpital plus
épuisée et plus hagarde que jamais.
Un seul fait à signaler pendant
cette période : elle demanda une nouvelle blouse, une grande taille. Il y
avait tellement de laisser aller dans la notation des fournitures que
personne à l'intendance n'y prit garde. Anne avait-elle déjà disparu en
tant que personne physique ?
Un jour enfin, Mme Baïchek vint
faire ses adieux. Elle portait une robe ceinturée qui mettait sa taille en
valeur et des chaussures fines. Elle voulait remercier Anne. On chercha
Anne dans tous les services. Alors la psychiatre dut répondre qu'elle
s'était absentée depuis trois ou quatre jours pour aller dans un autre
secteur. C'était la seule explication logique qui satisfaisait chacun,
bien que personne ne se souvînt quand devait s'effectuer son changement.
Mme Baïchek laissa pour Anne un paquet de gâteaux huileux et sucrés qu'on
dut jeter au bout d'une semaine, tant ils sentaient la rance.
Jacques
rentra d'Allemagne plus tard que prévu. L’appartement était vide. Une
légère couche de poussière attestait l'absence d'Anne. Dans le frigo
quelques aliments commençaient à se putréfier. Dans les placards les robes
et les pantalons de la jeune fille avaient disparu. Quelques vagues et
informes tuniques les avaient remplacés. Il découvrit aussi des pantoufles
bizarrement découpées.
Il s'était toujours plus ou moins attendu
à cette situation et inconsciemment préparé, si bien qu'il ne souffrît pas.
Il alla déjeuner copieusement dans
un restaurant du quartier. Il prit deux jours de congé pour nettoyer
l'appartement et emménagea ailleurs le mois suivant.
EPILOGUE
Six
mois plus tard, le Docteur Ravel qui dirigeait la thèse d’Anne P…. reçut
par courrier recommandé un exemplaire de celle-ci, auquel était joint un
mot de la postulante demandant de surseoir à la soutenance en raison de son
état de santé qui ne lui permettait pas de se déplacer. Un certificat
médical corroborait et justifiait la demande. Vues les difficultés dans les
échéanciers des soutenances, le docteur Ravel donna son accord… des mois
passèrent, le docteur Ravel, n’étant plus sollicité, oublia son étudiante
et sa thèse.
Heureusement
pour lui ! Ce qu’il y aurait lu, lui aurait ouvert la porte d’un monde
étrange que sa rationalité scientifique n’aurait jamais pu admettre.
©Éliette Vialle
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