MAI-JUIN 2020

 

 

 

 

Osmose.

 

Nouvelle inédite d’Éliette Vialle

 

 

CHAPITRE 1

 

          II est 13h30. La neige tombe en légers et folâtres plumetis. Ils volètent, de-ci, de-là, négligeant le bitume gris pour repartir vers leur source céleste d'un gris plus pâle. Le vi­sage des passants, blafard et triste sous l'auréole polychrome des parapluies, reflète l'absolu néant des vies qui se décompo­sent, la lente putréfaction des idéaux passés. Usure du temps, nivellement de l'esprit par la vie de tous les jours, les idées grelottent et vivent chétivement.

Anne souffle le brouillard de ses bronches, le regarde s'é­lever, voile impur, sur le ciel souillé. Le bus arrive, renâ­clant comme un vieux cheval de trait, crache quelques globu­les humains, en avale d'autres dans le grand reniflement de ses portes automatiques, repart, clignant d'un œil, dans le flot soumis de la circulation.

À l'intérieur, la chaleur rougit les visages qui se déten­dent. La hiérarchie reprend ses droits avec le journal qui se déploie, le cabas qui se retranche avec humilité sous la ban­quette, le dossier qui s'entrouvre avec un bâillement heureux. Anne s'abrutit au rythme cahotant des va-et-vient, arrêt-départ, feu rouge, reprise.

Le fleuve des automobiles se rétrécit, la grisaille s'épais­sit et la colline apparaît : morcelée comme un puzzle simpliste et monochrome. D'un sursaut lourd la jeune femme secoue sa tête brune. Elle est arrivée ! Elle descend les marches du bus, suit un trottoir désert et s'immobilise un instant devant la haute masse de l'hôpital. Puis c'est la routine angoissante : perron, entrée, accueil, ascenseur, service ; partout un blanc lumineux et gênant après tout ce gris. Pas feutrés, blouses blanches : un autre néant.

         Il est 14h. Blouse blanche, bureau, Service Diététique, premières consultations, masque souriant de commande qui cor­respond pour Anne à une étrange douleur sur le côté gauche avec un à-coup au cœur. La psychiatre arrive à son tour, salue, décontractée. Peut-on l'être dans cet univers d'aluminium malfaisant où la blancheur inquiète au lieu d'apaiser ?

         Les doigts noués, Anne se contracte une dernière fois derrière
le bureau, son refuge ultime. Ses jambes esquissent un repli
fœtal, sa nuque s'affaisse.       

Hop, sursaut ! Tout commence.

- J'aimerais que vous voyiez, seule, Mme Baïchek. Elle a été hospitalisée après votre dernière visite. C'est un cas intéressant qui pourrait vous être fort utile pour votre thèse, explique la psy en lui tendant une fiche.

         Anne se lève et prend la feuille de bristol. Son estomac opère un mouvement oscillant qu'elle contrôle vite : heureu­sement, elle n'a pas déjeuné.

Devant la porte des consultations, la phalange des obèses se déploie en formation dense, rempart croulant et gélatineux qui obscurcit d'un coup le hall immaculé, souille le sol de silhouettes grisâtres comme des taches d'humidité.

         Anne évoque les premiers chrétiens livrés à la vindicte populaire. Vite, il faut traverser cette antichambre aux pro­portions tronquées par l'hydre à dix têtes qui attend, qui 1'attend.

         Personne ne parle. Des yeux luisants suivent ses gestes, épient son visage. Elle grimace un sourire qui se veut ac­cueillant, réconfortant, mais qui s'altère peu à peu. Elle a rejoint la porte de la salle de consultation, elle la referme derrière elle et reprend son calme.

         - Quel cauchemar ! Quelle drôle d’impression ! Les visites, cet hôpital m'angoissent de plus en plus. Suis-je vraiment faite pour ce métier ? Pourquoi faut-il que mes patients m'effraient ? Je ne supporte plus ces ventres, ces fesses, ces bajoues agressives, qui tressautent à chaque mouvement. Même la nourriture finit par m'écœurer !

