Novembre-Décembre 2020

 

 

 

 

La différence.

 

Nouvelle inédite d’Éliette Vialle

 

 

"…Évidemment, cela n’arrive pas aux gens équilibrés…"

Pourquoi ai-je l'impression qu'en prononçant ces mots, le médecin me jette furtivement un coup d'œil critique ? J'opine... Comme si mon approbation était le laissez- passer pour pénétrer dans ce monde si fermé de la normalité, ou du moins pour n'en être pas chassée. J'ai souvent l'impression que les gens prononcent ces mots ou d'autres de la même facture : "bien dans sa peau", "stable", "sensé", et qu'ils me regardent étrangement, comme s'ils voulaient voir, sous le masque, l'âme à nu. Equilibré ! Drôle de mot. C'est dangereux d'être équilibré, et de peur de ne plus avoir les contrepoids nécessaires au centre de gravité, on ne bouge plus, on n'ose plus avancer... Alors l'Équilibre serait-ce un état factice et lâche ?

Les gens ont ainsi l'habitude lorsqu'ils me parlent d'insinuer - peut-être l'imaginé-je? - que je suis tellement nerveuse ; insatisfaite ; mes migraines ou nausées ne seraient-elles pas d'origine "nerveuse", par hasard ? Et, la question flotte menaçante et je ne sais y répondre, car l'indigeste mayonnaise qui n'a pu passer était bien réelle. Même mon gros rhume leur a paru "psychosomatique" !... Seulement, eux, n'avait pas attendu le car sous la pluie glaciale...

Ces derniers temps cela va plus loin, comme si un complot s'organisait, se structurait, bref prenait forme autour de moi, comme pour me convaincre d'émigrer ailleurs, mené tambour battant par Odile Delfante.  D'ailleurs, hier, elle m'a proposé sans ambages, une psychothérapie !...

Odile Delfante représente à ses propres yeux, aux miens et à ceux de la société, le spécimen rarissime d'un être "Équilibré" et « bien dans sa peau".

Toute sa personne est une harmonie parfaite, le symbole vivant de ce que les classiques appelaient "le juste milieu". Mince sans être maigre, de taille moyenne, cheveux et yeux châtain sans nuance particulière, visage régulier ni laid, ni beau, maquillé avec une discrétion si totale qu'on le remarque à peine, bref sa caractéristique serait "signe particulier néant". Ce néant dont rêvent ceux qui ne l'ont pas : les obèses, les maigres, les frisés, les bruns, les roux, les petits, les trop grands, tout ceux à qui l'on peut appliquer un surnom si on ignore leur identité : "- voyez le grand blond là-bas", « dans le coin, la petite brune boulotte ». Jamais Madame Odile Delfante n'a été ainsi décrite en société, il est d'ailleurs impossible de le faire " Mme Delfante ?... Comment vous dire ?... Une jeune femme, enfin pas toute jeune, bien habillée, mais avec discrétion, elle est... bref je vous la présenterai... " C'est de cette manière que procèdent tous ceux qui veulent parler d'elle.

Dans notre métier, l'ingéniosité des élèves à trouver des surnoms aux professeurs est surprenante, mais aucun ne put lui en trouver un, du moins à ma connaissance, non par amitié ou pitié, mais parce que, rien dans son attitude, son physique, sa tenue vestimentaire ne porte un signe particulier qui puisse la distinguer des autres. Elle tire de cette absence d'originalité un sentiment d'orgueil et de supériorité que tous semblent considérer comme justifié si tant est qu'elle symbolise cet idéal de neutralité dont rêve toute société civilisée

Dès que je la vis, je ressentis un malaise. Elle était là pour marquer notre différence ; son assurance soulignait ma timidité. Elle savait parler haut, mais sans élever le ton plus qu'il n'était nécessaire, ses phrases lapidaires semblaient si opportunes dans leurs propos, qu'aucune velléité de discussion ne s'élevait, bref, elle parlait seule. Dans cette salle de professeurs baignée de soleil, elle régnait…. et, je la haïssais ! En même temps, un sourd désir de lui ressembler me faisait frémir. A ce moment-là, une petite bonne femme frétillante entra, lançant des invitations.

Elle paraissait si vulgaire dans ce contexte que personne ne répondit, certains haussèrent les épaules, d'autres regardaient ailleurs, par hasard, et Mme Delfante souligna son mépris en levant les yeux et en retroussant délicatement ses lèvres dans une grimace discrètement ironique. Interloqués par cette attitude, et intimidés, les nouveaux arrivés n'osèrent répondre à la mal- venue.

C'est ainsi que Mme Belfante devint le pôle d'attraction de ma vie. La fascination qu'elle exerçait sur moi, se transforma en une sorte de cancer qui me rongea lentement durant ces quatre années que je dus la fréquenter. Ce qu'elle représentait était la négation de tous mes efforts pour m’intégrer.   

