"…Évidemment, cela n’arrive pas aux
gens équilibrés…"
Pourquoi ai-je l'impression qu'en
prononçant ces mots, le médecin me jette furtivement un coup d'œil critique
? J'opine... Comme si mon
approbation était le laissez- passer pour pénétrer dans ce monde si fermé
de la normalité, ou du moins pour n'en être pas chassée. J'ai souvent l'impression que les
gens prononcent ces mots ou d'autres de la même facture : "bien dans sa peau",
"stable", "sensé", et qu'ils me regardent étrangement, comme s'ils
voulaient voir, sous le masque, l'âme à nu. Equilibré ! Drôle de mot. C'est
dangereux d'être équilibré, et de peur de ne plus avoir les contrepoids
nécessaires au centre de gravité, on ne bouge plus, on n'ose plus
avancer... Alors l'Équilibre serait-ce un état factice et lâche ?
Les gens ont ainsi l'habitude lorsqu'ils
me parlent d'insinuer - peut-être l'imaginé-je? - que je suis tellement
nerveuse ; insatisfaite ; mes migraines ou nausées ne seraient-elles pas d'origine "nerveuse", par
hasard ? Et, la question flotte menaçante et je ne sais y répondre, car l'indigeste mayonnaise qui n'a pu passer était bien réelle. Même mon
gros rhume leur a paru "psychosomatique" !... Seulement, eux, n'avait pas attendu le
car sous la pluie glaciale...
Ces derniers temps cela va plus loin,
comme si un complot s'organisait, se structurait, bref prenait forme autour
de moi, comme pour
me convaincre d'émigrer ailleurs, mené tambour battant par Odile Delfante. D'ailleurs, hier, elle m'a proposé sans ambages, une psychothérapie !...
Odile Delfante représente à ses propres
yeux, aux miens et à
ceux de la société, le spécimen rarissime d'un être "Équilibré" et « bien dans sa peau".
Toute sa personne est une harmonie
parfaite, le symbole vivant de ce que les classiques appelaient "le
juste milieu". Mince sans être maigre, de taille moyenne, cheveux et
yeux châtain sans nuance particulière, visage régulier ni laid, ni beau,
maquillé avec une discrétion si totale qu'on le remarque à peine, bref sa
caractéristique serait "signe particulier néant". Ce néant dont
rêvent ceux qui ne l'ont pas : les obèses, les maigres, les frisés, les
bruns, les roux, les petits, les trop grands, tout ceux à qui l'on peut
appliquer un surnom si on ignore leur identité : "- voyez le grand blond là-bas", « dans le
coin, la petite brune boulotte ». Jamais Madame Odile Delfante n'a été ainsi
décrite en société, il est d'ailleurs impossible de le faire " Mme
Delfante ?... Comment vous dire ?... Une jeune femme, enfin pas toute jeune, bien habillée, mais
avec discrétion, elle est... bref je
vous la présenterai... " C'est de cette manière que procèdent tous
ceux qui veulent parler d'elle.
Dans notre métier, l'ingéniosité des
élèves à trouver des surnoms aux professeurs est surprenante, mais aucun ne
put lui en trouver un, du moins à ma connaissance, non par amitié ou pitié,
mais parce que, rien dans son attitude, son physique, sa tenue
vestimentaire ne porte un signe particulier qui puisse la distinguer des autres.
Elle tire de cette absence d'originalité un sentiment d'orgueil et de
supériorité que tous semblent considérer comme justifié si tant est qu'elle symbolise cet idéal
de neutralité dont rêve toute société civilisée
Dès que je la vis, je ressentis un malaise.
Elle était là pour
marquer notre différence ; son assurance soulignait ma timidité. Elle savait parler haut, mais sans
élever le ton plus qu'il n'était nécessaire, ses phrases lapidaires
semblaient si opportunes dans
leurs propos, qu'aucune velléité de discussion ne s'élevait, bref, elle parlait seule. Dans cette
salle de professeurs baignée de soleil, elle régnait…. et, je la haïssais ! En même temps, un
sourd désir de lui ressembler me faisait frémir. A ce moment-là, une petite
bonne femme frétillante entra, lançant
des invitations.
Elle paraissait si vulgaire dans ce
contexte que personne ne
répondit, certains haussèrent les épaules, d'autres regardaient ailleurs, par hasard, et Mme Delfante
souligna son mépris en levant les yeux et en retroussant délicatement ses
lèvres dans une grimace discrètement ironique. Interloqués par cette
attitude, et intimidés, les nouveaux arrivés n'osèrent répondre à la mal-
venue.
C'est ainsi que Mme Belfante devint le
pôle d'attraction de ma vie. La fascination qu'elle exerçait sur moi, se
transforma en une sorte de cancer qui me rongea lentement durant ces quatre
années que je dus la fréquenter. Ce qu'elle représentait était la négation
de tous mes efforts pour m’intégrer.