          Elle secoue la tête et prend connaissance de la fiche de Mme BaÏchëk :

" Originaire d'Afrique du Nord, sans profession, en concu­binage avec un homme qui la frappe, 120 kg, frigide..."

           Anne pose le dossier sur le bureau et sort. Étroitement ceinturée dans sa blouse blanche, elle scrute la masse silen­cieuse qui l'encercle. Elle cherche à deviner quelle part de cette monstruosité gluante, elle introduira dans le cabinet. Une peur diffuse obstrue sa gorge. Les yeux brillants la dévisagent, la jaugent. Ils évoluent à des hauteurs différentes. Ceux-là semblent détailler le lobe de son oreille droite comme on suppute la sensualité gourmande offerte par une pâtisserie délicate.

Anne frissonne. Une douleur aiguë lui traverse le bas du poumon, elle a rêvé cette pointe rose aperçue entre les lèvres luisantes. Mais, là un sourire s'écarte sur des dents démen­tielles, dentelées comme des scies bien entretenues, ici une narine palpite et hume ne sait quel effluve...

- Encore un effort ! Ce ne sont que de pauvres épaves humaines que je vais aider. Je suis leur salut ! Elles sont plus affolées que moi, s'exhorte-t-elle tout bas. Puis, vite et haut, elle appelle : Mme Baïchek, je vous prie !

         Cette annonce provoque un tressautement, un mouvement de houle, le mur gélatineux s'ouvre et vomit une cellule identi­que à la cellule mère, mais plus petite. Un bruissement joyeux accompagne cette étrange procréation. Et le monstre se refor­me, nouveau bloc immobile. Anne, engloutie un instant, réapparait, décoiffée. Elle ouvre la porte, introduit sa patiente et referme.

- Asseyez-vous, je vous prie.

         Un chuintement de skaï annonce l'obéissance à sa requête. Plus tranquille Anne étudie la femme qui lui fait face.

          Des cheveux bruns bouclés surmontent une baroque montagne de graisse, des bourrelets s'échelonnent le long du corps comme des vessies pneumatiques, les pieds apparaissent bizarrement minuscules, boursouflés dans des pantoufles savamment décou­pées à leurs mesures. Le contraste qu'ils offrent avec l'en­semble leur donne un aspect délicat, voire précieux ; de même les mains et les oreilles aux lobes finement ourlés. Le visage disparaît sous les joues. Le nez lui aussi semble avoir été nivelé. Deux yeux noirs et vifs sont les seuls vestiges d'humanité auxquels on s'accroche.

 

 

CHAPITRE 2

 

La cuisine située à l'ouest était envahie par la lumière crue de l'automne et sur les murs blancs se détachaient les bocaux de verre contenant herbes et aromates, pâtes et riz. Les fruits coloraient de taches vives la nappe à carreaux.

Anne s'assit lourdement, la tête bourdonnante, les jambes vides. La vue des pommes, leur odeur sûre 1'écoeuraient. Il fallait préparer le repas. Elle ouvrit le frigo : l'exhalaison des fromages disposés sur un plateau lui chavirait l'estomac. Lentement, elle sortit un poulet : cette chair jaune, fripée aux commissures des membres, renflée par endroits, piquetée par les pustules blanchâtres des bulbes, évoquait les tissus cel­lulaires mous et sans vie des « êtres » qui avaient tressauté autour d'elle tout l’après-midi. Ces masses croulantes et immondes, reflets d'un mal mystérieux et angoissant qu'il lui appartenait de découvrir. Tout cela lui faisait peur.

Le four émit un léger craquement sous l'action de la chaleur. Le poulet, enduit de graisse, fut couché dans un plat rouge comme un malade sur son lit. La vision fut si nette qu'elle retint un mouvement d'impatience et, presque avec rage, elle le déposa sur la plaque et referma la porte.

Le couvert était mis sur des sets de couleurs rutilantes, la salle de séjour haute et claire, gaie apportait un récon­fort chaleureux. Anne passait une main caressante sur les meu­bles, le marbre froid et blanc de la cheminée. Elle se regarda dans le vieux miroir au tain piqueté, pivota lentement pour examiner la courbure de ses hanches. Elle se rapprocha, sou­leva sa jupe et pinça la peau en haut des cuisses, de légers bourrelets se formèrent ; elle relâcha, pinça à nouveau une partie plus large qui se gondola ; cela avait un aspect malsain. Elle baissa sa jupe.