Jusque-là, j'avais cru passer inaperçue, être conforme : elle détruisait la barrière fragile de l'espoir et de la foi, et mettait en évidence, comme la cruelle lumière du néon, mes différences et tous ces détails insignifiants tant intérieurs qu’extérieurs qui faisaient de moi « une étrangère. » Alors, une lutte sans merci commença pour moi en vue d'acquérir cette perfection banale, cette neutralité idéale et de bon ton, qui me permettrait d'être acceptée, appréciée et peut-être aimée...

Durant ces quatre années, dis-je, je ne lui vis d'autre coiffure que ces rouleaux extérieurs impeccablement arrangés en couronne autour de son visage, et, qui d'un bout à l'autre de l'année, de la semaine ou de la journée, ni ne tombaient, ni ne perdaient de leur volume et de leur symétrie artificielle. Fascinée, et en mal d'intégration, j'essayais à mon tour d'être aussi élégante : je pris conseil, et je subis avec humilité sa condescendance : je m'effaçais, pour n'être qu'un humble calque qui laisserait percevoir, au mieux, sa perfection inaltérable. Pitoyables résultats ! Pas plus que mes cheveux, rebelles, acceptèrent une coiffure sophistiquée ; ma silhouette ne supportait les tailleurs classiques, et mon teint se fanait auprès de ses tonalités sobres et ternes que le bon goût exige.

Je m'épanouissais en rose indien, pétillait en rouge, jaune ou vert cru, mais blêmissait en beige tel un navet terreux. Elle parlait de mon teint de gitane avec un rien de cynisme d'où émergeait un mépris écrasant qui m'isolait et m'anéantissait, je me sentais d'une autre race : noiraude et exotique, que l'on regarde avec curiosité et amusement mais que l'on n'intègre pas.

Mon malaise se traduisait par une exubérance exagérée, une originalité agressive, des transformations excessives, dont chacune était l'objet d'un commentaire ironique ou d'une plaisanterie sèche qui me glaçait et m'amoindrissait un peu plus. Bientôt, je passais pour l'originale, sous-entendu : la « demi-folle » de l'établissement. On se contentait de soupirer sur mes oublis, mes erreurs, qui, bien que n'excédant pas ceux de mes collègues, paraissaient, venant de moi, inacceptables et scandaleux.

Mais l'essentiel était que de ce sourd affrontement devait surgir un vainqueur, donc un vaincu écrasé et rejeté. Un événement futile qui nous avait mises en rapport avait été le point de départ de cette lutte. Au début de l'année scolaire, dans la première semaine, il me semble, la première heure ayant, sonné, j'avais cours salle 102, au second étage. J'arrivais devant la porte, mais Odile Delfante y était déjà, avec ses élèves en rang par deux. Pour atteindre cette porte, mes élèves durent doubler les siens et s'arrêtèrent à leur tour au même endroit. Nos deux rangs obstruaient le couloir à la hauteur de la salle 102, et d'autres classes arrivaient ; on s'interrogeait : il y avait un commencement de désordre, je remontai en tête des rangs et arrivai au niveau du mien, face à Odile Delfante : l'assurance que je lui vis me culpabilisa aussitôt. Je ne comprenais plus. J'avais dû mal lire mon emploi du temps... J'étais ridicule, je ne savais plus où aller : coincée avec mes trente élèves dans ce couloir, sans issue, bloquée à l'arrière par les nouveaux arrivants. C'était bien le pire des événements pour un prof débutant et qui cherche à ne pas se faire remarquer. Je bredouillais, confuse :

– Excusez-moi, j’ai cru lire salle 102 mais j’ai dû me tromper.

Certainement ! C'est moi qui suis en salle 102 !                                                                                                                 

Au prix d'une gymnastique inouïe des genoux et des mains, je réussis à
extraire mon emploi du temps de mon cartable coincé entre mes jambes, rouge et embarrassée, je le retournai d’une main, de façon à le lire : «  S 102 » ! Stupéfaite, je revins vers Mme Belfante qui fai­
sait entrer ses élèves, pendant que les miens et ceux des autres classes piaffaient comme des animaux en cage.

Excusez-moi, il doit y avoir une erreur du secrétariat regardez, demandais-je, timidement, regardez : S 102, n'est-ce-pas ?

Certainement, c'est une erreur ! Envoyez un surveillant se renseigner.