Jusque-là, j'avais cru passer inaperçue, être conforme : elle
détruisait la barrière fragile de l'espoir et de la foi, et mettait en évidence, comme la cruelle lumière
du néon, mes différences et tous ces détails insignifiants tant intérieurs qu’extérieurs qui faisaient de
moi « une étrangère. » Alors, une lutte sans merci commença pour moi en vue d'acquérir
cette perfection banale,
cette neutralité idéale et de bon ton, qui me permettrait d'être acceptée, appréciée et peut-être
aimée...
Durant ces quatre années, dis-je, je ne
lui vis d'autre coiffure que ces rouleaux extérieurs impeccablement
arrangés en couronne
autour de son visage, et, qui d'un bout à l'autre de l'année, de la semaine ou de la journée, ni ne
tombaient, ni ne perdaient de leur volume et de leur symétrie artificielle. Fascinée, et en mal
d'intégration, j'essayais à mon tour d'être aussi élégante : je pris conseil, et je subis avec humilité sa
condescendance : je m'effaçais, pour n'être qu'un humble calque qui laisserait percevoir, au mieux,
sa perfection inaltérable. Pitoyables résultats ! Pas plus que mes cheveux,
rebelles, acceptèrent une coiffure sophistiquée ; ma silhouette ne
supportait les tailleurs classiques, et mon teint se fanait auprès de ses tonalités sobres et ternes que le
bon goût exige.
Je m'épanouissais en rose indien,
pétillait en rouge, jaune ou vert cru, mais blêmissait en beige tel un
navet terreux. Elle parlait de mon teint de gitane avec un rien de cynisme d'où émergeait un mépris
écrasant qui m'isolait et
m'anéantissait, je me sentais d'une autre race : noiraude et exotique,
que l'on regarde avec curiosité et amusement mais que l'on n'intègre pas.
Mon malaise se traduisait par une
exubérance exagérée, une
originalité agressive, des transformations excessives, dont chacune était
l'objet d'un commentaire ironique ou d'une plaisanterie sèche qui me
glaçait et m'amoindrissait un peu plus. Bientôt, je passais pour l'originale, sous-entendu :
la « demi-folle » de l'établissement. On se contentait de soupirer sur mes
oublis, mes erreurs, qui, bien que n'excédant pas ceux de mes collègues,
paraissaient, venant de moi,
inacceptables et scandaleux.
Mais l'essentiel était que de ce
sourd affrontement devait surgir un vainqueur, donc un vaincu écrasé et
rejeté. Un événement futile qui nous avait mises en rapport avait été le
point de départ de
cette lutte. Au début de l'année scolaire, dans la première semaine, il me
semble, la première heure ayant,
sonné, j'avais cours salle 102, au second étage. J'arrivais devant la porte, mais Odile
Delfante y était déjà, avec ses élèves en rang par deux. Pour atteindre
cette porte, mes élèves durent doubler les siens et s'arrêtèrent à leur
tour au même endroit. Nos deux rangs obstruaient le couloir à la hauteur de
la salle 102, et d'autres classes arrivaient ; on s'interrogeait : il
y avait un commencement de désordre, je remontai en tête des rangs et
arrivai au niveau du mien, face à Odile Delfante : l'assurance que je
lui vis me culpabilisa aussitôt. Je ne comprenais plus. J'avais dû mal lire
mon emploi du temps... J'étais ridicule, je ne savais plus où aller :
coincée avec mes trente élèves dans ce couloir, sans issue, bloquée à
l'arrière par les nouveaux arrivants. C'était bien le pire des événements
pour un prof débutant et
qui cherche à ne pas se faire remarquer. Je bredouillais, confuse :
– Excusez-moi, j’ai cru lire salle 102
mais j’ai dû me tromper.
– Certainement ! C'est moi qui suis en salle 102 !
Au prix d'une gymnastique inouïe des genoux et des mains, je
réussis à
extraire mon emploi du temps de mon cartable coincé entre mes jambes, rouge
et embarrassée, je le retournai d’une main, de façon à le lire
: « S 102 » ! Stupéfaite, je revins vers Mme Belfante
qui faisait entrer ses
élèves, pendant que les miens et ceux des autres classes piaffaient comme
des animaux en cage.
– Excusez-moi, il doit y avoir une erreur du secrétariat regardez, demandais-je, timidement,
regardez : S 102, n'est-ce-pas ?
– Certainement, c'est une erreur ! Envoyez un surveillant se renseigner.
Et, elle referma la porte après le
passage de son dernier élève.