- Moi aussi je devrais suivre un régime, soupira-t-elle.

Après le repas au cours duquel elle s'était efforcée de ne pas trop manger, Jacques et Anne décidèrent de sortir.

          Main dans la main, ils flânaient à travers les ruelles som­bres, côtoyant d'autres passants, formes fugitives et anonymes. Heureuse, elle s’appuyait sur Jacques et se hissait parfois sur la pointe des pieds pour l'embrasser juste sous l'oreille. Elle l'aimait parce qu'il était grand, bien bâti et sans graisse superflue. Il lui offrait un aspect sympathique, viril, rassurant. Il la libérait de ses angoisses par son calme et un bon sens un peu lourd, mais qui lui devenait nécessaire.

Devant le cinéma, les gens en file sage attendaient en de­visant. Parmi eux, deux filles en knickers collants agitaient des croupes de pouliches normandes. Elle les trouva totalement indécentes, mais surtout agressivement inesthétiques. Des estomacs débordant par-dessus les ceintures des hommes, les seins des femmes flasques comme des outres vides.

- L’humanité est obèse, murmura-t-elle. Quand va-t-elle cesser d’enfler ?

 

 

          Plus tard, dans l'obscurité Jacques passa une main caressante sur ses hanches, mais, songeant à l'image du miroir, Anne éprouva du dégoût pour elle-même et esquiva le geste avec cette sorte de pudeur que seuls possèdent les gens qui ont conscience de leur monstruosité.

- On fait la méchante ? Persifla-t-il gentiment en lui embrassant le bout du nez. Honteuse de sa réaction ridicule, elle se fit câline. Ce soir-là ils firent l'amour. Ce fut long. Crispant. Nerveuse, elle supportait mal les attouchements.

         - Tu ne trouves pas que j’ai grossi ?

         - Tu es belle, répondit-il les yeux luisants de désir.

 

 
        Elle connaissait ce regard qu'elle aimait et détestait à la fois. Il faisait d'elle une femme banale, un simple schéma génital, un vagin, mais, en même temps, elle se sentait unique et désirée. Elle cessait de se tourmenter pour sombrer dans une vague béatitude.

Les jours se suivaient semblables et ternes, seulement illu­minés le soir, en fin d'après-midi, dans la cuisine, par la lumière automnale.

          Anne, les cheveux en bataille, fouillait dans les armoires, brossait le carrelage de la cuisine, étendait son linge, et, par-dessus tout, examinait attentivement son corps, le frottait, le massait, l'oignait d'un air soucieux. Elle avait beau faire une odeur de sueur courait constamment sur son épiderme, une odeur connue et sentie d'elle seule. Et puis cette enveloppe grumeleuse aux petites boules graisseuses... !

          Elle coiffait strictement son visage mobile posé sur un long cou qui lui donnait l'air d'une madone du Moyen-âge. Mais ses traits simples et gracieux se plissaient en fronces soucieuses vers le front. Un profond dégoût de son corps prenait peu à peu possession d'elle.

          Anne tirait sur ses chairs molles comme pour les arracher, scrutait les replis aux jointures des membres, et les larmes montaient à ses yeux. Elle haïssait son corps au fur et à me­sure qu'elle en prenait conscience. Elle mangeait peu et se pesait presque à chaque instant. Alors son travail prit dans sa vie une dimension obsédante.

Tous les après-midis, à jeun parfois, elle partait pour affronter sa patiente. Elle l'écoutait, prenait des notes.

          Maintenant, cette masse informe vivait en elle. Comme par un étrange phénomène d'osmose la pathologie de Mme Baïchek devenait la sienne. Comment lutter contre cette infiltration insidieuse de la graisse ? Mme Baïchek perdait progressivement du poids, Anne engraissait. C'était encore peu visible, mais la jeune femme avait l'inquiétante sensation de s'alourdir. Après chaque séance, Anne desserrait la ceinture de sa blouse.