Et, elle referma la porte après le passage de son dernier élè­ve. Noyée parmi la foule des ados, je ne voyais pas de surveillant, je m’affolais tandis que fusaient les ricanements. Empêtrée par mes affaires, mes élèves, mon ignorance des bâtiments, j'étais désemparée ; lorsque surgit Monsieur Tati, surveillant général. C'était un petit homme sec et autoritaire, dont le comportement faisait naître en chacun un sentiment de culpabilité. Je m'avançais vers lui, com­me vers un dieu sévère et cruel, je bafouillais à nouveau mon his­toire, agitant ma feuille justificative. Il la saisit, et je me sentis devenir glacée, il sortit lentement un registre y jeta un bref coup d'œil.

Il n’y a pas d'erreur, vous êtes bien dans cette salle ! 

II ouvrit la porte :

Mme Delfante ? Salle 140, s'il vous plait !

– Comment ? s'écria-t-elle avec hauteur, je dois être ici !

Veuillez vérifier, s'il vous plait. Salle 140 ! Les quatrièmes B, descendez ! Les élèves se levèrent et sortirent, entrainant leur professeur trop suffoquée pour répliquer. Je l'étais au­tant ; et ma classe s'installa salle 102, triomphante !!! J'eus beau minimiser l'incident, mes élèves en firent une victoire personnelle !

Depuis, je devins la victime de Mme Belfante. Elle se plaisait à souligner mon état lunaire, mon caractère cyclothymique, elle interprétait le moindre de mes mots ou de mes silences.

Les conseils de classe où nous nous retrouvions devinrent des aires de combats, et les collègues semblaient reculer au fond de la salle pour mieux nous observer. Les sarcasmes pleuvaient, tout était critiqué : paroles, attitudes, travail.

Même en salle des profs, des réflexions amères, à tous propos, à tout moment, me mitraillaient sans répit.

Je sentais peu à peu les autres s'écarter de moi, son attitude orientait leur comportement : sa logique était irrésistible, son bon sens ne pouvait être nié. J'étais donc si "différente" ? Longtemps, je m'étais crue adaptée à cette société et à ce métier, maintenant je me remettais en question, je songeais à partir. Je n'arrivais pas à être en harmonie, j'étais la note discordante, j'en étais consciente et je sombrais... je tombais malade.

Lors de ma reprise de travail, je ne la vis pas : un lâche soulagement me détendit, j'appréhendais son accueil : froid, méprisant, ironique ; il dicterait l'attitude des autres. Je fis donc un retour discret et agréable. Le lendemain je ne la vis pas non plus, et j'en fus encore soulagée ; je me détendais, l'atmosphère semblait étrangement limpide et légère. Les jours suivants, je ne pus que constater son absence : un stage ?  Une maladie ?  Timidement, je me renseignai, on me répondit par quelques phrases vagues. On me présenta un nouveau visage, c'était sa remplaçante.

Je décidais d'en savoir plus. Elle était "fatiguée", me répondait avec embarras le surveillant général, elle n’était pas chez elle, mais dans une maison de repos : "Les Pins".

Le temps passait. Mes collègues n'avaient pas de nouvelles et leurs attitudes pudiques, leurs réponses évasives me gênaient, qu'avait-elle donc ?

"Les Pins" étaient un joli manoir du XIXe entouré d'un vaste parc, clos d'un mur immense… Je sonnais, une petite porte latérale s'ouvrit et je pénétrai dans une sorte de loge ripolinée.

– Mme Delfante Odile ? Oui, suivez-moi ! », me dit une infirmière immaculée comme les murs de la pièce.

 Nous traversâmes une cour pavée, déserte. Un gracieux perron nous amena dans un couloir blanc et net, meublé de sièges beiges, et, dans des caisses d'un ton plus foncé s'épanouissaient des palmiers aux feuilles vernissées. Je pensais qu'elle devait aimer la sobriété et le bon goût de cet endroit, sa netteté fonctionnelle, sa propreté, son ordre. Tout cela correspondait à ce besoin d'harmonie que lui conférait cet équilibre que j'enviais. L’infirmière m'ouvrit une porte, je m'avançais... Mme Delfante accroupie sur la moquette, vêtue d'un sarrau blanc, les cheveux tirés en arrière, penchait la tête d'une étrange manière. Elle m'aperçut, mais ne me vit pas : l'air absorbé,  elle accomplissait avec application une tâche importante ; Mme Belfante, avec la moue appliquée d’une élève sérieuse, triait des cubes de couleurs et les regroupaient dans des caisses de plastique aux couleurs correspondantes, des grognements satisfaits ponctuaient chaque étape de cette mise en ordre.

Alors quelque chose se dénoua à l'intérieur de mon corps, je respirais amplement, je me sentais légère - oui - par bonheur : j’étais "différente" !

 

©Éliette Vialle

 



Éliette Vialle,

Novembre-décembre 2020

 

 

 

Créé le 1 mars 2002

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