Noyée parmi la foule des ados, je ne voyais pas de surveillant, je m’affolais tandis que fusaient les
ricanements. Empêtrée par mes affaires, mes élèves, mon ignorance des
bâtiments, j'étais désemparée ; lorsque surgit Monsieur Tati, surveillant
général. C'était un petit homme sec et autoritaire, dont le comportement
faisait naître en chacun un sentiment de culpabilité. Je m'avançais vers
lui, comme vers un dieu sévère et cruel, je bafouillais à nouveau mon histoire,
agitant ma feuille justificative. Il la saisit, et je me sentis devenir
glacée, il sortit lentement un registre y jeta un bref coup d'œil.
– Il n’y a pas d'erreur, vous êtes bien dans cette
salle !
II ouvrit la porte :
– Mme Delfante ? Salle 140, s'il vous plait !
– Comment ? s'écria-t-elle avec hauteur,
je dois être ici !
– Veuillez vérifier, s'il vous plait. Salle 140 ! Les quatrièmes B, descendez ! Les élèves se
levèrent et sortirent, entrainant leur professeur trop suffoquée pour répliquer. Je l'étais autant ; et ma classe s'installa
salle 102, triomphante !!! J'eus beau minimiser l'incident, mes élèves
en firent une victoire personnelle !
Depuis, je devins la victime de Mme
Belfante. Elle se plaisait
à souligner mon état lunaire, mon caractère cyclothymique, elle interprétait le moindre de mes mots
ou de mes silences.
Les conseils de classe où nous nous
retrouvions devinrent des
aires de combats, et les collègues semblaient reculer au fond de la salle pour mieux nous observer. Les
sarcasmes pleuvaient, tout était critiqué : paroles, attitudes, travail.
Même en salle des profs, des réflexions
amères, à tous propos,
à tout moment, me mitraillaient sans répit.
Je sentais peu à peu les autres
s'écarter de moi, son attitude
orientait leur comportement : sa logique était irrésistible, son bon sens ne pouvait être nié. J'étais
donc si "différente" ? Longtemps, je m'étais crue adaptée à cette société et à ce métier,
maintenant je me remettais en question, je songeais à partir. Je n'arrivais
pas à être en harmonie, j'étais la note discordante, j'en étais consciente et je sombrais...
je tombais malade.
Lors de ma reprise de travail, je ne la
vis pas : un lâche soulagement
me détendit, j'appréhendais son accueil : froid, méprisant, ironique ; il dicterait
l'attitude des autres. Je fis donc un retour discret et agréable. Le lendemain je ne la vis pas non plus,
et j'en fus encore soulagée ; je me
détendais, l'atmosphère semblait étrangement limpide et légère. Les jours suivants, je ne pus que constater
son absence : un stage ? Une
maladie ? Timidement, je me renseignai, on me
répondit par quelques phrases
vagues. On me présenta un
nouveau visage, c'était sa remplaçante.
Je décidais d'en savoir plus. Elle était "fatiguée", me répondait avec embarras le surveillant
général, elle n’était pas chez
elle, mais dans une maison de repos : "Les Pins".
Le temps passait. Mes collègues n'avaient
pas de nouvelles et leurs
attitudes pudiques, leurs réponses évasives me gênaient, qu'avait-elle donc
?
"Les Pins" étaient un joli
manoir du XIXe entouré
d'un vaste parc, clos d'un mur immense… Je sonnais, une petite porte latérale s'ouvrit et je
pénétrai dans une sorte de loge
ripolinée.
– Mme Delfante Odile ? Oui,
suivez-moi ! », me dit une infirmière immaculée comme les murs de la pièce.
Nous traversâmes une cour pavée, déserte.
Un gracieux perron nous amena dans un couloir blanc et net, meublé de
sièges beiges, et, dans des caisses d'un ton plus foncé s'épanouissaient des palmiers aux feuilles
vernissées. Je
pensais qu'elle devait aimer la sobriété et le bon goût de cet endroit, sa netteté fonctionnelle, sa
propreté, son ordre. Tout cela correspondait à ce besoin d'harmonie que lui
conférait cet équilibre
que j'enviais. L’infirmière m'ouvrit une porte, je
m'avançais... Mme Delfante
accroupie sur la moquette, vêtue d'un sarrau blanc, les cheveux tirés en arrière, penchait la tête
d'une étrange manière. Elle
m'aperçut, mais ne me vit pas : l'air absorbé, elle accomplissait avec application une
tâche importante ; Mme Belfante, avec la moue appliquée d’une élève
sérieuse, triait des cubes de couleurs et les regroupaient dans des caisses de plastique aux couleurs correspondantes, des grognements satisfaits
ponctuaient chaque étape de cette
mise en ordre.
Alors quelque chose se dénoua à
l'intérieur de mon corps, je
respirais amplement, je me sentais légère - oui - par bonheur : j’étais "différente" !
©Éliette Vialle
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