Un cauchemar hantait chacune de ses nuits. Mme Baïchek monstrueuse s'étendait sur elle et lentement, lentement l’étouffait ; de toutes ses bouffissures dégoulinait un sirop nauséabond et, Anne, engloutie, disparaissait. Alors Mme Baïchek se levait, abandonnant la moitié d'elle-même sur le corps de sa victime.

Anne s'éveillait en hurlant. Elle grelottait ruisselante de sueur. Une longue douche chaude et parfumée parvenait à la réconforter et lorsque les palpitations de son cœur affolé s'atténuaient, elle se rendormait presque apaisée.

Jacques ne voyait rien, ne sentait rien ou faisait semblant de ne rien comprendre. Pour lui rien n'avait changé.

         Anne appréhendait maintenant toute sortie, sauf le soir. À ses yeux, seule la nuit masquait en partie sa transformation physique. Elle remplaça les éclairages de l'appartement qu'elle trouvait trop crus par des sources lumineuses indirectes et d'intensité plus faible. Elle baissait régulièrement le store de la cuisine où, d'ailleurs, elle vivait de moins en moins, ré­duisant à l'extrême les tâches culinaires.

Les odeurs de nourriture lui révulsaient l'estomac, elle ne supportait plus les fritures, les viandes qui mijotent. Toute odeur devenait une ennemie annonciatrice de transmu­tation adipeuse.

Un soir Jacques se fâcha.

          - J'ai faim, moi, quand je rentre. Tous les midis, je me tape
des repas insipides en cafétéria, et le soir tu me sers du poisson congelé au court bouillon, des haricots sans beurre et du fromage inodore !

- C'est plus sain. Nous mangeons trop, répliqua Anne en se cabrant devant une telle incompréhension. Notre société...

- Garde tes théories pour ta thèse et ceux qui en ont besoin.
 Si tu es fatiguée on va au restaurant. Allez va te préparer.

- Non, répondit Anne avec colère. Tu pourrais faire un ef­fort pour m'aider...

- Dis, tu ne trouves pas que tu exagères un peu ? J'ai faim,
je suis harassé. Allons au restaurant, on en parlera après.

- Vas-y seul. Je n'ai pas faim. Je ne me sens pas bien, avoua-t-elle
sur un ton plaintif qui lui paraissait être sa seule échappatoire.

Jacques observa un instant le visage crispé qui lui fai­sait face.

- En effet, admit-il, tu n'as pas l'air en forme, repose-toi. Je descends à la pizzeria d'à côté. Je reviens le plus vite possible.

          Cette solution le soulageait aussi.

          À son retour, une heure plus tard, Anne dormait. Elle avait pris un somnifère et n'avait rien mangé.

- Dans le fond, pensa-t-il, elle ne pouvait mieux agir. Une nuit de sommeil lui fera le plus grand bien.

        Jacques se coucha doucement près d'elle et s’endormit, igno­rant que, pour eux, la première étape d'un processus irréver­sible venait de s'élaborer.

 

 

Chapitre 3

 

Pour Anne, après la phase de frénésie, vint la phase d'aboulie.

Dans les semaines qui suivirent, les symptômes s'aggravèrent. Elle avait de plus en plus de mal à se lever le matin. Son corps lourd se mouvait avec difficulté, son cerveau s'embrumait. Elle subissait cet empâtement général avec une résignation qui confinait à l'abrutissement. Ses gestes étaient lents.

En apparence rien n'avait changé dans sa vie exceptée elle-même. Elle arrivait avec ponctualité à 14h à l’hôpital. Elle recevait Mme Baïchek. Elle travaillait le soir à sa thèse avec méthode et précision, classant toutes ses annotations.

Jacques était lui aussi très absorbé par son travail. Il rentrait tard, épuisé et ne faisait plus d'observations à propos de la nourriture. Sentant confusément qu'il aborderait un problème qui le dépassait et qui les conduirait peut-être trop loin ; alors, par lâcheté d'homme tranquille, il préférait l'ignorer.

La cuisine désertée était d'une blancheur immaculée, la nappe à carreaux avait disparu. Seule une table à tréteaux blanche sur laquelle trônait le compotier vide occupait le centre de la pièce. Le frigo était le plus souvent rempli par de la nourriture surgelée bien empaquetée. Comme dans toutes les autres pièces de l'appartement, il y avait un petit diffuseur de parfum artificiel.

Anne frictionnait sa peau avec une essence parfumée, afin que la sueur qu'elle n'arrivait pas à faire disparaître, perde son âcreté. Supprimant les odeurs, réduisant la nourriture, elle pensait mener à bien un combat dont la finalité incon­nue l'effrayait.

             Ce jour-là aurait été comme les autres si elle n'avait dû assister à une réunion avec le médecin dont elle dépendait. Le cas de Mme Baïchek était traité. La courbe pondérale de la malade s'infléchissait favorablement et Anne en fut félicitée. En principe, la patiente aurait dû quitter l'hôpital ; mais la psychiatre insista pour qu'elle reste quelques semaines de plus.

- Voyez-vous, dit-elle après la séance, je crois que vous pouvez encore l'aider, et aussi, apporter à votre thèse un do­cument véridique et probant.

- Je pensais que je pourrais dès maintenant changer de service, comme cela avait été convenu au départ, dit Anne qui se sentait mal. Une vague d’angoisse l’atteignait, elle tenta de se dominer. Je dois aussi traiter d'un cas d'anorexie...

         - II n'en est pas question pour l'instant. Nous avons beaucoup à faire. Bien qu’étudiante vous devez nous aider, et, nous manquons de personnel. Vous changerez de service au printemps.

- Voyez-vous …Voyez-vous...bégaya Anne qui s’efforçait au calme mais ne maîtrisait pas son discours. Voyez-vous, j’ai l’impression de ne pas me sentir à ma place dans ce service...

      La jeune femme lui fit face pour mieux l'observer.

- II est vrai que vous semblez changée depuis quelques temps.  Vous êtes moins vive...Plus éteinte…

- Je me sens lourde ! J'ai dû grossir...                                                  

       Anne n’osait pas dire ce qu’elle ressentait : avouer ses cauchemars, ses difficultés, ses peurs lui semblait ridicule.

- Êtes-vous enceinte ?

- Non...Non. Je ne crois pas, balbutia Anne surprise.

-Eh bien ! Vérifiez tout de même, répondit en riant la psy
en la quittant.

        Le lendemain Anne se rendit au laboratoire pour une prise de sang. Elle s'étonnait de la gaîté des gens. Elle était atone, ne savait plus rire ou même sourire. Ses muscles ne répondaient plus. Ils n'étaient de toute manière plus sollicités.

         Le test s'avéra négatif. Elle n'en éprouva aucun sentiment particulier et n'en parla pas à Jacques. Elle vivait au-delà de ce problème féminin et ne s'était sentie à aucun moment concernée. Elle percevait un problème autre encore très flou et peut-être jamais cernable.

Mme Baïchek devenait singulièrement active. Elle avait ga­gné une sorte de légèreté, nota Anne, lors d'une consultation.

         La jeune fille, par contre, s'enfonçait de plus en plus dans son fauteuil comme si sa masse physique eût doublé de densité.

         Elle avait cessé de porter une ceinture et évoluait dans une blouse lâche qui la gênait moins aux entournures. Sa dé­marche avait perdu de sa netteté. Ses pas étaient lents com­me réfléchis ou hésitants.

En rentrant chez elle, Anne s'abandonnait un instant à la pesanteur de son corps, en s'allongeant sur le canapé. Elle ne supportait plus que cette position, même pour travailler. Avant l'arrivée de Jacques, elle s'efforçait de se doucher, de se frictionner portant un regard furtif, presque honteux, sur cet amas de chair informe qu'était devenu son corps. Ses seins si fermes retombaient comme des mamelles vides ; des po­ches graisseuses granulaient ses bras, et son ventre se ren­flait en plis divers qu'aucun effort abdominal ne pouvait ef­facer. Elle avait dû changer de chaussures, prendre une poin­ture supplémentaire, étonnamment ses pieds aussi avaient enflé.

           Elle ne se promenait plus qu'en vastes chemises à pans flot­tant sur des pantalons bouffants.

           Elle avait pris l'habitude de laisser Jacques dîner seul dans un restaurant du quartier et d'avaler un somnifère pour ne pas l'attendre et oublier le cauchemar absurde dans lequel elle s'enfonçait depuis des mois.

          Il n'y avait plus aucun contact entre leurs corps. Enroulée dans ses couvertures, Anne décourageait toute tentative de caresse, voire tout désir. Sans trop savoir pourquoi, Jacques acceptait cette situation espérant que tout cesserait une fois la thèse aboutie. Y croyait-il vraiment ? N'était-ce pas pour lui aussi une manière d'en finir en douceur ? Pas de drame, pas d'éclats, tout se dissoudrait sans heurts.

          Un soir, craignant un peu la réaction d'Anne, il annonça qu'il était envoyé pour une quinzaine de jours en Allemagne. D'ordinaire, elle en faisait un drame car elle redoutait la solitude et mobilisait toutes ses amies pour occuper ses soi­rées lors des absences de Jacques. Cette fois, elle prépara sans mots dire sa valise et ne l'accompagna pas à l'aéroport. Dans l'avion, il eut la sensation que quelque chose s'était terminé depuis plusieurs semaines sans qu'il en ait bien pris conscience. Mais comme cette impression le dérangeait, il la repoussa.

           Quinze jours passèrent. Anne vivait au ralenti. Elle évitait de sortir. La montée des trois étages la laissait sans forces.

Elle ne touchait plus à la nourriture. Un jour elle fut vic­time d'un malaise et elle n'alla pas travailler. À peine re­mise, elle retourna à l'hôpital plus épuisée et plus hagarde que jamais.

           Un seul fait à signaler pendant cette période : elle de­manda une nouvelle blouse, une grande taille. Il y avait tel­lement de laisser aller dans la notation des fournitures que personne à l'intendance n'y prit garde. Anne avait-elle déjà disparu en tant que personne physique ?

          Un jour enfin, Mme Baïchek vint faire ses adieux. Elle por­tait une robe ceinturée qui mettait sa taille en valeur et des chaussures fines. Elle voulait remercier Anne. On chercha Anne dans tous les services. Alors la psychiatre dut répondre qu'elle s'était absentée depuis trois ou quatre jours pour aller dans un autre secteur. C'était la seule explication lo­gique qui satisfaisait chacun, bien que personne ne se souvînt quand devait s'effectuer son changement. Mme Baïchek laissa pour Anne un paquet de gâteaux huileux et sucrés qu'on dut jeter au bout d'une semaine, tant ils sentaient la rance.

Jacques rentra d'Allemagne plus tard que prévu. L’appartement était vide. Une légère couche de poussière attestait l'absence d'Anne. Dans le frigo quelques aliments commençai­ent à se putréfier. Dans les placards les robes et les panta­lons de la jeune fille avaient disparu. Quelques vagues et informes tuniques les avaient remplacés. Il découvrit aussi des pantoufles bizarrement découpées.

         Il s'était toujours plus ou moins attendu à cette situation et inconsciemment préparé, si bien qu'il ne souffrît pas.

         Il alla déjeuner copieusement dans un restaurant du quartier. Il prit deux jours de congé pour nettoyer l'appartement et emménagea ailleurs le mois suivant.

 

 

EPILOGUE

 

Six mois plus tard, le Docteur Ravel qui dirigeait la thèse d’Anne P…. reçut par courrier recommandé un exemplaire de celle-ci, auquel était joint un mot de la postulante demandant de surseoir à la soutenance en raison de son état de santé qui ne lui permettait pas de se déplacer. Un certificat médical corroborait et justifiait la demande. Vues les difficultés dans les échéanciers des soutenances, le docteur Ravel donna son accord… des mois passèrent, le docteur Ravel, n’étant plus sollicité, oublia son étudiante et sa thèse.

 

Heureusement pour lui ! Ce qu’il y aurait lu, lui aurait ouvert la porte d’un monde étrange que sa rationalité scientifique n’aurait jamais pu admettre.

 

©Éliette Vialle

 

 



Éliette Vialle,

Mai-Juin 2020

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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